Pédagogie dans la Règle de saint Benoît

Frère Columba Stewart, osb, moine de Collegeville, USA
BENET 2007, Santiago du Chili

La tradition de la sagesse et la culture moderne

Avant d’aborder le thème de cet exposé, nous devons souligner quelques-uns des défis que représente le recours à une règle monastique datant du 5ème siècle comme guide au sein du monde moderne. Ces défis sont partagés aussi bien par ceux d’entre nous qui suivent la Règle comme guide pour notre vie monastique que par ceux qui recherchent en elle une orientation d’un autre type et qui l’étudient en y recherchant des applications plus pratiques, comme c’est le cas pour nous ce matin. Il est clair que la Règle parle encore aujourd’hui, comme le démontre le large éventail d’ateliers et de publications qui sont apparus au cours des vingt dernières années. Il existe des études de la Règle prise comme orientation pour hommes d’affaires, avocats et il existe même un livret intitulé « La Règle de saint Benoît appliquée à une pratique propre du sport » écrit par un ancien étudiant de notre université.
La Règle continue à parler non pas malgré son ancienneté et la différence du contexte culturel d’où elle provient, mais parce qu’elle nous propose une compréhension de l’existence humaine radicalement différente de celle du 21ème siècle. Avant de parler de la pédagogie de la Règle, nous devons donc comprendre le contexte religieux, socio-politique et culturel d’où elle provient.

Contexte religieux de la Règle

La Règle – tout comme la Bible – est traditionnelle au sens où elle assume beaucoup de choses qu’on ne peut pas supposer dans la réalité actuelle, notamment à propos de la foi et de l’autorité. Cependant, la Règle se posait aussi comme un défi face aux conventions du temps et du lieu où elle apparut. Je reviendrai plus loin sur ce point. J’énumère quelques-uns des présupposés que Benoît pouvait raisonnablement assumer quand il s’adressait aux lecteurs de son temps.
● C’était un monde où la dimension spirituelle de la vie était primordiale, sans équivoque : tout le monde croyait en une sorte de dieu, sans parler de tous les esprits bienveillants ou malveillants.
● Il y avait une acceptation communément partagée des principes fondamentaux de la doctrine chrétienne, avec une forte insistance sur la divinité et la souveraineté de Jésus Christ.
● On croyait sincèrement que la Bible était la parole inspirée de Dieu et la source principale d’orientation de l’existence humaine.
● On croyait que les rapports humains pouvaient être l’expression de la volonté divine d’une manière vivifiante, et que la hiérarchie humaine pouvait aussi être un reflet fidèle de l’ordre divin.
● On était convaincu que la vie en ce monde était fragile et éphémère et que la plénitude de l’existence humaine se situait au-delà de notre expérience présente.

Contexte socio-politique de la Règle.

Cette vision religieuse du monde, à l’époque de Benoît, était confrontée à certaines réalités socio-politiques.

● La société était rigoureusement stratifiée et hiérarchique. L’esclavage était bien installé et la grande majorité des gens travaillait comme serfs. La mobilité sociale vers le haut était très limitée.
● L’ordre public était instable et en mouvement constant, en effet, l’empire occidental se fragmentait au rythme des conquêtes des ambitieuses tribus germaniques ou ‘barbares’.
● La population des villes se réduisait dans l’empire occidental et les réseaux commerciaux étaient très menacés.


L’éducation monastique au temps de Benoît

En examinant de plus près notre sujet, nous pouvons souligner plusieurs points à propos de l’éducation monastique au temps de Benoît.

● L’alphabétisation était extrêmement limitée et les monastères ne pouvaient s’attendre à ce que les personnes qui rejoignaient leur communauté soient capables de lire et d’écrire.
● La culture classique s’était évanouie et la culture chrétienne commençait tout doucement à développer ses propres ressources.
● L’éventail thématique de l’éducation monastique était étroit. Il s’agissait principalement d’être capable de lire la Bible à l’occasion de la liturgie et de la lectio divina, et de lire les commentaires bibliques des Pères latins. Mis à part l’enseignement de quelques métiers et de certains arts, l’éventail thématique et l’objectif de l’éducation étaient généralement religieux.
● Les grandes réussites artistiques, scientifiques, historiques, etc. obtenues par les bénédictins au cours des siècles postérieurs ne sont pas prévues dans la Règle et ne sont pas directement fondées sur elle. Il n’y a rien dans la Règle qui les anticipe. On pourrait dire que la Règle les a rendues possibles, mais elles ne font pas partie de la "mission originale" de Benoît.

