Une tristesse corrosive du désir de Dieu
Dom Bernardo Olivera, ancien Abbé Général, ocso
Si cet article de Dom Bernardo Olivera prend place dans ce numéro consacré aux anciens, ce n’est pas parce que l’acédie les guette particulièrement. C’est à cause du grand intérêt de ce texte où Dom Bernardo, à travers la tradition reçue et la tradition offerte, nous fait comprendre de l’intérieur l’acédie avec ces mécanismes et les remèdes contre ce mal.
Lettre circulaire Janvier 2007
Chers Frères et Sœurs,
Au cours de ces derniers mois, durant la période qui a suivi mon accident vasculaire cérébral, j’ai eu le temps et l’occasion d’éprouver et de combattre, d’analyser et de conceptualiser un vice classique que nous connaissons tous : l’acédie. J’ai eu le temps aussi de lire et de méditer sur le sujet. Dans cette lettre, j’aimerais partager mes réflexions avec vous : je pense qu’il s’agit en effet d’un mal typiquement monastique qui, à cause de certains excès ou défauts culturels, se répand aussi, sous diverses formes, dans le monde actuel.
Je commence en disant qu’il n’est pas facile de parler de l’acédie : il s’agit d’une expérience beaucoup plus complexe que ne peuvent l’être la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère, la tristesse ou l’orgueil… Voilà pourquoi il est important de clarifier d’abord quel est notre angle d’approche.
Face au phénomène et à l’expérience de l’acédie, on peut avoir au moins quatre approches différentes. Voyons-les à grands traits :
- Un médecin pourrait diagnostiquer une décompensation énergétique de nature organique.
- Un psychologue parlerait d’un tableau dépressif aux causes endogènes ou traumatiques.
- Un moraliste penserait qu’il peut s’agir d’un péché dont la gravité varie selon qu’il y a eu ou non pleine connaissance de cause et volonté délibérée.
- Un accompagnateur spirituel essaierait peut-être de discerner s’il s’agit ou non d’un des huit logismoi qui attaquent ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur.
Toutes ces personnes font face au même phénomène mais chacune donne un avis à partir de son propre angle d’approche. Toutes ont raison en partie, et c’est pourquoi, dans le discernement d’un cas particulier, on doit tenir compte de tous les aspects indiqués. Dans une culture « psychologiste » comme la nôtre, il est peut-être nécessaire de rappeler aussi cette réalité mauvaise, objective et personnalisée, hostile et lucide, que nous appelons démon ou Satan.
Dans cette lettre, je me place du point de vue de la spiritualité, comprise comme foi incarnée et vécue. Je considère donc l’acédie comme un mal qui interfère, bloque et dévie notre recherche et rencontre avec Dieu. L’acédie porte atteinte à la persévérance dans la vie chrétienne et monastique. Il est difficile et triste de le reconnaître, mais plus d’un abandon de la vie consacrée est inconsciemment causé par ce vice corrosif.
Je me place, en outre, dans le contexte du combat spirituel et dans le cadre de l’ascèse monastique qui conduit à la pureté du cœur au cours de notre pèlerinage vers la patrie véritable, le Cœur du Père.
Je commencerai en accueillant la tradition relative aux « vices ou péchés capitaux » en général, et à l’acédie en particulier. J’essayerai ensuite de souligner quelques aspects de la tradition en essayant peut-être de l’enrichir afin de la léguer surtout aux plus jeunes.
1. Tradition reçue
1.1. Les péchés capitaux
Les moines du désert d’Égypte nous ont appris qu’il y a des tendances désordonnées qui émanent d’autres tendances comme d’une source. Nous avons là les débuts de la doctrine traditionnelle sur « les péchés capitaux ».
Évagre le Pontique (+399) a été le premier à systématiser cette doctrine : il parle ainsi de huit pensées ou tendances vicieuses, que l’ermite doit affronter et vaincre. Jean Cassien (+425) a traduit cette doctrine dans le contexte cénobitique occidental.
Nous connaissons tous le sort qu’a connu cette classification des vices ou péchés capitaux après les Institutions cénobitiques de Cassien. Saint Grégoire le Grand (+604) a joué un rôle fondamental dans cette évolution. Grégoire suit Cassien mais avec quelques particularités : il change l’ordre des vices ; l’acédie disparaît de la liste, même si certaines de ses manifestations sont incorporées à la tristesse ; il ajoute l’envie et enlève l’orgueil de la liste, en considérant qu’il est la racine et la source de tous les péché. Il suit en cela la littérature sapientielle selon la version de la Vulgate : Initium omnis peccati est superbia (Si 10, 15). Plus tard, la vaine gloire et l’orgueil seront fondus en un seul vice, et nous arriverons ainsi à la liste traditionnelle des sept péchés capitaux, qui s’est imposée en Occident à partir du 13e siècle.
Jean Climaque (+ 650) et Jean Damascène (+ 749) transmettent cette doctrine aux Eglise d'Orient.
