LE ROLE DES ANCIENS DANS LE MONACHISME EGYPTIEN
F. Guido Dotti, moine de Bose
 
 
 

Dans toute communauté monastique, la présence des anciens a toujours constitué une chance et un défi. Une chance parce qu’elle donne l’opportunité aux moines de se confronter avec le vécu de la foi et un défi car elle oblige à créer des liens fraternels entre générations différentes. Aujourd’hui, surtout en Europe, les communautés monastiques connaissent un vieillissement progressif et, parfois, les rares jeunes se retrouvent confrontés soit à une charge de travail et de responsabilité disproportionnée soit confinés dans un rôle d’infirmiers. Et cela dans un contexte social et culturel qui ne reconnaît plus à la vieillesse sa traditionnelle aura de sagesse.
 
Mais, dès le début du monachisme, il a été clair que la question de l’ « ancienneté » ne concerne pas tellement l’âge respectif des moines mais bien plutôt le chemin parcouru dans la marche à la suite du Christ. Et toutes les règles monastiques comportent des indications très précises sur « l’ordre dans la communauté » (1), à savoir les rapports entre « anciens » et « jeunes » dans la vie monastique. L’ancien est quelqu’un qui a déjà expérimenté l’aspérité du chemin et la miséricorde du Seigneur, l’infidélité du disciple et la fidélité de Dieu : il est celui qui a appris que la vie monastique, tout comme la vie chrétienne, est faite de chutes et de redémarrages, comme le disait un Abba : « On demanda à un ancien moine : Abba, qu’est ce que vous faites ici dans le désert ? Et l’Abba de répondre : Nous tombons et nous nous relevons, nous tombons et nous nous relevons, nous tombons encore et nous nous relevons encore ! » (2).
 
D’ailleurs, si nous lisons les récits des vies des premiers anachorètes, nous nous apercevons qu’aucun d’eux – pas même celui qui est considéré comme l’initiateur du monachisme chrétien, Antoine le Grand – n’a commencé la vie ascétique tout seul, mais qu’il l’a reçue à l’école d’un ancien qui l’avait précédé. A cette donnée anthropologique et spirituelle fondamentale, nous devons ajouter la conscience que dans une culture traditionnellement orale, comme celle du Proche-Orient à l’époque des anachorètes, le rôle de l’ancien dans la société et dans la famille était – et en beaucoup de cultures il l’est encore aujourd’hui – celui du sage qui, enrichi par l’expérience de la vie, pouvait dispenser des conseils et aider à « lire » les événements avec plus de discernement et de lucidité.
Ainsi l’enseignement qui passe de l’ancien au plus jeune naît à l’intérieur d’un rapport personnel très exigeant pour les deux parties : la responsabilité première de l’ancien est bien celle d’apprendre au disciple comment vivre la vie monastique en faisant face aux problèmes et aux tentations auxquels tout moine est exposé. Par contre, l’ouverture du cœur, la patience et l’obéissance sont demandées au disciple.
 
Mais quel était, au juste, le rapport entre l’ancien et le jeune, l’« Abba » et son disciple ? La raison fondamentale qui amenait un jeune moine à vivre avec un ancien expérimenté était évidemment celle d’apprendre les éléments concrets de la vie monastique : le jeûne, la garde de la cellule, l’équilibre entre prière et travail manuel ; la relation personnelle devient ainsi le chemin pratique qui, à travers l’obéissance, amène à la qualité monastique d’une vie évangélique. « Un frère interrogea Abba Poemen, disant : "Des frères habitent avec moi ; veux-tu que je leur commande ?" Le vieillard lui dit : "Non, mais fais d’abord le travail et, s’ils veulent vivre, ils veilleront sur eux-mêmes". Le frère lui dit : "Mais ce sont eux-mêmes, père, qui désirent que je leur commande". Le vieillard lui dit : "Non, mais deviens leur modèle, non pas leur législateur" » (3). L’ancien, le moine expérimenté, désormais capable de discerner les esprits, représente une règle vivante. Il demeure à côté du disciple et par sa présence, bien plus que par sa parole, le conduit progressivement à la maturité spirituelle, de façon que, devenu à son tour un moine expérimenté, il pourra lui-même venir en aide à d’autres, plus jeunes.
 
