Chrétiens et moines dans le sud-est de la Turquie
Considérations sur un récent voyage dans le Tur Abdin
F. Sabino Chialà, monastère de Bose (Italie)
Le Tur Abdin, la « montagne des adorateurs », haut-plateau dans le sud-est de la Turquie et cœur historique du christianisme syriaque (1), est comme enclavé entre les deux villes qui furent les centres d'irradiation de cette ancienne tradition chrétienne. Non loin, vers l'ouest, Edesse (actuellement Sanliurfa), centre qui transmit son élan à ce christianisme, lequel en assuma la langue (une variété d'araméen connue sous le nom de « syriaque »), donnant vie à une expression nouvelle et très féconde de christianisme « sémitique » ; une ville qui accueillit la fameuse école théologique d'Ephrem, foyer de culture et de pensée religieuse durant des siècles. Très proche, au sud, Nisibe (aujourd'hui Nusaybin), premier siège de l'école théologique d'Ephrem, devenue par la suite l'académie par excellence de cette portion de chrétiens qui devinrent l'Eglise syro-orientale, l'Eglise des Perses.
Juste derrière les deux grandes villes fécondes de la plaine, un arrière-pays montagneux et dissimulé, constellé de petites cités, de villages et de nombreuses implantations monastiques. Ce sont ces dernières qui lui ont donné son nom. Aujourd'hui encore, en effet, le Tur Abdin (et le Mont Izla ou Izlo, qui en constitue la partie la plus méridionale) est lié au souvenir des innombrables ascètes, syro-orientaux et syro-occidentaux, qui l'ont peuplé, qui y ont prié et lutté. Une sorte de « Mont Athos » des syriaques, comme on tend à le dire ; et la comparison est loin d'être impropre, étant donné le nombre très élevé de monastères dont on a connaissance.
Mais que reste-t-il de tout cela ? De nombreux vestiges restent, surtout des églises, des grottes habitées par des solitaires et des communautés. Restent les reflets de l'expérience spirituelle vécue par ces solitaires, dans de nombreux joyaux de la littérature syriaque qui, échappant à la destruction et à l'abandon, sont parvenus jusqu'à nous (Afraat, Ephrem, Jacques de Saroug, Filoxène, Isaac de Ninive, Jean de Dalyata et tant d'autres). Enfin restent visibles et vivants les témoignages de ce qui fut, à travers les villages non rares encore habités par des chrétiens et à travers certains monastères qui, pami mille difficultés, persévèrent depuis des temps immémoriaux dans leur recherche de Dieu ou qui ont redonné vie depuis peu à des lieux abandonnés. Ce qui reste est donc abondant, varié et précieux.
Tout ceci, et peut-être davantage encore, est ce qui m'a attiré à plusieurs reprises dans ces terres, pour tenter une lecture « intégrale » de cette tradition ; une lecture complétée par ce qu'il est possible de voir, de sentir ; par ce qui reste vivant, aussi pauvre que cela puisse apparaître : il y a une dizaine d'années avec un groupe de jeunes religieux, puis il y a cinq ans avec divers amis, eux aussi désireux d'écouter et de voir ce christianisme différent... Enfin, presque sous la forme d'un pèlerinage, seul, durant deux semaines, au cours du mois de juin dernier. L'idée était celle de revoir avec un œil plus lent et méditatif ces mêmes lieux, et surtout de partager, bien que pour peu de jours, la vie des quatre monastères encore actifs. Il en est ressorti une expérience de communion dont le récit est difficile, mais toutefois impossible à passer sous silence. Une expérience dont je sens qu'elle m'impose, sans que je puisse m'y soustraire, un acte de témoignage, que voudraient représenter ces quelques lignes.