Le tableau suivant peut aider à clarifier ce qui vient d'être dit. Vous me pardonnerez la transcription du grec et l'utilisation du latin. Même pour ceux qui ignorent ces deux langues, ce que je veux dire sera évident.
Evagre le Pontique | Jean Cassien | Grégoire le Grand |
Hoi genikotatoi logismòi | les huit esprits ou vices | les sept péchés capitaux |
(Practicós 6-14) | (Institutiones 6-12 ; Collationes 5) | (Moralia 31) |
Gastrimargía | Gastrimargía : ventris ingluvies (gourmandise) | Inanis gloria |
Invidia | ||
Porneia | Fornicatio | Ira |
Philargiría | Philargiría : amor pecuniae (avarice) | Tristitia (+ divers aspects de l’acédie) |
Lype | Ira | Avaritia |
Orge | Tristitia | Ventris ingluvies |
Akedía | Acedia : anxietas, taedium cordis, otiositas | |
Kenodoxía | Cenodoxia : iactantia, vana gloria | Luxuria |
Hyperephanía | Superbia | (Superbia) |
Entre les listes orientales et occidentales, la différence est de peu d’importance. De fait, l’envie est une forme de tristesse causée par les biens d’autrui. L’acédie a été intégrée à la tristesse et on souligne la dimension de la paresse ou oisiveté malsaine. On peut finalement dire que le point de vue des auteurs latins est plutôt dogmatique et moral, tandis que celui des auteurs spirituels orientaux est principalement pratique et concerne la vie spirituelle.
Quelques théologiens médiévaux ont magistralement exposé cette doctrine. Parmi eux, se détachent Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Bonaventure et Thomas d’Aquin. Ce dernier mérite une attention spéciale.
Des siècles plus tard, dans La Nuit obscure, Jean de la Croix décrit magistralement comment se manifestent ces vices/péchés en ceux qui sont déjà avancés dans la vie spirituelle et commencent à souffrir « la nuit passive des sens ». Dans les Exercices spirituels, Saint Ignace de Loyola recommande de présenter au retraitant les péchés capitaux pour qu’ils soient l’objet de sa méditation. Saint François de Sales, dans son Introduction à la Vie Dévote, nous offre un exposé intéressant et pratique.
Et l’histoire pourrait ainsi continuer. Arrêtons-nous, pour conclure, sur un texte du Catéchisme de l’Église Catholique : Les vices peuvent être rangés d’après les vertus qu’ils contrarient, ou encore rattachés aux péchés capitaux que l’expérience chrétienne a distingués à la suite de saint Jean Cassien et de saint Grégoire le Grand. Ils sont appelés capitaux parce qu’ils sont générateurs d’autres péchés, d’autres vices. Ce sont l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’impureté, la gourmandise, la paresse ou acédie. (1866)
Encore un mot pour continuer à ouvrir un chemin et permettre un avenir. La psychologie contemporaine a approfondi les motivations et les manifestations de ces vices. La sociologie nous a montré qu’ils se parent souvent de formes sociales et culturelles et arrivent même à être favorisés et considérés comme respectables (l’orgueil est par exemple dissimulé derrière l’estime de soi et la colère déguisée en affirmation de soi). Nous pouvons aussi nous poser des questions sur le qualificatif « capitaux » : n’y a-t-il pas d’autres péchés plus fondamentaux, générateurs à leur tour d’autres maux ? Il faudrait aussi se demander si ces péchés capitaux correspondent aux tendances désordonnées propres à la femme ou propres aux autres cultures et religions.
1.2. Le mal de l’acédie
Essayons de proposer une vision historique globale, à vol d’oiseau, du phénomène de l’acédie. Je ne m’intéresse qu’à quelques maîtres spirituels qui ont posé les fondations sur lesquelles nous bâtissons encore aujourd’hui.
Le grand théoricien de l’acédie est Évagre le Pontique. Il faut prendre le mot “théoricien” comme un adjectif substantivé, expression de la capacité à conceptualiser et exprimer une expérience vécue. Évagre présente les différentes manifestations de l’acédie avec pénétration et humour. Nous connaissons tous ces textes et il n’est pas utile de les citer ici, puisqu’ils ont été étudiés avec pénétration et clarté ces dernières années.
Dans le cadre de cette lettre, l’indication de quelques aspects déterminants de la doctrine d’Évagre suffira. L’acédie est une pensée passionnée complexe qui se nourrit de l’affectivité tout à la fois irascible et concupiscible et suscite généralement tous les autres vices. Voilà pourquoi ses manifestations peuvent paraître contradictoires à l’extrême : apathie et activisme, paralysie et frénésie, frustration et agressivité, fuite du bien et don de soi au mal. On comprend pourquoi elle a comme conséquence une sorte de désintégration intérieure.
La tristesse est la sœur jumelle de l’acédie ; elles se ressemblent mais ne sont pas identiques. Celui qui est triste trouve plus facilement un remède à son mal ; celui qui souffre d’acédie est totalement assiégé. La tristesse est une expérience passagère et partielle ; l’acédie est une expérience permanente et globale et, en ce sens, elle est contraire à la nature humaine.