La règle de saint Benoît

Saint Benoît entreprit d’élaborer une charte fondatrice, une règle, pour sa communauté au milieu de cette combinaison complexe de facteurs religieux, politiques et culturels. Que signifiait entreprendre un projet de cette nature ?
Au temps de la Règle, le monachisme latin occidental avait déjà presque deux cents ans. Dans les premières décades, il était essentiellement attaché aux modèles chrétiens du monachisme oriental, auxquels on avait accès par le biais de traductions de textes grecs et d’œuvres latines d’inspiration orientale (notamment les Institutions et les Collationes de Jean Cassien mentionnées par saint Benoît). Cependant, à l’époque où Benoît légifère – entre les décades 530 et 540 – il existait une tradition littéraire florissante de règles monastiques latines. Le modèle lui-même était une invention latine, inaugurée par les Praeceptum (vers 397) de saint Augustin. Bref, élégant et psychologiquement habile, ce document fondateur pour la vie des communautés d’Afrique du nord se concentrait plus sur les défis de la communauté que sur les exercices spirituels. Ce fut, pour Benoît, un apport précieux pour sa compréhension du souci pastoral et des dynamiques communautaires. Le Praeceptum ne se définit pas lui-même comme une règle mais plutôt comme un libellus, un "petit livre" qui nous rappelle la modeste référence de Benoît à sa "petite règle pour débutants" (RB 73, 8).
À partir du 5ème siècle, une série de règles du sud de la Gaule développèrent ce genre littéraire et plusieurs des thèmes principaux que nous retrouverons dans l’œuvre de Benoît.
Au temps de saint Benoît, le schéma de base d’une règle monastique et le contenu qu’elle devait comporter avaient été travaillés pendant plus de150 années de développement du monachisme latin. Une règle devait être une constitution intégrale et bien organisée de la vie monastique où l’on trouvait des recommandations spirituelles et des prescriptions pratiques. Les thèmes abordés ont évolué en même temps que le genre littéraire : une description de la structure de la direction du monastère, un horaire journalier avec des moments pour la prière et pour le travail, les procédures pour les cas d’indiscipline et la réglementation de l’entrée des nouveaux membres dans la communauté.
Au temps de Benoît – et pendant plusieurs siècles après lui – les règles monastiques étaient considérées comme des documents provisoires. Elles pouvaient être révisées, complètement réécrites ou combinées avec d’autres textes en certaines de leurs parties. La tradition monastique était elle-même soumise à un puissant processus de développement. C’était une époque à la fois attachée à la tradition et riche en créativité : différents maîtres monastiques réalisaient une synthèse entre ce qu’ils trouvaient dans d’autres règles, dans la littérature monastique en général, chez les Pères de l’Église et en partant de leur expérience monastique et de la lectio divina pratiquée sur base de l’Écriture Sainte. Pour écrire sa Règle Saint Benoît lui-même dépend très fortement d’autres sources, spécialement d’une œuvre très vaste et détaillée connue sous le nom de la Règle du maître. Benoît laisse aussi comprendre qu’il espère que son travail sera revu par d’autres. Mais en même temps, il estime que sa Règle doit avoir une certaine permanence, au moins pour sa propre communauté : tous, y compris l’Abbé, doivent se soumettre à la Règle, elle doit rester en vigueur alors que les Abbés se succèdent les uns aux autres. En d’autres mots, la Règle n’est pas un instrument purement administratif. Benoît pensait, sans aucun doute en partant de sa propre expérience, qu’une forme stable et durable de la vie commune avait une grande importance.
Au vu de cette situation historique, nous pouvons rencontrer de grandes différences et à la fois des convergences inattendues avec les circonstances actuelles. Nous vivons dans un monde que ne se caractérise ni par la primauté du spirituel ni par une croyance solide dans les principes de base du christianisme. Pour la plupart des gens, la connaissance de la Bible et des pistes adéquates pour comprendre ses enseignements est assez lointaine. De nombreuses sources d’information et d’occupation sont en concurrence avec l’enseignement chrétien et biblique – et presque toujours l’anéantissent. Après l’expérience terrifiante des dictatures et des totalitarismes, nous avons pris l’habitude de nous méfier des hiérarchies humaines et des hommes de pouvoir. Les erreurs humaines de l’Église nous sont devenues douloureusement familières. Le culte de la jeunesse et la fausse sécurité du matérialisme s’opposent à notre acceptation du vieillissement et de la mort considérés comme étant le cours naturel de l’existence humaine, parce qu’ils érodent notre capacité à prêter une attention vivante à ce qui nous attend au-delà de la tombe.
Nous vivons en même temps dans une époque de grande incertitude, qui fait légèrement écho au contexte du 6ème siècle dans lequel est née la Règle. Nous avons peu d’espoir en une stabilité géopolitique. L’euphorie qui a suivi la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide s’est évaporée depuis longtemps. La réaction à l’incertitude prend différentes formes : négation de tout et isolement dans la consommation, fondamentalisme religieux, affirmation violente des identités ethniques qui met en question les états multiethniques. À la différence de l’époque de Benoît, nous connaissons cependant un processus d’urbanisation rapide et un accroissement des échanges commerciaux et de la communication. La tendance de notre époque n’est pas de se réfugier à la campagne à la recherche de subsistance et de paix mais plutôt de se déplacer vers les villes. La migration urbaine entraîne une érosion supplémentaire des formes traditionnelles de communauté et de soutien mutuel. En devenant internationale – à court ou à long terme – la migration se fait encore plus déstabilisante. Nous ne savons pas combien de temps dureront ces tendances et si elles seront tenables dans la durée, mais elles sont la réalité à laquelle nous devons travailler aujourd’hui.
Comme éducateurs dans la tradition bénédictine, nous pouvons nous appuyer sur le sol ferme d’une tradition vénérable et éprouvée qui repose sur le rocher solide qu’est le Christ. Nous aussi, tout comme ceux que nous éduquons, nous avons reçu la marque des forces culturelles de notre temps. Á l’occasion des conversations au cours de cette rencontre, nous aurons l’occasion d’explorer ce que la tradition bénédictine dit – ou ne dit pas – à ceux qui enseignent ou travaillent dans nos collèges, à nos élèves et à leurs parents, et à nos collègues d’autres établissements.

