LES ANCIENS EN QUESTION
Dom Denis Huerre, osb, Abbaye de la Pierre-qui-Vire, France
 
HuerreDom Denis Huerre est moine de l’abbaye de la Pierre-qui-Vire, en France, il a été Abbé de sa communauté de 1952 à 1978. Né en 1915, c’est donc un « ancien » qui parle d’expérience.
  
Celui qui parle dans cet article est un grand ancien dans tous les sens de cette expression. Par son âge d’abord, Dom Denis Huerre est âgé de plus de 90 ans. Par son expérience d’Abbé ensuite. Abbé de la Pierre-qui-Vire durant 26 ans, il a accompagné ses frères, et aussi de nombreuses communautés et ceci encore aujourd’hui. Il est bien connu du monde monastique qui lui doit beaucoup.
Parler des anciens n’est pas simple, le mot « ancien » ayant plusieurs sens. Quand nous parlons des anciens, est-ce de nos frères âges, de nos sœurs aînées, préfèrent dire les moniales ? Relisons alors le chapitre de la Règle de saint Benoît prescrivant d’adapter aux forces des vieillards et des enfants les prescriptions de la Règle. Fallait-il tout un chapitre pour dire une chose aussi naturelle ? Naturelle, saint Benoît en convient, mais il veut aller plus loin. Par ce chapitre, sortent de l’oubli, des exclus de la vie publique qu’étaient alors l’enfant et le vieillard. Mais surtout, et ce n’est pas la seule fois dans la Règle, est ici refusée une tendance rigoriste apparue à tels moments de l’histoire de l’Église quand, sous prétexte de renoncement au péché et par préférence mal équilibrée pour « les choses d’en haut », un certain mépris de l’humain a paru s’imposer. On se souvient des excès de Tertullien ou d’Hippolyte aux premiers siècles chrétiens ou, plus récemment, d’un obsédant désir de « réparation » s’exprimant dans une forme de vie très pénitente, de telle sorte que Rome a dû refuser, comme excessifs, plusieurs points de Constitutions projetées pour un nouveau monastère. Le chapitre de la Règle de saint Benoît sur les vieillards et les enfants témoigne de la nécessité d’une juste humanitas, pour reprendre le mot utilisé par les Romains fiers de leur manière de gouverner le monde, mot utilisé aussi par Philon d’Alexandrie dans sa défense des Juifs et de leurs façons de vivre, alors méprisés dans ce même monde romain.
 