1. Villes et villages
Que reste-t-il donc ? Avant tout les communautés chrétiennes qui, dans les villes et les villages, continuent à exister sur une terre qu'elles ressentent comme profondément liée à leur histoire, quoique parfois si différente de celle des souvenirs. A Diyarbakir, l'ancienne ville d'Amida, longée par les eaux du Tigre et enserrée dans ses lourds remparts de basalte, qui est aujourd'hui encore une importante agglomération un peu au nord du haut-plateau du Tur Abdin. Célèbre surtout pour sa grande mosquée (Ulu Camii), parmi les décorations architecturales de laquelle on distingue clairement des colonnes et des encadrements d'édifices plus anciens, surtout d'origine byzantine, la ville est encore habitée par une communauté chrétienne peu nombreuse mais vivante : quelques familles de syro-orthodoxes et des arméniens. Ils se retrouvent dans l'église de la Yaldot Aloho (Mère de Dieu), dont la construction remonte au 7e siècle et qui a été récemment restaurée, animée par le prêtre Petros et sa famille. Il y a aussi l'église chaldéenne de Mar Petyon, remise à neuf il y a peu, et une église arménienne abandonnée et croulante, mais qui manifeste encore son ancienne richesse ; on m'y parle aussi d'un groupe de nouveau chrétiens : quelques convertis courageux, emmenés par un musulman fervent qui, après la rencontre avec l'Evangile, a demandé le baptême.
A Mardin, une espèce de citadelle accrochée aux dernières montagnes qui donnent sur la Mésopotamie : immense balcon sur la plaine fertile ; sorte de ville à la verticale ; mosaïque de maisons richement décorées et sillonnées de ruelles et d'escaliers qui se faufilent parmi les rochers. Jusqu'au début du siècle dernier la ville était majoritairement chrétienne ; aujourd'hui seules environ quatre-vingts familles chrétiennes y résident, presque toutes syro-orthodoxes, avec leur prêtre (l'entreprenant P. Gabriel et sa famille nombreuse et animée, composée de sa femme et de treize enfants), qui célèbre dans l'église des Quarante Martyrs (Kiklar Kilisesi), du 6e siècle. Des autres communautés (syro-catholique, arménienne, chaldéenne), seules quelques familles sont restées ainsi que les églises respectives, désormais inutilisées pour le culte mais jalousement gardées. Il s'agit de communautés chrétiennes qui portent encore le signe des violences et des départs pour un ailleurs chargé d'espérance ; mais également de communautés marquées par les divisions intestines (la grande église syro-catholique et son ex-patriarcat, aujourd'hui musée, sont là pour rappeler également le scandale de nos divisions).
A Midyat, autre cité au cœur du Tur Abdin, elle aussi presque entièrement habitée jadis par des chrétiens ; son profil est marqué par les clochers des sept églises, dont une seule désormais sert normalement pour le culte. Une colonne placée à l'entrée de la vieille ville déclare fièrement qu'en ce lieu vivent en harmonie les musulmans, les chrétiens et les yézidis.
Puis il y a encore de nombreux villages, entièrement chrétiens ou dans lesquels ceux-ci vivent pacifiquement avec leurs voisins turcs et kurdes. Je pense à Bsorino, un village chrétien comptant environ 250 habitants et 23 églises (!) ; je pense à Midun et à Arkah, eux aussi entièrement chrétiens et de dimensions semblables à Bsorino ; je pense au bourg animé de Bekusyone et à ses enfants rieurs et fiers d'apprendre la langue de leurs ancêtres. Mais je pense aussi à la ville de Idil, l'ancienne et florissante Bet Zabday, à l'extrême est du Tur Abdin, où il ne reste qu'une église et quelques chrétiens de garde. Et je pense à Nusaybin, l'ancienne Nisibe, au sud, avec son église qui conserve la tombe de l'évêque Mar Yaqub (4e siècle), maître d'Ephrem, où de récentes fouilles ont mis à jour des parties – pense-t-on – de l'ancienne académie de théologie ; il n'y reste qu'une unique famille, provenant de Midyat, placée comme sentinelle sur ce lieu désormais dépourvu de chrétiens locaux mais qu'on ne voudrait pas perdre.
Je pense aussi à ce qu'on peut considérer comme les signes d'un espoir contre tout espoir : deux maisons récemment construites dans le village abandonné de Derkube, avec son ancienne chapelle en restauration, et ceux qui ont décidé de vivre précisément là, à la limite de l'impossible ; ou au village de Kafro, entièrement reconstruit par un groupe de familles qui, après des années d'émigration en Allemagne, ont choisi de retourner et de tenter à nouveau de vivre dans leur village d'origine, en cherchant à faire tenir ensemble un passé et un présent qui peinent à se reconnaître…
Enfin, je pense aussi à ces villages qui manquent de tels signes d'espoir, mais conservent encore une église ou un monastère, restaurés et jalousement gardés ; parfois confiés à ceux qui vivent désormais là-bas à la place des chrétiens, comme dans le cas de Kfarbe, où le « gardien » de la très belle et ancienne église (6e siècle !), qui caractérise encore l'image du bourg, est une famille de kurdes dont les membres guident le visiteur dans un édifice qu'ils considèrent aussi comme le « leur ».