La Règle et sa pédagogie

Ainsi que nous le savons, la Règle est composée d’un Prologue et de 73 chapitres assez brefs. La longueur de la Règle de saint Benoît est modérée si nous la comparons avec les modèles de son temps. La Règle du Maître, sa source principale, est trois fois plus longue et la « maîtrise » de Benoît se révèle en particulier dans la judicieuse composition qu’il réalise à partir de cette source et des autres. Le schéma de base de la Règle est le suivant :
- Prologue Invitation et exhortation
- Chapitres 1 à 7 Théorie et spiritualité cénobitique
- Chapitres 8 à 20 Liturgie et prière
- Chapitre 21 à 67 Organisation de la communauté
- Chapitre 68 à 72 Un nouveau regard sur la théorie cénobitique
- Chapitre 73 Épilogue
La vision de la Règle sur la pédagogie doit se constituer en partant de tout le texte, depuis Prologue jusqu’au dernier chapitre.

L’école du monastère.

À la fin du prologue, saint Benoît déclare son intention de fonder une « école du service divin » (prologue 45). Le terme « école » (schola) est utilisé de manière indéterminée, comme une analogie, et cette célèbre ligne du Prologue est le seul endroit où nous le rencontrons dans la Règle. Comme nous le savons, ce n’était pas une école du genre de celles que les participants à cette conférence soutiennent ou administrent. Son « école » était un monastère que l’on peut aussi décrire comme un "atelier" (officina, RB 4, 78) ou comme la « maison de Dieu » (domus dei, RB 31, 19 ; 53, 22 ; 64, 5). Dans la Règle du Maître, qui est la source principale de saint Benoît, le monastère est décrit, par contre, en utilisant huit fois le terme de schola, surtout dans les chapitres consacrés à la formation monastique et à la fonction de l’Abbé. Benoît préfère recourir à une variété de métaphores, où chacune exprime un aspect de l’entreprise monastique.
Néanmoins, l’expression « école du service divin » attire notre attention parce qu’elle est située au climax du Prologue, comme le « point d’action » qui fait suite à la longue exhortation à écouter, à s’éveiller et à se mettre en mouvement sur le « chemin de la vie » et du « salut » (Prologue 20-48). Il est important de nous attarder sur ce point. L’école par soi-même – le monastère – n’est pas ce qui importe en dernier lieu. Elle n’est ni le commencement ni la fin. Elle existe en tant que réponse à l’appel de Dieu à la conversion. L’école monastique de Benoît prépare ses étudiants en vue de l’examen définitif (le Jugement dernier) et il pensait qu’il s’agissait d’une réelle épreuve, que l’on n’était pas certain de réussir. Le choix était clair : la vie éternelle ou la mort (Prologue 7. 42 ; 2, 10 ; 4, 45 ; 5, 3 ; 7, 11. 21. 24. 