Les principales manifestations du « démon de midi » de l’acédie sont : l’instabilité intérieure et le besoin de changement (vagabondage des pensées et vagabondage géographique) ; les soins excessifs apportés à sa propre santé (préoccupation pour les repas) ; l’aversion pour le travail manuel (oisiveté et paresse) ; l’activisme incontrôlé (sous couvert de charité) ; la négligence envers les pratiques monastiques (minimalisme pour ce qui touche aux observances) ; le zèle indiscret pour quelques exercices ascétiques (maximalisme et critique du prochain) ; l’essoufflement généralisé (porte d’entrée vers la dépression).
L’acédie activant tous les autres vices, elle ne peut donc pas être soignée par une vertu contraire. Une thérapie variée et multiforme s’impose : larmes de componction (cri non verbal appelant au secours) ; recours à la Parole de Dieu (en opposition à l’insinuation du vice) ; méditation sur la mort (le présent dans une perspective d’éternité) ; patience, résistance et persévérance (en évitant les compensations et en mettant son espérance dans le Seigneur). Il est facile de se rendre compte que tous ces remèdes ou armes nous entraînent vers la rencontre avec Dieu. En définitive, l’acédie est une fuite de Dieu et on ne peut la soigner que par la recherche concrète et patiente du Visage du Seigneur.
Jean Cassien, pour ce qui concerne l’acédie, est à la fois débiteur et divulgateur d’Évagre : il suit sa doctrine en en systématisant et simplifiant les données. Il utilise le mot grec qu’il traduit par ennui ou dégoût et anxiété de coeur. Il resserre les liens entre tristesse et acédie, les deux sœurs devenant dorénavant de vraies jumelles ou des « clones ». Il met excessivement en relief une manifestation ou un symptôme, l’oisiveté, et c’est pour cela qu’il insiste sur le remède du travail manuel. Il permet ainsi, de manière tout à fait innocente, au démon de midi de se dissimuler ou d’essayer de se dissimuler pour les siècles des siècles…
L’enseignement de Cassien sur l’acédie/ennui ne manque pas cependant de notes originales. La plus intéressante a trait aux « filles et fils de l’acédie », à savoir : l’oisiveté, la somnolence, l’inopportunité, l’inquiétude, le vagabondage, l’instabilité de corps et d’esprit, le bavardage et la curiosité.
L’importance de Cassien par rapport à la réalité de l’acédie est double. Grâce à lui, l’ascétisme du désert d’Égypte est passé au monachisme occidental sous une forme cénobitique inculturée. Et, en outre, grâce à son effort de systématisation de la doctrine reçue, son influence pourra se faire sentir dans les générations futures.
Parmi les héritiers de cette tradition, on trouve saint Grégoire le Grand : sa doctrine est un jalon important. Comme nous l’avons déjà fait remarquer précédemment, l’acédie n’est plus mentionnée dans sa liste des vices capitaux, mais certains de ses éléments sont intégrés dans le vice de la tristesse. Grégoire nous dit aussi que la malice de l’acédie vient du fait qu’elle est une tristesse pour le bien divin et pour tous les biens qui sont en lien avec lui. Ce qui montre que le jugement de la raison a été perverti : le bien est perçu comme mauvais et, au contraire, le mal comme bon.
La seule mention de l’acédie dans la Règle de saint Benoît, nous la trouvons dans le chapitre 48 consacré au travail manuel et à la lecture. Ce simple fait tend déjà à montrer la dépendance de Benoît par rapport à Cassien. Le chapitre commence par ces mots :
« L’oisiveté est ennemie de l’âme. C’est pourquoi, à certaines heures, les frères doivent s’occuper au travail manuel, et à certaines autres, à la lectio divina » (RB 48, 1).
Remarquons que le vice qu’il s’agit de combattre est l’oisiveté ou paresse. L’arme qui nous est proposée est l’alternance entre le travail et la lectio divina. Le Patriarche nous dit ensuite :
[Durant le Carême] il faudra charger un ou deux anciens de parcourir le monastère aux heures où les frères vaquent à la lecture. Ils veilleront à ce qu’un frère pris de dégoût [acediosus] ne se livre pas à l’oisiveté, aux bavardages, au lieu de s’appliquer à la lecture, ce qui serait non seulement inutile à lui-même mais dissiperait les autres. Si par malheur il se trouve un tel frère, on le corrigera une ou deux fois. S’il ne s’amende pas, on le soumettra à la rigueur de la règle de telle façon que les autres en conçoivent de la crainte. Un frère ne se joindra pas à un autre frère aux heures indues. Le dimanche tous vaqueront à la lecture, excepté ceux qui sont chargés de diverses fonctions. Si quelqu’un était si négligent et paresseux [desidiosus] qu’il ne veuille ou ne puisse méditer ou lire, on lui prescrira un travail pour qu’il ne reste pas oisif. Quant aux frères infirmes ou délicats, on leur donnera un travail ou un métier tel qu’il leur évite l’oisiveté sans les écraser ou les faire fuir un labeur accablant. L’Abbé prendra leur faiblesse en considération (RB 48, 17-25).