Qui sont ces chrétiens ? Je me le suis demandé durant mes pérégrinations, en cherchant une réponse dans leurs regards et dans leurs paroles. Avant tout, ils se considèrent de plein droit les enfants de cette terre ; cette terre est celle de leurs pères et ils sentent la responsabilité de préserver la mémoire de ce qui a été et surtout de ce qui est encore : certaines d'entre eux sont passionnés d'histoire et d'archéologie, mais tous sont désireux avant tout de vie ; ils veulent vivre un présent qui ait un sens ! Il en découle pour eux le vœu de sauver tout ce qui est possible. Notamment grâce à l'aide de compatriotes en diaspora ou d'associations occidentales, ils multiplient les projets de restauration d'églises et de tout vestige de leur passé, sans trop se demander quelle pourra être l'issue de tous ces efforts, ce qu'il en sera.
Hormis les édifices, il y a les personnes… Leurs enfants, à qui ils sentent le devoir de transmettre la langue et le patrimoine littéraire de leurs pères. Comme il n'y a, dans l'école publique, aucun enseignement de la langue et de la culture syriaques et comme les écoles privées confessionnelles sont interdites, les jeunes gens sont envoyés dans les quatre monastères encore habités ; le matin, ils fréquentent les écoles d'Etat des villes voisines et complètent leur formation l'après-midi par des cours de langue syriaque sous la houlette des maîtres (malfone) des monastères, en s'adaptant au rythme de prière et de travail de la communauté. Ils apprennent à se connaître, ils approfondissent leurs différences, se préparent à résister… Ils sont de cette terre mais sentent tout le poids de leur différence ; non seulement ils la ressentent, mais ils la cultivent… Admiration et émotion sont les sentiments qui m'ont souvent saisi en les voyant et en pensant à leur vie, présente et future.
Qui sont donc ces chrétiens ? Ce sont aussi et surtout des hommes et des femmes normaux qui tentent de vivre leur foi, comme cela leur est donné, sans héroïsme. Personne ne peut prévoir l'avenir, mais sur chacun pèse la responsabilité du présent ! Cela m'a semblé le sentiment qui anime chacun d'entre eux. J'ai vu également des yeux chargés de tristesse et d'angoisse à cause des nuages qui obscurcissent l'horizon (surtout les yeux de ceux qui ont des responsabilités dans ce peuple), mais je n'ai pas vu fléchir la responsabilité de l'espérance. Ici, plus que jamais, il m'a semblé observer ce que signifie le fait de porter le « poids de l'espérance ».
2. Monastères
La « montagne des adorateurs » est connue surtout pour ses monastères. On continue d'affirmer, malgré le désaccord exprimé par certaines, qu'avant l'arrivée de Tamerlan et de ses hordes dévastatrices (14e siècle) guère moins d'une centaine de monastères étaient en activité, totalisant des milliers de moines. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui encore des traces de nombreux centres monastiques sont visibles. Certains sont réduits à quelques ruines ; d'autres sont bien conservés mais sans vie ; quelques uns sont animés par des communautés un peu particulières (je pense au splendide monastère de la Croix, Deir da-Slibo, où quelques familles et une moniale ont choisi d'habiter cette structure encore parfaitement monastique pour lui donner vie, comme elles peuvent, dans une sorte de vie commune entre laïcs et religieux dictée par la nécessité) ; certaines enfin sont encore animés par des communautés alertes bien que restreintes. Ce sont ces monastères-là que j'ai cherché avant tout à connaître, en partageant leur quotidien pour quelques jours. Il s'agit de quatre monastères où quelques moines, quelques moniales et plusieurs étudiants avec leurs enseignants témoignent de leur foi.