69 ; 72, 1). Sous-jacent à tout, il y a la volonté salvatrice de Dieu pour l’humanité. Le monastère fournit un cadre structuré et propice pour apprendre et pour vivre la volonté divine, et tout le cursus de l’école est déterminé par cet objectif. La mission de cette entreprise la détermine entièrement ! Souvent, Benoît se réfère à l’Abbé/Supérieur comme au « maître » (magister) de la communauté. Il emploie le mot magister non dans sa signification primordiale de « dirigeant » ou de « propriétaire » mais plutôt dans son sens dérivé de « professeur » (prologue 1 ; 2, 24 ; 3, 6 ; 5, 9 ; 6, 6). Ce type de maître n’a pas été investi d’autorité par sa naissance ou par l’exercice du pouvoir, mais parce que les autres membres de la communauté reconnaissent qu’il possède la connaissance et la sagesse, ou, selon les paroles de Benoît : « la droiture de vie et la sagesse de doctrine » (RB 64, 2 ; cf. 21, 4 à propos des doyens). La convergence de la « sagesse » et de la « doctrine » est cruciale : dans le contexte monastique, la connaissance n’est pas une question purement conceptuelle ou d’information. La capacité d’interpréter les données et les événements est également importante. Le sage est capable de trouver un sens à l’information. Lui ou elle ont un point de vue déterminé par la tradition chrétienne et monastique et par l’expérience personnelle. De fait, l’expérience est un des principaux apprentissages du monastère : la critique que saint Benoît formule à propos des « sarabaïtes » - la première espèce de faux moines – est qu’ils n’ont pas eu recours à l’expérience comme leur magistra, leur maîtresse (RB 1, 6). Ils ont des idées au sujet de la vie monastique mais sans aucun enracinement dans l’expérience de la vie ni dans la sagesse qui ne s’acquiert que par la réflexion sur l’expérience. L’Abbé ou l’Abbesse, le Prieur ou la Prieure est le principal professeur de l’école monastique mais il est en même temps un apprenti. La Règle indique que le flux de l’enseignement et de l’autorité a sa source dans le Christ lui-même. Tous dans le monastère - y compris le Supérieur – sont sous l’autorité et sous le jugement du Christ, de l’Évangile et de la Règle (cf. RB 3, 11 ; 64, 20). La Règle n’est pas une réalité en soi, elle relie toujours la vie monastique à quelque chose qui la transcende. La vie monastique se relie à l’Évangile. La Règle nous apporte l’Évangile et nous conduit à lui. Je veux dire « Évangile » dans le sens le plus large du mot. Évangile comme étant la « Bonne Nouvelle » de l’œuvre salvatrice de Dieu à travers Jésus Christ, comme un message que nous croyons pouvoir rencontrer au fil des pages de toute la Bible et pas seulement dans les quatre livres que nous appelons « Évangiles ».
Saint Benoît décrit les cénobites appartenant à un monastère comme ceux qui servent sub regula vel abbate, « sous une Règle et un Abbé » (RB1, 2). La Règle vient avant l’Abbé car elle est la connexion avec l’Évangile. La Règle elle-même est appelée « maîtresse » (magistra) et tous dans le monastère – du dernier novice au Supérieur – sont obligés à la suivre (sequatur) comme maîtresse (RB 3, 7). Le rôle principal du Supérieur du monastère consiste donc à interpréter et à appliquer l’enseignement de l’Évangile – c’est-à-dire de toute l’Écriture Sainte – à travers la Règle et l’expérience de la vie prescrite par la Règle.