Dans le texte ci-dessus, saint Benoît considère trois situations différentes.
La première situation se réfère au temps du Carême qui, dans son esprit, est le modèle de toute la vie du moine (RB 49, 1). La punition que reçoit le moine souffrant d’acédie (acediosus) nous montre que son expérience est coupable : il ne s’agit pas simplement de paresse ou de faiblesse mais plutôt d’un désintérêt ou d’un dégoût pour les réalités spirituelles. Il ne lui manque par ailleurs ni d’énergie ni d’intérêt pour se consacrer à d’autres choses inutiles au propos monastique.
La seconde situation se réfère au dimanche, durant lequel il y a moins de temps de travail et donc davantage de temps pour la lecture et la méditation. Si quelqu’un était, volontairement ou involontairement, négligent ou paresseux, on lui donnerait un travail afin d’éviter l’oisiveté. Le but de ce travail est plus ascétique et thérapeutique que pratique et productif. Nous pouvons remarquer que la négligence, le manque de soin ou d’application peuvent être causés par la paresse ou le manque de désir et de motivation. Celui qui est acediosus, dans l’esprit de Benoît, est aussi un desidiosus, un paresseux : il entrave la consolation de l’Esprit Saint et n’attend pas la Pâque dans la joie du désir spirituel ! (RB 49, 6-7).
Pour la troisième situation, celle des malades ou des frères plus délicats qui peuvent facilement devenir les proies de l’oisiveté, Benoît recommande un travail léger et approprié à leurs forces.
Nous trouvons dans la Règle une autre série de textes sur la tristesse. Au cellérier, elle recommande avec insistance de ne pas contrister les frères et de manière plus générale, elle demande : que personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu (RB 31, 6-7 ; 18-19). On doit procurer une aide aux plus faibles pour le service de la cuisine afin qu’ils ne travaillent pas avec tristesse, car dans ce service on acquiert plus de mérite et de charité (RB 35, 1-3). Quelque chose de semblable est dit au sujet du travail dans les champs : la tristesse empêcherait d’être vraiment moines et d’imiter les Pères et les Apôtres qui travaillaient de leurs mains ! (RB 48, 7-9). Dans ces trois textes, le cadre du travail est le terrain sur lequel risque de fleurir la tristesse qui est généralement l’antichambre de l’acédie ; par conséquent, la maladie annule le remède : le travail ne pourra plus être le traitement contre l’oisiveté…
D’autre part, parmi les instruments des bonnes œuvres, nous trouvons les suivants : ne pas être grand dormeur, ni paresseux, craindre le jour du jugement, désirer la vie éternelle de toute l’ardeur de l’esprit, avoir chaque jour devant les yeux l’éventualité de la mort, écouter volontiers les saintes lectures, ne pas agir par envie, ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu (RB 4). Ces bonnes œuvres ne se référeraient-elles pas, d’une manière ou d’une autre, au démon de midi de l’acédie ?
La conception bénédictine de l’acédie est assez semblable à celle exposée par Jean Cassien dans ses Institutions cénobitiques : acédie, oisiveté et tristesse vont toujours ensemble et le travail manuel est le remède générique pour les soigner. Mais il y a deux données originales et importantes. Benoît présente l’acédie comme un obstacle et un empêchement pour la lectio divina au moyen de laquelle le moine et la moniale tendent vers Dieu ; l’acédie refroidit le palais et l’empêche de savourer la saveur des choses du ciel et de Dieu lui-même. Et d’autre part, le grand remède bénédictin contre l’acédie est la clôture du monastère et la stabilité dans la communauté ! (RB 4, 78)
Les cisterciens au 12e siècle sont les témoins fidèles de cette doctrine du Patriarche Benoît, bien qu’ils ne manquent pas d’originalité. Écoutons seulement l’un d’entre eux, Aelred de Rievaulx : L’oisiveté, comme on sait, est l’ennemie de l’âme ; la recluse s’en gardera très particulièrement. L’oisiveté en effet est la mère de tous les maux : elle engendre la sensualité, nourrit le vagabondage et les vices, alimente le feu de l’acédie et de la tristesse. C’est l’oisiveté qui sème les mauvaises pensées, qui incite aux affections illicites et qui allume les désirs coupables. C’est elle qui rend fastidieux le calme de la solitude et fait prendre la cellule en aversion. Que l’esprit malin ne te trouve donc jamais oisive. Mais notre esprit, soumis à la précarité de cette vie, ne peut se fixer d’une façon stable. C’est donc par la variété des exercices qu’il nous faut combattre l’oisiveté, et ce sera par une certaine alternance d’occupations que nous affermirons notre paix. (La vie de recluse, 9 ; cf. Isaac de l’Étoile, Sermon 14, 1-4).
Saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme Théologique (II-II, 35), en bon connaisseur de la tradition qui l’a précédé, parle de l’acédie dans une double perspective. Il considère avant tout l’acédie comme une tristesse qui produit dans l’esprit de l’homme une dépression telle qu’il n’a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui deviennent froides par l’action corrosive de l’acide. Plus concrètement, l’acédie est un des péchés contre l’acte intérieur de la charité car elle est une sorte de tristesse qui s’oppose au bien divin dont se réjouit la charité. Une conséquence de cette tristesse est un dégoût pour l’action qui paralyse l’élan vers Dieu et les réalités divines. Nous pouvons nous rendre compte que la gravité de l’acédie vient de son opposition à la reine des vertus théologales, la charité, qui est amitié de l’être humain avec son Dieu. Nous osons dire aussi que saint Thomas nous apprend à défendre notre propre joie spirituelle et à promouvoir dans la mesure de nos possibilités celle d’autrui.
En prenant comme fondement saint Grégoire, il essaie ensuite d’harmoniser les différents catalogues des péchés dérivés de l’acédie dont il a connaissance. Il parlera ainsi de : désespoir (manque de confiance envers la grâce comme aide pour vaincre le mal), pusillanimité (lâcheté de cœur pour combattre la tentation), inaccomplissement des préceptes (inaccomplissement des ordres, des préceptes de l’Église et des devoirs d’état eux-mêmes), rancœur (indignation contre les vertueux et contre le directeur spirituel), malice (haine contre les biens spirituels), vagabondage autour des choses défendues (instabilité, bavardage et curiosité).
L’acédie occupe une place centrale dans l’ensemble de la doctrine morale de saint Thomas. Ce vice porte atteinte au dynamisme de l’agir qu’est l’amour. Plus encore, l’acédie attaque le désir de Dieu et surtout, la joie qui vient de l’union à Dieu.
Ajoutons encore un mot sur la tristesse, il nous aidera à mieux comprendre l’acédie. Selon saint Thomas, l’objet de la tristesse est le mal personnel ; mais il peut arriver que le bien d’autrui soit considéré comme un mal personnel, et en ce sens, on peut être triste du bien d’autrui parce qu’il diminue notre gloire et notre réussite propres : c’est ce que nous appelons l’envie (ST, II-II 36, 1).
Tout ce qui vient d’être dit nous aide à comprendre pourquoi quand on parle d’acédie, on l’associe à la tristesse, l’oisiveté (ou la paresse) et l’envie. Concrètement, l’acédie est :
- principalement, une forme théologale de tristesse et d’envie. Dans cette ligne, on retrouve saint Grégoire et saint Thomas ; pour eux l’oisiveté ou la paresse sont des conséquences de l’acédie.
- secondairement, ou dans la pratique, un type d’oisiveté ou de paresse en lien avec les choses divines. Dans cette ligne, on retrouve de nombreux auteurs spirituels et monastiques ; ils tiennent un discours pratique et considèrent l’acédie selon ses conséquences concrètes et quotidiennes.
Dans les siècles qui suivent, l’acédie n’apparaît presque plus dans le vocabulaire spirituel, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe plus. Saint Ignace de Loyola n’emploie pas ce mot, mais connaît bien le mal en question. Dans ses Règles du discernement des esprits (Exerc. 313-336), Ignace présente l’œuvre de la Grâce divine qu’il appelle « consolation », donnant le nom de « désolation » à ce qui s’y oppose. Par la description qu’il fait de cette dernière, il est facile de conclure qu’il s’agit de l’acédie. Écoutons plutôt :
« J’appelle consolation toute augmentation d’espérance, de foi et de charité, et toute joie intérieure qui appelle et attire l’âme aux choses célestes et au soin de son salut, la tranquillisant et la pacifiant dans son Créateur et Seigneur » (Exerc. 316).
« J’appelle désolation le contraire de ce qui a été dit dans la troisième règle : les ténèbres et le trouble de l’âme, l’inclination aux choses basses et terrestres, les diverses agitations et tentations qui la portent à la défiance, et la laissent sans espérance et sans amour, triste, tiède, paresseuse, et comme séparée de son Créateur et Seigneur » (Exerc. 317).
C’est le propre de Dieu et de ses Anges, lorsqu’ils agissent dans une âme, d’en bannir le trouble et la tristesse que l’ennemi s’efforce d’y introduire et d’y répandre la véritable allégresse et la vraie joie spirituelle. Au contraire, c’est le propre de l’ennemi de combattre cette joie et cette consolation intérieure par des raisons apparentes, des subtilités et de continuelles illusions (Exerc. 329).
Une fois le mal identifié, Ignace propose des remèdes : ne faire aucun changement, demeurer constants, résister au mal avec l’aide des vertus opposées, la patience, etc. Et il en explique les possibles causes : paresse spirituelle coupable, épreuve pour aider à la connaissance de soi, ou pour apprendre que tout bien spirituel est une grâce divine… (Exerc. 318-322). En concluant ses Exercices, saint Ignace offre un antitoxique contre l’acédie : « la contemplation pour atteindre l’Amour », cette contemplation étant un exercice de persévérance dans le bien et une manière de conserver et de stimuler une vie de joie et de consolation dans la charité (Exerc. 230-237).