En commençant par l'est, le premier monastère encore habité est Deir Zafaran (monastère du Safran). L'évêque de la ville de Mardin, Mor Filoxinos Saliba Özmen, y réside avec un autre moine, une dizaine d'étudiants, le maître (malfono Yakub) et quelques laïcs qui collaborent à la gestion. Il s'agit d'un ancien monastère, rendu célèbre notamment pour avoir hébergé durant plusieurs siècles le patriarche de l'Eglise syro-orthodoxe ; il se caractérise par le jaune intense de la pierre dont il est bâti (d'où son nom). Il est entouré d'un amphithéâtre naturel, parsemé sur les hauteurs d'autres monastères et de grottes habitées jadis par des ascètes. Celui de la Mère de Dieu (Yaldot Aloho) où le rocher fait sourdre de précieuses gouttes d'une eau que les moines avisés recueillaient dans des bassins de pierre, qui sont encore là à continuer leur œuvre (me vient à l'esprit la grotte de saint Elie le Spiléote en Calabre) ; désormais tout est laissé à l'abandon, pourtant il y a moins d'un siècle l'évêque de Mardin, Mor Filoxinos Yuhanna Dolabani, y a passé plusieurs années. Et puis il y a celui, encore plus spectaculaire, de Mor Yaqub, dont les cellules plongent comme des balcons sur un panorama unique au monde. Encore plus loin, celui de Mor Azazoyel. Deir Zafaran est, entre tous, le monastère où l'on ressent le plus fortement le fait que manque une communauté monastique plus nombreuse ; mais tout autour des murs, des travaux de restauration sont entrepris, le terrain est entretenu, des oliviers et des arbres fruitiers sont plantés… et l'on attend que cette voie soit accompagnée par une autre que mèneraient des hommes et des femmes.
Mor Gabriel, au centre du Tur Abdin, à une vingtaine de kilomètres à l'est de Midyat, est l'autre grand monastère de la région, lui aussi résidence d'un évêque, Mor Samuel Aktas, avec qui vivent quatre moines, une quinzaine de moniales et une trentaine d'étudiants avec leurs enseignants (les deux Isa, Gülten et Dogdu, et d'autres). Ici aussi on reste émerveillé par le soin extrême avec lequel les édifices et les jardins des alentours sont entretenus.
Le monastère vit un moment de grave difficulté et de tension avec certains des village qui l'entourent, lesquels contestent la propriété et l'activité des moines ; l'archevêque en est visiblement éprouvé, mesurant une fois encore toute la fragilité de leur présence dans un lieu qu'ils occupent pourtant sans interruption depuis le 4e siècle et qui semble maintenant en péril. L'importance du lieu n'est pas seulement historique, bien qu'on ne puisse pas oublier que l'église principale – où la communauté se retrouve aujourd'hui encore pour la prière – remonte au 6e siècle. Mor Gabriel est aussi le signe d'une présence et joue en un certain sens une fonction de protection, plus symbolique que réelle, à l'égard des chrétiens de la région. Pour cette raison aussi, l'archevêque Mor Samuel cherche partout des appuis à sa cause, surtout à l'étranger, ne trouvant souvent pas la compréhension et le soutien espérés.
Non loin de Midyat, vers le nord, un troisième monastère encore habité est Mor Yaqub de Salah. Il s'élève à côté d'un temple païen dont les moines portent actuellement à la lumière d'importants vestiges, et conserve encore une église intacte du 5e siècle, autour de laquelle a été reconstruit un vaste monastère qui accueille deux moines (P. Daniel et P. Saliba), quatre moniales très vives et une dizaine de jeunes gens (avec, ici aussi, leur maître).
Les monastères mixtes (composés de moines et de moniales), surtout en Orient, ne sont pas une donnée traditionnelle. Toutefois, cette forme est désormais considérée là comme naturelle. L'origine doit probablement en être trouvée dans l'impossibilité pour des moniales de vivre seules dans un contexte souvent menacé par des incursions. Il en résulte une expérience très intéressante de coopération entre les deux communautés qui vivent l'une à côté de l'autre, tout en restant toutefois indépendantes, avec leur propre spécificité.