C’est un moyen de maturation offert à tous, même à ceux qui savent qu’ils n’ont pas en eux-mêmes les forces nécessaires : « "Que faire à mon âme, demanda un frère à Abba Paesios, car elle est insensible et ne craint pas Dieu ?" Et Paesios de répondre : "Va, associe-toi à un homme qui craint Dieu, et en vivant auprès de lui, il t’apprendra à craindre Dieu toi aussi" » (4). Enseignement que nous retrouvons aussi dans le contexte cénobitique : « Si tu n’es pas en mesure de te suffire à toi-même, attache-toi à quelqu’un qui travaille selon l’Evangile du Christ et tu avanceras avec lui. Ecoute ou soumets-toi à celui qui écoute, sois fort et tu seras appelé Elie, ou bien obéis à celui qui est fort et tu seras appelé Elisée » (5).
 
Dans la soumission à l’ancien, la vie monastique du nouveau venu prend une forme et des couleurs propres, tout en suivant le sillon creusé par ceux qui l’ont précédé. Cela permet au jeune aussi d’éviter les excès typiques de son âge, de se libérer de l’ennemi le plus dangereux – la volonté propre – et d’être ainsi ramené à la réalité de la lutte quotidienne : « Les anciens disaient : Si tu vois un jeune homme qui s’élève vers le ciel par sa propre volonté, saisis-le par le pied et fais-le redescendre, car c’est ce qui lui est utile » (6). C’est aussi le témoignage de celui qu’on peut appeler l’ancien par excellence, Antoine : « Je connais des moines qui, après avoir supporté beaucoup de peines, sont tombés et sont allés jusqu’à l’orgueil de l’esprit, parce qu’ils avaient mis leur espérance dans leurs œuvres et avaient négligé le précepte de celui qui dit : Interroge ton père et il t’enseignera » (7).
« Tomber après beaucoup de peines » indique la stérilité d’une vie monastique vécue sans la conscience de ses propres limites et l’aide d’un ancien. Mais, comme on a vu, cet accompagnement n’est pas destiné à durer à l’infini et chaque disciple est appelé à parvenir à un degré de maturité spirituelle telle qu’il puisse mener sa vie sans le soutien régulier d’un frère et que, à son tour, il puisse aider un frère plus jeune. Tout «  Abba » , en effet, a été d’abord « novice » et il a parcouru ce chemin vers la maturité dont la vie à côté d’un ancien constitue le premier pas : un chemin que des moines désireux de vivre seuls ont parfois voulu parcourir avant d’être suffisamment équipés pour le faire sans dégâts. D’ailleurs la soumission de la volonté propre à celle de Dieu à travers l’obéissance à un frère est considérée par les Pères du désert comme une valeur en soi et pas seulement comme un instrument qui peut être abandonné une fois terminée la formation à la vie monastique.
 