Éléments fondamentaux de la pédagogie de Benoît

Après cette introduction, nous pouvons enfin aborder les idées spécifiques que nous offre la Règle à propos du travail éducatif. J’espère que cette introduction vous aura aussi rappelé que Benoît nous propose un chemin de vie chrétienne et non un manuel de techniques. De ce chemin de vie, nous pouvons déduire des valeurs importantes pour le travail auquel nous avons été appelés. Je vous présenterai maintenant les valeurs que je considère comme étant les plus importantes.

Écoute

J’ai déjà dit que nous sommes tous des apprentis, dans le monastère de Benoît. En face du Christ, tous sont des disciples, c’est-à-dire des personnes qui apprennent. Tous sont à l’écoute de la Parole partagée à l’Office divin et méditée pendant la lectio divina. Benoît se fait l’écho de la tradition quand il déclare « qu’il revient au maître de parler et d’enseigner et au disciple de se taire et d’écouter » (RB 6, 6). Cependant, il modifie significativement le ton absolu de cette déclaration par d’autres indications au sujet des rapports au sein de la communauté. Il permet aux membres de parler quand ils sentent que c’est important (RB 6, 68). Il rappelle que l’Abbé doit être attentif à l’opinion de la communauté (RB 3). Les membres de la communauté apprennent les uns des autres : dans l’obéissance mutuelle (RB 71), dans les conversations formelles, où même le plus jeune peut être choisi par le Seigneur pour dire à tous la parole nécessaire (RB 3). Il est remarquable que le premier mot de la Règle soit « écoute » (osculta), mais ce qui vient après est encore plus significatif. Pour Benoît, l’apprentissage n’a pas seulement une direction. Il ne passe pas seulement du maître vers le disciple, du professeur vers l’élève, mais il est une exploration vraiment partagée, une attention portée aux traces de la Divine Sagesse, partout où elles se trouvent.

Priorités et perspectives

Il y a dans la vision du monde de Benoît des choses qui sont plus importantes que d’autres. Il affirme catégoriquement que les moines ne doivent rien « préférer au Christ ou à l’amour du Christ » (RB72, 11 ; 4,21), en s’éloignant des préoccupations quotidiennes et des mille distractions de la vie. La recommandation se fait plus précise et concrète quand il signale que « rien ne doit être préféré à l’Office divin » (RB 43, 3). Il nous offre en même temps une vision générale et une application concrète sur la manière dont nous devons organiser notre temps. Ces priorités sont à l’origine de l’affirmation abrupte mais importante de Benoît qui nous rappelle le sens de la vie : « avoir chaque jour la mort présente devant les yeux » (RB 4, 47). Élever le regard et maintenir la perspective est un énorme défi pour les éducateurs d’aujourd’hui, quand s’accumulent les questions sur le temps qui est trop rare et sur les expectatives de rendement. Donner au Christ la première place, en accordant une priorité concrète à la prière et à la louange, tel est le cadre d’ensemble d’une vision bénédictine de l’éducation.



L’apprentissage réside dans l’interaction

La Règle crée un réseau de relations. Le Prologue commence par une invitation individuelle : « Écoute mon fils les enseignements du maître… » (RB prologue 1), pour s’ouvrir aussitôt à la motivation communautaire en utilisant la première personne du pluriel. Dans la dernière phrase de la Règle, il reprend la deuxième personne du singulier – plus intime – qu’il utilisait en commençant : « toi qui t’efforces de parvenir à la patrie céleste, observe cette Règle brève que nous avons rédigée comme un simple commencement » (RB 73, 8). Benoît imagine une communauté formée par toutes sortes de relations, de l’accompagnement individuel aux activités qui rassemblent toute la communauté. Il est significatif que les châtiments prévus pour ceux qui transgressent ce qu’on attend de la vie communautaire soit l’isolement : le travail de formation du monastère réside dans l’interaction entre ses membres.
Benoît voit le Christ dans toute la communauté et dans les hôtes que celle-ci accueille. Cette vision tisse les différentes relations qui formeront le Corps du Christ. Elle nous rappelle la merveilleuse image du moine Dorothée de Gaza, qui vécut quelque temps après Benoît. Dorothée décrit la vie humaine comme une roue dont l’axe est le Christ. Le Christ nous invite à nous rapprocher chaque fois plus de Lui. Dans la mesure où nous allons vers Lui, vers le centre, simultanément nous nous rapprochons les uns des autres puisque nos itinéraires individuels convergent tous vers le Christ, tout comme les rayons d’une roue convergent vers son axe.