Pour vivre, les moines se consacrent surtout à l'agriculture. Autour du monastère s'est développé un jardin (d'une rigueur et d'un ordre cartésiens !), où sont employés également quelques habitants kurdes du village voisin. C'est un des lieux où j'ai pu toucher du doigt cette proximité monastique, cette fraternité entre moines qui franchit avec un naturel extrême toute frontière linguistique, culturelle et même théologique ; il s'agissait comme d'un sentiment commun, qui paraissait le fruit d'une connaissance et d'une fréquentation déjà anciennes, alors qu'il découlait simplement d'une recherche commune.
En voyageant parmi les « syriaques », me revenait avec persistance une question : Que reste-t-il en eux d'héritage conscient de leur si riche tradition patristique ? Ces Pères et cette spiritualité que nous redécouvrons en Occident, quelle place ont-ils chez eux ? Peut-être leur présence n'est pas toujours évidente, mais il en reste des fragments incontournables, au plan de l'existence concrète et visible, caractérisée par une certaine ouverture œcuménique, unique au monde (dont j'ai eu diverses preuves, en particulier celle d'être accueilli tout simplement comme un « moine ») ou une certaine vision du monachisme qui m'a rappelé l'ancienne tradition syriaque. Je pense à une synthèse de l'essence de la vie monastique qu'un des deux moines m'a offerte, alors que nous nous promenions dans les jardins : « La vie monastique, disait-il, repose sur trois piliers : la prière, la lecture et le travail ». Dans cette mention de la « lecture » distincte de la prière, mais reliée à elle, j'ai senti l'écho certain et caractéristique des anciens moines syriaques.
Le quatrième monastère encore habité est Mor Malke, au cœur du mont Izal (ou Izlo), dans la partie la plus méridionale de Tur Abdin, non loin de ce qu'on considère traditionnellement comme le monastère le plus ancien de la région, Mor Awgin. Ici aussi, une petite flamme, mais qui irradie une lumière intense et inoubliable ! Le monastère, dont la fondation remonte au 4e siècle, est habité par deux moines (P. Isho' et P. Aziz), une moniale et quelques étudiants. Ici aussi, l'ordre et le soin sont au-delà de ce qu'on peut imaginer. Tout autour du monastère se dressent des arbres fruitiers de toute espèce et des vignes, qui empiètent sur le terrain des bois environnants, lesquels s'étendent à perte de vue. Je suis accueilli comme un familier : ici aussi, un moine et rien d'autre. Toute le reste n'a pas d'importance. Et il s'agit d'une relation si naturelle que ce n'est pas l'improvisation du moment justifiée par l'accueil dû à un visiteur occidental ; ce lien semble avoir mûri et être porté par une pensée claire et lucide sur nos histoires de chrétiens divisés, mais encore frères, malgré tout. Il s'agit du monastère peut-être le plus menacé par l'instabilité politique qui se fait parfois sentir dans cette région, et les moines ne cachent pas une certaine appréhension, tout en regardant vers l'avant et en continuant à planter des arbres dans leur verger… tant qu'il leur sera possible de le faire. Puis on verra : c'est la responsabilité du présent dont il était question plus haut. Ici aussi, au cours des deux jours de mon séjour, je respire quelque chose de « mes » Pères syriaques ; une phrase sortie de la bouche du P. Ischo' qui, après une splendide divine liturgie dominicale (laquelle a commencé à 4 h 30 et se trouvait toujours plus inondée par la lumière du soleil qui passait à travers la petite fenêtre ouverte vers l'est), en m'invitant à table, me disait : « Maintenant, après la prière de l'âme, celle du corps : la nourriture ; cette prière aussi est importante. Dieu en effet a voulu l'âme et le corps comme deux frères ; c'est le Mal qui en a fait deux ennemis ».
Enfin un signe d'espérance (contre toute espérance), également parmi les moines… alors que j'étais à Mor Gabriel, l'archevêque m'annonce un projet dont la réalisation est désormais imminente : une tentative pour redonner vie à l'ancien monastère de Mor Awgin, désaffecté depuis presque un siècle. Un jeune moine, P. Yoyakim, s'est déclaré disponible pour cette entreprise (en moi-même, je me suis dit qu'il s'agissait d'une folie que de vouloir vivre là tout seul, et pourtant…). Un signe d'espoir qui, plus que tout, aurait besoin d'être soutenu et accompagné, de la manière et avec les forces propres à chacun… Pour cela aussi je sens la nécessité intérieure du témoignage.