Et finalement, nous pouvons lire dans le Catéchisme de l’Église catholique : L’acédie ou paresse spirituelle va jusqu’à refuser la joie qui vient de Dieu et à prendre en horreur le bien divin (2094). Et il affirme également, de manière plus concrète, dans le contexte des tentations contre la prière que l’acédie est une forme de dépression due au relâchement de l’ascèse, à la baisse de la vigilance, à la négligence du cœur (2733). Dans ces deux textes, il est facile de retrouver l’influence du Docteur Angélique et de la tradition qui l’a précédé.
2. Tradition offerte
Une tradition vivante est une tradition qui se renouvelle. Je ne sais pas dans quelle mesure ce qui va suivre est nouveau, mais je peux assurer que c’est issu du vécu. Si cela peut éclairer et stimuler : mission accomplie !
2.1. Sens des mots
Acédie est un mot grec qui signifie fondamentalement : insouciance, négligence, manque d’intérêt… Mais ce qui nous intéresse maintenant est le terme latin qui le traduit : taedium. Ce mot en français peut signifier peine, ennui extrême, désintérêt ou dégoût.
Cependant, on trouve aussi dans le vocabulaire de la spiritualité de presque toutes les langues occidentales, le terme acédie. Dans ce cas, il signifie fondamentalement oisiveté/paresse (en opposition à diligence) et tristesse/amertume (en opposition à joie).
Il existe en latin toute une famille de mots apparentés à l’acédie, comme : acer, acris, acre, acetum, acerbum… Ce qui nous amène à penser que la personne souffrant d’acédie est envahie, au sens figuré, par une acidité qui l’a fait devenir « aigre ». Quand le vin doux s’aigrit et devient vinaigre, il s’acidifie ; de la même manière, quand la joie de la charité s’aigrit, elle se transforme en acédie.
Ce qui précède nous permet de dire que celui qui souffre d’acédie est un aigri devenu “vinaigre” pour tout ce qui est spirituel ou religieux. En continuant avec cette même étymologie domestique, étant donné que ce qui est acide est associé également à ce qui est froid (rappelons-nous saint Thomas), nous pouvons dire que l’acédie nous rend tièdes en refroidissant la ferveur de la charité.
La langue japonaise suit un chemin différent et plus direct lorsqu’elle doit traduire le mot acédie. Elle utilise le terme mu-ki-ryoku, c’est-à-dire : mu (manque, carence), ki (énergie), ryoku (force, pouvoir). On peut aussi le traduire convenablement par iya-ki, c’est-à-dire : iya (être fatigué, se lasser, haïr) et ki (énergie). Ceux qui connaissent la valeur et la portée du mot ki dans les cultures orientales, se rendent compte de la terrible gravité de l’acédie : celui qui en souffre est un fatigué, un épuisé, un « désénergisé » qui n’a plus de dynamisme et en vient à détester l’harmonie avec Dieu, avec les autres et avec le cosmos.
2.2. Témoins bibliques
Voyons maintenant deux textes bibliques qui ont un lien avec notre sujet. Leur lumière nous permettra peut-être de mieux comprendre cette pensée passionnée tellement maligne qui a l’habitude de faire des ravages dans et hors des monastères.
Le premier texte, nous le tirons de la littérature sapientielle, plus concrètement du livre de la Sagesse, écrit à l’origine en Grec. Nous y lisons : Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature ; c’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde : ils en font l’expérience, ceux qui lui appartiennent ! (Sag 2, 23-24). Ce texte est riche en théologie ; l’auteur inspiré nous dit que Satan a ressenti de l’envie parce que nous étions image de Dieu, et c’est pour cela qu’il nous combat. Or, qu’est-ce que l’envie ? Une tristesse causée par le bien d’autrui. Satan n’accepte pas le grand bien de notre union avec Dieu et nous fait la guerre à cause de cela. Ses partisans éprouvent la même envie et la même mort spirituelle : voilà pourquoi le « monde » ne peut pas laisser en paix les fils et filles de Dieu. Il y aura toujours des « Caïn » assassinant Abel, des « Hérode » attristés par de bonnes nouvelles et devenant violents et des « Iscariote » récriminant raisonnablement contre Marie de Béthanie en raison de son amour.
Le second texte vient du Psautier. Dans la version latine, œuvre de saint Jérôme (la Vulgate), on lit : Dormitavit anima mea prae taedio (Ps 118/119, 28). Rappelons que le mot grec de la version des Septante, que Jérôme traduit par taedio, est précisément acédie. Et quel est le mot hébreu sous-jacent à la traduction grecque ? Rien de nouveau : tugah = tristesse, affliction. Les versions modernes en français varient et traduisent de différentes manières : mon âme se fond de chagrin ou pleure de chagrin, le chagrin fait couler mes larmes, mon âme attristée se fond en larmes, etc. Nous nous rendons compte, grâce à ce texte biblique, que saint Grégoire le Grand et saint Thomas n’étaient pas malavisés. Soulignons aussi que Cassien associait l’acédie au sommeil et que saint Benoît conseillait : ne pas être trop grand dormeur (RB 4, 37).