Les relations ont un ordre

Certains lecteurs modernes pensent que la Règle établit un système de relations extrêmement formel, une sorte de protocole religieux composé de titres, de rangs et de déférences basés sur l’ancienneté. L’observation est juste : dans le monastère de Benoît chacun occupe une place déterminée – un ordre – en fonction duquel sont régies toutes les situations pratiques dans la communauté. Il y a un protocole qui indique comment un jeune moine doit se comporter par rapport à un aîné et vice versa. Les jeunes doivent s’adresser aux plus anciens avec un titre qui indique le respect, « vénérable aîné » (nonnus), et les anciens doivent s’adresser aux jeunes avec affection fraternelle, « frère » (frater RB 63, 12). Les jeunes demandent la bénédiction de leurs aînés et leur offrent leur chaise (RB 63, 15-16). S’il y a une friction entre un aîné et un plus jeune, Benoît impose que le plus jeune s’excuse le premier (RB 71, 6-9).
Toutes ces indications offrent l’image d’un ordre nettement traditionnel et peut-être exagéré pour une communauté chrétienne. Cependant, Benoît ne reproduit pas l’ordre extérieur à l’intérieur des murs du monastère, au contraire, il établit consciemment une subversion de cet ordre. Dans le monastère, le rang n’est pas déterminé par l’âge, la classe sociale ou le niveau d’éducation, mais uniquement par le critère objectif du moment où chacun est entré dans la communauté. Tous les autres critères doivent être laissés à la porte. À l’intérieur du monastère existe un ordre nouveau où chacun à la possibilité de se développer sans se préoccuper de son origine familiale ou de tout autre critère. Au vu de la stratification accentuée de la société du 6ème siècle, cela correspond à une véritable révolution. Il est remarquable que Benoît insiste sur le fait que l’usage de titres (« vénérable aîné » ou « frère ») devait donner à chacun – quel que soit le degré d’humilité de son origine – la dignité qui correspond à cette manière d’être appelé.
Comme pour toute communauté humaine, ce nouvel ordre exige un certain degré d’organisation. Benoît sait que tout être humain a besoin de savoir où il se situe, aussi bien au sens littéral que figuré. Une communauté n’est pas une masse amorphe mais, comme dans une famille, il y a des rôles et des lieux. L’ordre de saint Benoît accueille ce principe sociologique de base sans se soumettre aux versions oppressives d’hiérarchie et d’ordre qui caractérisent les sociétés séculaires. Mais il n’en reste pas là. Pour garantir une interaction normale entre les personnes il faut pouvoir compter sur le filet de sécurité constitué par la structure et le protocole, mais il y a un ordre supérieur auquel nous sommes tous appelés. Dans l’ordre de la charité, nous transcendons toute distinction superficielle et nous entrons en relation en reconnaissant le Christ dans les autres et en nous-mêmes. Cet ordre implique la déférence mutuelle, même si cela nous coûte, même si l’autre personne n’a sur nous aucun rang, aucune autorité formelle (RB 72)
La Règle insiste sur cette déférence mutuelle, cet altruisme, cette plénitude de l’amour à l’imitation du Christ. Nous savons tous que les exigences de la charité peuvent être féroces. Pour cela, nous avons besoin de nous appuyer sur l’amabilité quotidienne et sur les attitudes qui fluidifient nos interactions de chaque jour. Dans nos monastères et dans nos collèges, c’est un défi réel que de trouver l’équilibre exact entre le formel et l’informel, entre l’ordre prescrit et l’esprit de corps naturel qui rend la vie communautaire attrayante. La capacité bénédictine à reconnaître en même temps la nécessité d’un ordre formel et celle de transcender le pur formalisme est un art véritable.