Humanitas, donc Humanité, culture respectant l’homme, équilibre et mesure, discernement, ces expressions ou d’autres équivalentes résument l’éloge de cette Règle par le pape Grégoire-le-Grand. Mais, pour Grégoire comme pour Benoît, il n’est pas seulement question de l’heureux équilibre humain de la vie commune, ni de l’indispensable maturité de chacun de ses membres. Au-delà de ces données élémentaires, toujours requises pour une communauté humaine durable, il s’agit de la vérité d’une pratique évangélique qui concerne tout humain, quel que soit son âge. Et dans l’Évangile l’homme est un sujet, non un objet (1).
Avant de parler plus directement des frères âgés, dont le nombre semble inquiéter les monastères européens, procédons par ordre : que signifie le mot ancien et, parmi tous les sens qu’il peut avoir dans l’usage courant, quel est le plus fondamental ? Modeste point de départ, certes, pour cette étude, mais solide et qui ouvre aux vastes horizons de l’humanisme chrétien.
1. L’ancien, celui qui est né avant
Un ancien c’est d’abord celui qui est né avant l’autre. Le mot vient du latin tardif (VIIIe s) anteanatus, antea-natus, qui évolue en : ante/, anti/ et donne finalement ancien. Si, dans la famille, cet ancien a des frères nés après lui, il s’appelle le frère aîné, du latin populaire antius, celui qui est né ainz, avant. Et, s’il s’agit d’un grand ancien, il sera dit ancêtre, écrit d’abord ancestre à partir du verbe latin antecedere : l’antecessor, l’ancêtre précède, il est précurseur, éclaireur, etc. Le prêtre enfin, c’est, en abrégé, le presbytre, traduction du presbuteros grec, plus vieux que, comparatif de presbus.
Si cet ancien est né le premier, il jouit du droit d’aînesse, dit encore droit de primogéniture, lui conférant une certaine prééminence, une sorte de consécration. Ce droit lui impose l’obligation de faire valoir l’héritage familial, que ce soit une ferme, un apanage ou un royaume. Il s’agit sans doute des biens matériels, mais surtout de l’honneur dû au nom d’une famille ou d’un peuple qui ne veut pas dépérir. Ce droit d’aînesse ne se discute pas plus que la succession des naissances dans le temps, il est accepté comme naturel et aujourd’hui encore, dans les familles comptant plusieurs enfants, le frère aîné a une autorité morale volontiers reconnue, par ses frères puînés, par l’entourage familial et au delà. L’aîné donne facilement le ton à la fratrie, en lui commence une génération nouvelle et s’inaugurent des temps nouveaux pour toute la famille. Dans la Règle de saint Benoît, l’ancien est d’abord celui qui est entré avant un autre dans la vie monastique, quels que soient son âge et sa condition sociale.
2. L’ancien vu comme sage et serviteur
Par son avance dans le temps et par l’expérience qui en résulte, l’ancien devient facilement un témoin écouté. Au point que la sagesse manifestée, non plus par un fils aîné mais par tout homme même jeune, fait de lui un ancien, donnant des conseils appropriés. En toute organisation sociale, les conseillers du premier responsable doivent être des sages, mais pas forcément des personnes âgées, ce fait est banal. Mais où saint Benoît innove, c’est dans l’attention donnée aux juniores. Loin des prudences habituelles aux adultes, ces jeunes parlent simplement, sous l’inspiration de l’Esprit qui ne cesse de faire naître les humains à la nouveauté de la vie et peut se servir même de très jeunes pour le faire savoir aux seniores, les plus vieux qu’eux (2). Cette liberté dans l’Esprit est d’une telle urgence que le jeune devient un modèle dont, s’ils l’écoutent, s’inspireront les anciens placés à la tête des différents services communautaires. Nous retrouvons ici quelque écho des paroles du Christ aux apôtres leur demandant, à eux futurs responsables de l’Église, de devenir comme des enfants. Nous connaissons aussi le mot de Grégoire le Grand admirant Benoît encore jeune se comporter comme un sage vieillard, un senex.
Ainsi, et quel que soit son âge quand il est nommé, devra déjà avoir fait preuve de sagesse spirituelle l’ancien chargé des novices, ou le vieux moine accueillant les hôtes, ou le sympect prenant discrètement contact avec le marginal, ou le cellérier, ou l’ancien capable d’aider les autres dans leur combat spirituel, et surtout l’Abbé dont il n’est dit nulle part qu’il sera âgé, mais un moine capable de dire sans cesse à ses Frères les nova et vetera, le nouveau et l’ancien que la méditation de la Bible lui fait découvrir pour la vie des moines. Car c’est bien de la vie des moines qu’il est sans cesse question quand la Règle traite des emplois confiés à des anciens.
Être « vecteur de vie » (3). Tous ces anciens dont nous parlons et surtout l’Abbé doivent l’être, la favorisant, la protégeant comme un don reçu, un talent à faire valoir. L’ancien doit se montrer laboureur de la vie et, parce que la vie ne lui appartient pas, ni la sienne ni celle des autres, il lui faudra rendre compte de son zèle dans la charge à lui confiée. Mais travailler et cultiver la vie, cette mystérieuse réalité que nous constatons apparaître, se développer, se transformer déjà en vie éternelle dès qu’elle est transfigurée par la charité, quel ancien peut se dire qualifié pour une telle tâche ? L'ancien qui la reçoit ne peut que croître en vraie pauvreté spirituelle, en simple et forte humilité : il n’est qu’un serviteur.
Laissons donc à leur juste place les emplois qui sont les nôtres au monastère. Marquants, sans nul doute, pour nous et pour nos frères, ces services sont temporaires et ne sauraient dire le tout du désir monastique, le désir de vivre. La question de Benoît à tout candidat n’est pas quel service désire-t-il rendre, mais bien : qui veut vivre et connaître des jours heureux ? C’est moi, avons-nous répondu, sans autre précision, comme se signe un chèque en blanc. Car la vie est un don reçu, loin que nous ayons un préalable droit à la vie (4).
Nous voici au point où tout me semble se mettre en place : la vie comme don reçu et mis en valeur jusqu’à son accomplissement en vie éternelle, puisque tel est le désir de Dieu. Et là intervient le Christ.
3. Le Christ, le véritable Ancien, le Premier-né
Dans toutes les situations, le moine doit demeurer à la source de la vie. Ce qui s’exprime, dès le Prologue de la Règle, en conversation entre Dieu et le moine, une alliance retrouvée, un covenant, disent nos moines anglais. Dans ce dialogue d’alliance, Dieu a l’initiative dans le Christ qui, seul, mérite absolument le nom d’Ancien. Né avant tous les autres, ayant la connaissance de Dieu et la puissance de Dieu au point de se faire le serviteur de l’homme, le Christ sait où va le chemin humain et le prouve par sa vie, sa mort, sa résurrection.
« Image du Dieu invisible, il est le Premier né de toute créature… Le Premier né d’entre les morts » (Col 1, 15 et 18). Premier né, il a la plénitude de Dieu, elle habite en lui corporellement et c’est pourquoi toutes choses peuvent être réconciliées par lui avec Dieu (Col 1, 15). Il est l’« Amen, le Témoin fidèle et véritable, le Principe de la création de Dieu » (Ap 3, 14), « le Premier et le Dernier » (Ap 22, 13). Encore ceci, de la Lettre aux hébreux (1, 2) : Dieu l’a établi « héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles ». En un mot le Christ est, par excellence, le Vivant (Ap 1, 18 ; 2, 8), le Prince de la vie (Ac 3, 15). Premier né, il a le droit d’aînesse que personne ne pourra lui dérober, comme fit Jacob à Esaü le profanateur, et qu’il ne cédera à personne, surtout pas au diable venu le tenter au désert, lui promettant rien moins que « tous les royaumes du monde avec leur gloire », s’il l’adorait. Tel est notre Ancien, le Christ et, de cet Aîné, nous avons tout reçu (Jn 1, 16), la vie, sa vie.