C’est l’enseignement que j’ai appris de la vive voix d’un Père du désert de nos jours, à l’occasion de mon premier pèlerinage au monastère de Saint-Macaire en Égypte. Ayant constaté qu’il y avait plusieurs ermites qui vivaient dans les alentours du grand monastère cénobitique, j’ai demandé à F. Wadid selon quels critères le père du monastère accordait la bénédiction à un moine pour qu’il mène une vie érémitique. « C’est très simple – répondit-il – il suffit que le moine sache prier ! Et cela se voit quand sa prière est exaucée, car elle est acceptée par Dieu ». Mais cet exaucement ne se mesure pas selon des paramètres humains ou à la grandeur d’un « miracle » : la seule chose essentielle qu’un chrétien doit demander dans la prière, avec la certitude d’être exaucé, c’est l’Esprit saint, cet Esprit qui permet de discerner quelle est la volonté de Dieu sur soi-même et sur les autres, et de la distinguer des désirs personnels et de la volonté propre. « Toute la vie du chrétien – continua F. Wadid – est un effort continuel pour arriver à dire au Père avec Jésus "Non pas ma volonté, mais la tienne" ; et dans cette recherche, les frères aînés sont une aide précieuse. C’est pourquoi ce n’est que lorsqu’un moine reçoit le don de la "prière exaucée", c’est-à-dire l’Esprit de discernement, qu’il peut vivre en ermite, en se privant du soutien quotidien des frères, sans pour autant tomber en proie aux illusions. Et encore – conclut mon interlocuteur –, il sera prêt à quitter la solitude de son ermitage si des frères plus jeunes ont besoin de ses conseils spirituels ».
Voilà un exemple très concret de l’équilibre entre vie communautaire et vie de solitude, entre maturité spirituelle et accompagnement : jeunes et anciens s’enrichissent mutuellement dans l’ouverture du cœur, dont le but principal est d’apprendre à lutter contre la tentation de la volonté propre et à discerner la nature et la qualité des pensées qui habitent le cœur du moine. C’est une responsabilité partagée à l’intérieur des communautés cénobitiques, comme l’attestent bien les écrits de la tradition pachôminenne : « Il en est qui ne sont attentifs qu’à eux-mêmes pour vivre selon les préceptes de Dieu ; ils disent sans cesse : que puis-je avoir de commun avec les autres ? Moi, je cherche à servir Dieu et à faire sa volonté, ce que les autres font ne me regarde pas… Mais, après avoir rendu compte de notre propre vie, il nous faudra également rendre des comptes pour ceux qui nous ont été confiés. Et il faut entendre cela des chefs des maisons comme des supérieurs de monastères, et même de tous les frères qui font partie du peuple : parce que tous doivent porter les fardeaux les uns des autres, afin qu’ils accomplissent la loi du Christ… Nous avons un dépôt confié par Dieu, la vie de nos frères, et c’est en nous donnant de la peine pour eux que nous espérons les récompenses futures » (8).
 
D’ailleurs la soumission à un ancien est la clef de voûte des rapports fraternels tant dans la vie anachorétique que cénobitique. Les paroles de l’Abba – que ce soit le père spirituel d’un seul disciple ou le guide d’un monastère ou encore un ancien parmi ses frères avec lequel l’Abbé a cru bon de partager sa responsabilité de paternité (9) – jouissent d’une autorité particulière qui demande respect et obéissance de la part des disciples, mais aussi des visiteurs et de quiconque vient s’adresser à lui pour un conseil spirituel. En effet, l’influence des anciens rayonne bien au-delà des murs de leurs cellules, comme en témoigne l’insistance avec laquelle les disciples et les pèlerins demandent : « Abba, dis-moi une parole »
Et il vaut ici la peine de rappeler que si ce rayonnement est arrivé jusqu’à nos jours, cela est dû justement aux rapports quotidiens entre anciens et disciples. Si tous les anachorètes avaient passé leur vie entière enfermés dans leurs grottes, sans jamais se rencontrer et se conseiller réciproquement, nous n’aurions pas aujourd’hui cet immense patrimoine des apophtegmes. Nées dans une circonstance précise, grâce au rapport entre père et fils spirituel, et dans un climat de soumission de tous les deux à la volonté de Dieu, ces paroles ont été accueillies dans un premier cercle d’auditeurs et de témoins comme des « paroles-actions »  efficaces, comme des enseignements pleins de sens aussi pour des temps et des situations bien différents. Au cours de l’histoire du monachisme, cela a notamment offert, même à des communautés nouvelles qui n’avaient pas encore parmi leurs membres des « anciens en jours », la possibilité de bénéficier de la richesse spirituelle des « anciens ». Il peut nous paraître paradoxal que des ermites soient devenus des « maîtres » pour les cénobites et même pour des communautés qui ne menaient pas une vie monastique. Et pourtant, c’est précisément la rareté et le caractère essentiel des rapports fraternels vécus au désert entre anciens et plus jeunes qui peut fournir, et a effectivement fourni – et continue de fournir –, des indications très précieuses sur les éléments fondamentaux de la vie chrétienne comme vie de communion : ce sont des témoignages capables de diffuser l’amour de Dieu et l’amour des humains, source et sommet de la communion, jusqu’aux confins de la terre.
 
 
Notes :
 
(1) Cf. par exemple, RB 63.
(2) Apophtegme anonyme cité par T. Colliander, Il cammino dell’asceta, Brescia 1987, p. 55.
(3) Poemen 188.
(4) Cf. Poemen 65.
(5) Pachôme, Catéchèse à un moine rancunier.
(6) Nau 111.
(7) Antoine 37.
(8) Livre d’Horsièsios, 8 et 11.
(9) Cf. RB 21, 3.