3. En conclusion : entre rêve et réalité
Au cours d'une de ces soirées typiquement orientales, où l'on se retrouve pour parler de choses et d'autres, en attendant qu'une parole sage à partager vienne à l'esprit de quelqu'un, un des enseignants de Mor Gabriel se tourne vers moi à l'improviste et me dit : « Pourquoi vous, les moines et les moniales d'Occident, ne nous donnez-vous pas un coup de main pour conserver cet immense patrimoine ? » On avait justement parlé, une fois de plus, de rêves et de projets, en parvenant toujours à la même conclusion : « Nous sommes trop peu pour tout cela ! ». Ma première réaction a été un de ces sourires qui sont à la fois un signe de politesse et une invitation à changer de sujet de conversation… un désengagement courtois. Mais j'ai ensuite décidé de lancer simplement ma contre-attaque : « Vous voulez dire que vous voudriez céder à l'Eglise catholique certains de vos monastères ? Ne croyez-vous pas que nous avons déjà fait suffisamment d'erreurs par le passé, dans cette même région, en cherchant à parcourir des voies analogues ? » Je ne pouvais pas être plus net et plus clair ; mais alors que je terminais ma phrase, j'ai vu dans la lumière de ses yeux la perception – ou le rêve ? – d'une autre possibilité d'Eglise, d'une troisième voie. Une lumière que mon interlocuteur a cherché à traduire en mots : « Non ! Il ne sagit plus de céder ou d'acquérir des monastères et des territoires, mais de vivre ensemble l'unique vocation monastique qui relie de manière unique et indissoluble ». Mais oui… vivre ensemble, en restant chacun ce qu'il est.
Je reconnais que maintenant encore, après une longue méditation de ces paroles, je ne parviens pas à en comprendre jusqu'au fond la direction, je ne réussis pas à en voir la concrétisation possible, mais je pense qu'elles avaient quelque chose de vrai, qui va au-delà du rêve utopique. Je sens que ces mots contenaient un appel, articulé comme peut en être capable l'instant d'une intuition.
Cela, et d'autres choses encore, m'ont convaincu que les moines et les moniales d'Occident pouvaient peut-être faire quelque chose pour leurs frères et sœurs, enfants de cet Orient où ils ont puisé leur inspiration monastique. A plusieurs reprises, j'ai saisi de la part de ces moines le désir discret mais fort de se sentir accompagnés, non plus oubliés. Ils auraient sans doute besoin de bien des choses, notamment d'aide matérielle (je pense au moine qui va vivre à Mor Awgin, un monastère entièrement à restaurer, pour lequel on pourrait donner une aide concrète), mais ce dont il m'a paru qu'ils ressentaient le plus le besoin est qu'on se souvienne d'eux, qu'on les visite, de sorte qu'ils se sachent faire partie d'un monde plus vaste que cette oasis de beauté et de tragédie dans laquelle ils vivent.
Le rêve-espérance, qui m'a poussé à écrire ce témoignage, devient donc plus clair : c'est la proposition que je fais, à travers ces lignes, en particulier aux moines et aux moniales – mais pas à eux seulement — de répondre à cet appel. Les possibilités sont nombreuses : la visite fraternelle d'un groupe, des aides matérielles, le séjour de quelqu'un pour plusieurs jours, pour partager leur existence… Mais peut-être ne m'appartient-il pas de proposer. Pour l'heure, je voudrais seulement raconter et laisser place à la créativité de qui se serait senti touché. L'appel de notre ami de Mor Gabriel ne m'était en effet pas adressé à titre personnel, mais aux « moines et moniales d'Occident » ; et c'est à eux que je le renvoie. Personnellement, je me charge de recevoir les éventuelles propositions et de les faire circuler en vue d'une élaboration commune. Une certitude m'est claire : il ne s'agit ici pas seulement de secourir ceux qui ont besoin d'aide, il s'agit bien plus de conclure une alliance.
(1) Une présentation illustrée du Tur Abdin se trouve dans l'ouvrage en trois langues (allemand, anglais et turc) de H. Hollerwegger, Lebendiges Kulturerbe. Turabdin. Wo dies Sprache Jesu gesprochen wird, Linz 1999 ; voir aussi S. de Courtois, Les derniers Araméens. Le peuple oublié de Jésus, Tours 2004.