Mais il y a aussi une autre manière de comprendre ce mot inspiré. Le texte original hébreu peut se traduire : mon désir (nefesh) se désagrège de tristesse. C’est-à-dire : la tristesse enchaîne le désir fondamental qui me pousse vers Dieu. Nous savons que le paresseux, figure fréquente du livre des Proverbes, est une personne dysfonctionnelle parce que son désir, en étant fermé sur lui-même, le porte vers la mort (cf. Pr 21, 25).
2.3. Combat et désirs désordonnés
Le combat spirituel commence immédiatement après le péché originel et il continuera jusqu’à la fin des temps : Je mettrai une hostilité entre toi (le serpent) et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon (Gn 3, 15). Saint Paul situe ce combat dans la dynamique du mystère du salut (Col 2, 15 ; Ep 6, 11-12 ; I Co 15, 24-26) et nous propose les armes spirituelles appropriées (Ep 6, 11-17 ; I Th 5, 8 ; cf. I P 5, 8-9).
Nous autres moines, avons accueilli bien volontiers cet héritage, et les expressions « militer pour le Christ » ou « milice du Christ » sont utilisées dès les origines pour parler de la vie monastique. Nos Pères cisterciens le savaient très bien. Saint Bernard, après avoir cité le texte de Paul : « Je combats sans frapper dans le vide… », s’exclame : Voilà bien la trompette guerrière qui sonne, ce sont bien là les paroles d’un général plein de courage, qui combat encore avec ardeur. (Deuxième Sermon pour la Toussaint, 2)
Les désirs humains, qui sont une manifestation d’un manque, sont sous-jacents aux sentiments. Ce sont donc ces désirs qui meuvent l’affectivité et celle-ci, à son tour, suscite des pensées passionnées. Les pensées, fermant le cercle, peuvent aiguillonner les désirs : une pensée passionnée de colère, causée par un désir frustré, peut engendrer un désir de vengeance… et nous sommes alors en pleine guerre.
C’est pourquoi nous pouvons dire que le combat classique contre les pensées passionnées ou logismoi est, en définitive, une lutte contre les désirs désordonnés qui sont sous-jacents à ces pensées et les chargent de passion. Les grands maîtres de l’art spirituel font référence à ces désirs de différentes manières (esprits, démons, pensées, afflictions, affections, passions, attachements, appétits, volontés, vices, péchés capitaux…) et ils nous enseignent à les combattre et à leur donner la mort dans un combat singulier par le biais de la mortification, de l’abnégation et de l’humilité ; il s’agit, en définitive, de nous dépouiller du vieil homme afin de nous revêtir de l’homme nouveau avec l’aide de la grâce divine.
Sur le champ de bataille, on trouve la vie et la mort : la vie en Dieu et la mort, loin de Lui. Ou encore, en d’autres termes, nous avons d’un côté le désir fondamental de Dieu, qui nous unifie dans le souvenir de Dieu et nous permet de nous réaliser comme personnes humaines : les affections et les pensées qui en surgissent sont en lien avec le Seigneur. À l’autre extrémité du champ, il y a la désintégration personnelle et l’oubli de Dieu. La cause de nos maux, des désirs, affections et pensées définies par des objets ou un but mauvais, se trouve près de cet extrême. Chaque fois que ces désirs et ces pensées passionnées nous envahissent, nous neutralisons le souvenir de Dieu, nous l’oublions et nous désagrégeons notre être intérieur en affaiblissant notre désir fondamental de Dieu.
Quand nous voulons identifier les principaux désirs désordonnés, nous retrouvons les péchés ou vices capitaux.
- Désirs désordonnés pour la nourriture : gourmandise,
- Désirs désordonnés pour le plaisir sexuel : luxure,
- Désirs désordonnés pour les biens matériels : avarice,
- Désirs inaccomplis et réaction active face à la frustration occasionnée : colère,
- Désir affaibli ou négligence pour ce qui est en lien avec Dieu et les choses spirituelles : acédie,
- Désir désordonné d’apparaître et de se distinguer : vaine gloire,
- Désir désordonné pour sa propre excellence : orgueil.
Ces désirs suivent généralement un processus in crescendo assez facile à reconnaître. Il n’est pas nécessaire de souligner que plus nous nous mettons à combattre tôt, plus grande est la possibilité de vaincre.
- Éveil des désirs et sentiment qui s’en suit ;
- Dialogue avec les sentiments générés ;
- Fascination face à la possibilité de les seconder et crainte de succomber devant eux ;
- Combat afin de les rejeter ou soumission aux ennemis ;
- Déroute ou victoire face à ceux-ci ;
- Captivité en cas de défaite éventuelle ou liberté comme fruit de la victoire.
Voyons maintenant trois principes généraux et importants dont il faut tenir compte avant d’entamer le combat. Avant tout, nous devons toujours nous souvenir que nous ne nous réduisons pas à ces désirs, nous pouvons seulement nous identifier au désir fondamental et constitutif qui nous ouvre à l’Autre et aux autres et nous pousse vers eux, afin de nous réaliser personnellement. Deuxièmement, ces désirs vont et viennent, tout comme les sentiments et les pensées qu’ils génèrent. Finalement, si nous ne les nourrissons pas par d’autres désirs, sentiments ou pensées, ils se dissipent comme des bulles de savon.