L’apprentissage est un processus

J’ai déjà dit que Benoît pense que l’existence humaine a une finalité, la vie éternelle, et que « l’école du service de Dieu » est là pour nous aider à répondre à la volonté salvatrice du Christ. La recherche de la connaissance et de la sagesse dans un contexte bénédictin n’est pas pour autant une fin en soi. Néanmoins, le ciel nous paraît trop lointain et nous avons besoin de quelque chose de plus proche, de plus concret, pour cibler nos efforts. Pour Benoît, ce « quelque chose de plus proche », c’est l’humilité. (Jean Cassien, de son côté, avait suggéré la « pureté du cœur »). Benoît consacre son chapitre le plus long à souligner l’importance de l’humilité comme vertu intégrante de toute la vie monastique. L’humilité est sa manière de désigner ce que nous appellerions une acceptation mûre de nous-mêmes, unie à la reconnaissance de l’existence d’un Dieu qui soutient l’univers avec providence et miséricorde.
Les douze degrés par lesquelles l’homme accède au « sommet de l’humilité » sont un mélange d’attitudes et d’expériences. Les uns sont comme des méthodes que nous pouvons appliquer, tandis que les autres nous viennent sans que nous les ayons voulus ou attendus. Les douze degrés nous suggèrent que l’humilité est un projet à long terme, qui se déploie au long des différentes étapes de la vie. Benoît sait très bien que notre vie n’est pas un voyage sans difficultés jusqu’au succès. Sur le chemin de la vie, nous connaissons des reculs et même des chutes. Ce qui compte, c’est la manière dont nous répondons à la crise, quand elle survient, ou, si nous ne parvenons pas à réagir au moment même, la manière dont nous arrivons plus tard à comprendre ces expériences.
Les personnes qui lisent la Règle pour la première fois ont tendance à souligner un des degrés les plus importants – et le plus « contre-culturel » de l’échelle de l’humilité : Le septième degré de l’humilité consiste non seulement à déclarer, en paroles, être le plus humble et méprisable de tous, mais à se sentir tel aussi au plus intime de son cœur, en s’humiliant et en répétant avec le prophète : « Je suis un ver, et non un homme, la risée des gens et le rebut du peuple » (psaume 21 (22), 7), « Je me suis exalté et j’ai été humilié et confus » (psaume 87 (88), 16). Et encore : « il m’est bon d’avoir été humilié, afin d’apprendre tes commandements » (psaume 118 (119), 71, 73). Dures paroles ! De même pour le quatrième degré d’humilité qui invite à accepter en silence la souffrance inévitable (RB 7, 35). Mais c’est une leçon de vie fondamentale. Comme le suggère Benoît quand il cite le psaume 118 (119), 71, l’écroulement des choses autour de nous – et à l’intérieur de nous – peut se transformer en un espace d’apprentissage : « il est bon d’avoir été humilié, afin d’apprendre tes commandements ». La beauté de la doctrine de Benoît se révèle dans le portrait qu’il nous fait, au douzième degré d’humilité, de la personne vraiment humble : il est devenu transparent pour Dieu et pour les autres, offrant toujours le même visage – son vrai visage – à ceux qui l’entourent (RB 7, 62-63). C’est le fruit de la souffrance quand elle est accueillie et comprise intérieurement.
Ces leçons ne s’apprennent pas au collège parce que, pour la majorité d’entre nous, cette sorte de crise survient plus tard dans la vie. Cependant, il existe des outils d’honnêteté et de confiance qui doivent nous rendre capables de surmonter ces crises, quand elles arrivent. Nous pouvons offrir par avance ces outils à nos étudiants, en les leur enseignant par la pratique et par l’exemple. Ceux d’entre vous qui ont vécu de telles expériences et qui ont acquis la sagesse que nous enseigne l’école de la vie sont un vrai cadeau pour leurs élèves et pour leurs collègues.
Certaines leçons sont plus importantes que d’autres. Comme je l’ai déjà indiqué, la schola de Benoît offrait un curriculum assez limité et essentiellement centré sur la Bible et ses commentateurs et sur d’autres écrits monastiques de base (RB 64, 9 ; 73, 5). L’éventail des matériaux considérés comme significatifs pour un moine du 6ème siècle était plus étroit qu’aujourd’hui, et certainement plus réduit que pour n’importe quelle école moderne. Dès le haut Moyen-âge, les bénédictins avaient développé un cursus plus complet en suivant de près le modèle de l’éducation classique, qui fut la norme pendant plusieurs siècles : langues classiques, grammaire, rhétorique, philosophie, théologie, musique. Certains se plongeaient un peu plus dans les mathématiques et dans les autres sciences. L’importance était définitivement donnée aux lettres, surtout à la Bible, ainsi qu’à la liturgie et aux Pères de l’Église. Le but était toujours l’approfondissement de la vie spirituelle grâce à une compréhension plus profonde des sources et de leur usage dans la liturgie.