4. L’ancien, signe du futur qui vient
L’ancien reprend ici son nom d’homme (ou de femme) chargé d’années. Il est né avant nous et nous l’avons beaucoup regardé vivre. Qu’il ait conservé longtemps une santé « hors médicaments » ou qu’il en ait absorbé beaucoup et fréquenté les hôpitaux, il sait proche le jour de rendre compte du don de la vie et de l’usage qu’il en a fait : Je suis venu pour revenir à Toi, Père. Je suis venu avant ou après vous, frères, et nous avons convenu de tout partager. Tous ensemble, nous parviendrons aux sommets espérés. Venir, revenir, convenir, parvenir : tout est dit de l’amour divin et fraternel qui rassemble et fait vivre jeunes, adultes et anciens. Le rôle des anciens, des aînés, des ancêtres est toujours le même, aider les autres à regarder plus loin. Leurs maladies, leurs défauts, les péchés mêmes, tout prend son sens grâce à Dieu, dans le combat spirituel et l’entraide fraternelle. Persévérance. Espérance.
L’espérance concerne ce qui est à venir, le futur, et rien n’est plus encourageant pour un jeune, pour l’adulte qui porte le poids des travaux, pour l’être vieillissant, pour l’agonisant, enfin, que de savoir qu’il a un avenir et que cet avenir s’appelle encore la vie, la vie éternelle.
Les anciens en question, tel était le titre de ce très court article. Nous pouvons peut-être dire : la vie en question. L’ancien qui nous quitte n’est pas seulement un moribond, un pauvre homme diminué qui n’en a plus pour longtemps, mais un mourant qui vit une expérience essentielle (5). Il a vécu jusqu’au bout sa vie humaine.
Le voici enfin et pleinement fils de Dieu, vraiment moine.
 
Notes :
 
(1) « Paradoxalement, constate le Père Cl. Geffré, le déclin de l’humanisme coïncide avec l’immense développement des sciences humaines ». L’homme étudié, analysé devient objet de science et « le mot même d’humanisme est devenu suspect à la plupart de nos contemporains ». Dans Concilium 86, p. 8.
(2) En RB 63, il est rappelé que « Samuel et Daniel enfants (pueri) ont jugé des anciens ». Le P. J. Leclercq (Dictionnaire de spiritualité, art. Humanisme & spiritualité, col 960) écrit : « Les Règles qui, du 5e au 7e s. et surtout au 6e assurent la transition entre le monachisme antique et celui du moyen âge, ne prennent pas de position de principe sur les problèmes de la culture ou de la conception de l’home. Elles fixent une pratique. […] D’une manière générale, ainsi que l’a dit un historien de l’éducation, « Les moines redécouvrent l’enfant » (P. Riché, Education et culture dans l’Occident barbare, p. 504. « Ils usent d’humanité envers lui, ils lui reconnaissent des qualités et des vertus. Or ceci se produit à l’encontre de la tradition pédagogique profane ». 
(3) dit A. Wénin dans D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse 1-12.14, Cerf, 2007.
(4) Dans la revue « Sens », publiée par l’Amitié judéo-chrétienne de France, n° 11, 2008, p 565 sv, Face aux changements du rapport à la vie (Paul Thibaul), L’autoproduction de l’humanité (Hervé Juvin), Un idéal tyrannique (Patrick Vespieren sj), Une nouvelle condition humaine ? (Grand Rabbin Gilles Bernheim).
(5) Ceci est développé par Paul Ricœur, dans Vivant jusqu’à la mort, Seuil, 2007.