Il est utile également de connaître les quatre façons traditionnelles de combattre ces désirs désordonnés.
- La première manière est de les attaquer sans retard dès qu’ils ont été reconnus, ce qui peut se faire en centrant son attention sur quelque chose d’opposé ou de différent à l’objet du désir. Cette pratique est généralement utile et recommandable quand il s’agit de désirs suscitant des pensées répétitives et compulsives.
- La deuxième manière est de remplacer le désir désordonné par le désir de Dieu et de son Royaume. C’est la solution la plus appropriée pour les désirs et les pensées autodestructifs qui mènent à des états dépressifs.
- La troisième manière consiste simplement à observer avec attention le développement du désir, les sentiments suscités et les pensées occasionnées : ils seront ainsi écartés et ne parviendront pas à devenir assez forts pour nous captiver. Rappelons dans ce cas, que sentir n’est pas consentir.
- La quatrième et dernière manière est de se livrer de façon désintéressée et gratuite à une bonne œuvre pour le service et l’utilité du prochain.
Rappelons enfin que, quand ces désirs désordonnés se sont transformés en vices ou en manière habituelle de mal agir, il nous faut les déraciner par l’exercice persévérant et assidu des vertus opposées : tempérance, chasteté, générosité, patience, diligence, modestie, humilité et charité.
En plus de tout ce qui vient d’être dit, un mot particulier sur la lutte contre l’acédie s’impose. Correspondant à un manque de désir de Dieu et des moyens qui y conduisent, il est difficile de la combattre par de simples vertus, par la distraction, par le service charitable ou par la vigilance… Le grand maître de l’acédie, Évagre le Pontique et avec lui tous les grands maîtres spirituels d’Orient et d’Occident, nous disent de manière unanime : hypomone, hypomone, hypomone ! C’est-à-dire : patience et persévérance.
Il ne faut pas déserter la cellule à l’heure des tentations, si plausibles soient les prétextes que l’on se forge ; mais il faut rester assis à l’intérieur, être persévérant (hypomone) et accueillir vaillamment les assaillants, tous, mais surtout le démon de l’acédie qui, parce qu’il est le plus pesant de tous, rend l’âme éprouvée au plus haut point ; car fuir de telles luttes et les éviter, cela apprend à l’intellect à être inhabile, lâche et fuyard (Traité pratique 28).
Jésus lui-même fait de cette vertu presqu’un absolu pour le salut éternel : « C’est par la persévérance (hypomone) que vous sauverez vos âmes » (Lc 21, 19). J’unis maintenant ma voix à celle de l’Abbé de Clairvaux : l’exhortation qui suit me semble totalement indiquée, même si son contexte est différent du nôtre.
« Que me reste-t-il maintenant à faire, ô mes bien-aimés, sinon à vous exhorter à la persévérance ? C’est la vertu qui couronne toutes les autres et qui est comme la marque des héros. Sans elle, point de victoire pour celui qui combat, point de triomphe pour celui qui remporte la victoire. La persévérance est le nerf et le complément de la vertu, elle consomme le mérite et le mûrit pour la récompense. Sœur de la patience et fille de la constance, elle est l’amie de la paix, le ciment de l’amitié, le lien de la concorde, le rempart de la sainteté. Sans la persévérance, les services rendus n’ont plus droit à la récompense, ni les bienfaits à la reconnaissance, ni la valeur à la considération des hommes. Aussi lisons-nous « qu’il n’y aura de salut que pour ceux qui auront persévéré jusqu’à la fin » (Lettre 129, 2).
Rappelons pour finir que ce qui est impossible pour nous est possible pour Dieu ; Il attend seulement de nous que nous accueillions son don du mieux que nous le pouvons. C’est pourquoi, si nous nous sentons trop petits et trop faibles pour combattre le démon de midi de l’acédie, acceptons pour commencer ce palliatif recommandé par saint Thomas d’Aquin : une douche et une bonne sieste (ST I-II 38, 5).
Beaucoup de choses sont restées dans l’encrier : peut-être aurai-je la possibilité de continuer sur le même sujet à une autre occasion ? Deux conditions seraient nécessaires pour cela : avant tout, que je continue à grandir dans l’expérience et ensuite, que cette lettre soit bien accueillie.
Finalement, frères et sœurs, l’acédie est un état intérieur bien défini malgré ses multiples manifestations. Cette pensée passionnée détestable corrode la joie d’aimer et d’appartenir au Seigneur. Mais le plus regrettable de ce vice proprement satanique, est qu’il paralyse et congèle, torture et étrangle notre désir fondamental de Dieu. Désir sur lequel se base la recherche de son Visage et qui fait que la vie monastique est ce qu’elle doit être : une vie ascétiquement orientée vers le Mystère afin d’y goûter mystiquement.
Bien fraternellement, en Marie de Saint Joseph.