L’éventail de connaissances que nous espérons trouver chez une personne éduquée est beaucoup plus large et nous n’en attendons pas moins de nos collèges. Quelle orientation Benoît pourrait alors nous donner pour élaborer un projet de cursus d’études ? En premier lieu, il nous invite à nous fixer une mission et à la garder toujours présente à l’esprit. L’océan d’informations disponibles aujourd’hui et l’immensité des connaissances humaines accumulées nous poussent vers un large spectre de matières et nous empêchent d’en privilégier certaines ou de nous plonger profondément en elles. Nous pourrions dire qu’une des caractéristiques d’un collège bénédictin doit être la compénétration de matières à signification humaine profonde plutôt qu’un simple entraînement professionnel en vue d’obtenir un bon emploi et d’y rencontrer le succès. Nous ne pouvons pas ignorer ce type d’entraînement, mais il ne devrait être ni le seul ni le plus important objectif de nos efforts.
Ce thème des priorités dans le cursus d’études ne concerne pas seulement les matières et les branches que nous enseignons. Nous savons que l’information que nous dispensons à nos élèves entre et sort très rapidement. Il y eut un temps où moi, par exemple, je connaissais le calcul, la chimie et où je pouvais nommer tous les os du corps humain. Mais il me reste aujourd’hui très peu de ces connaissances acquises au prix de tant d’efforts. Ce qui reste c’est l’entraînement de l’esprit et de la mémoire qui a été nécessaire pour apprendre ces matières. Nous savons que le cœur de la spiritualité bénédictine est la lectio divina, une manière de lire la bible qui consiste plus en une attitude qu’en une technique. La lectio commence par l’honneur que l’on donne à la Bible et à Celui qui l’a inspirée. Lire et écouter vraiment le texte est une chose qui prend du temps (à l’époque de Benoît, toute lecture, y compris la lecture solitaire, se faisait à haute voix), pour méditer sur la manière d’appliquer ce qu’il dit à notre propre vie, pour attendre les élans intérieurs d’où jaillira notre réponse à ce que nous avons lu, pour nous tourner vers Dieu dans notre prière pour nous-mêmes et pour ceux qui ont besoin de notre prière. La lectio nous conduit naturellement vers le chant et vers le mouvement rituel de la liturgie, elle inspire la composition poétique et elle suggère l’interprétation de la Bible dans les arts plastiques. La lectio nous offre un point de départ vers lequel nous pouvons toujours revenir dans notre recherche de Dieu.
J’aimerais suggérer que la lectio divina nous offre un modèle d’apprentissage. Ne devrions-nous pas enseigner à nos élèves des collèges bénédictins, comment lire un texte, comment approcher une œuvre d’art d’une manière qui leur inspire un profond respect pour l’œuvre et pour celui qui l’a créée, d’une manière qu’ils reconnaissent que l’être humain s’épanouit dès qu’on stimule sa créativité et sa capacité à s’exprimer en une variété de formes, d’une manière qui encourage les enfants à appliquer ce qu’ils apprennent à leur propre vie et aux besoins du monde dans lequel ils vivent ? Ce sont précisément ces qualités qui sont menacées quand l’éducation se mesure exclusivement à l’aune de la quantité, des standards des professions séculières ou des tendances culturelles. La vie de nos élèves sera marquée par une avalanche continuelle d’informations. Si nous ne leur inculquons pas une manière d’approcher la connaissance qui les garde enracinés, nous ne les éduquons pas fidèlement dans la tradition bénédictine.

Du 6ème au 21ème siècle

Bien que je me sois concentré principalement sur l’enseignement de saint Benoît, j’ai indiqué, au cours de cet exposé, quelques-uns des thèmes auxquels nous sommes confrontés comme éducateurs de notre temps. Nous provenons de cultures et de types d’établissements de formation différents, mais nous vivons tous dans le 21ème siècle. Je n’ai pas la prétention de donner des instructions ni de dire comment les choses doivent se faire, puisque c’est vous qui vous êtes les experts. J’espère que ces simples paroles vous aideront. Notre Père Saint Benoît, prie pour nous !