P. Boniface Tiguila, osb, Agbang
Le P. Boniface Tiguila, bénédictin, est le fondateur et le Prieur actuel du monastère d’Agbang au nord Togo.
L’auteur met en garde contre une inculturation superficielle ou que l’on croit faite une fois pour toutes. Il prend le cas de son pays, l’Afrique de l’Ouest. Les missionnaires ont fait comme ils pensaient. En fait, sans une vraie connaissance du patrimoine traditionnel que seuls les Africains peuvent avoir, il n’y a pas d’inculturation qui dure. Il nous donne un exemple d’inculturation dans sa communauté d’Agbang : reprise d’un geste traditionnel lors d’une profession perpétuelle d’un frère.
Fondements théologiques
Voilà où s‘enracine le principe théologique de l’inculturation : Dieu est venu parmi les hommes, il s‘est incarné. Il n’est pas venu comme un surhomme mais il est entré librement et pleinement dans une culture, le monde juif, et il a pris sur lui cette réalité concrète avec tout ce que cela implique dans le mode de vivre, de penser et d’enseigner. Jésus a sciemment commencé son œuvre de rédemption en Israël, il dit être venu d’abord pour les brebis perdues d’Israël (cf. Mt 10,6). À la fin de sa vie Il élargira sa mission aux autres nations : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Mt 28,19). L’Évangile est enraciné dans l‘histoire de la Palestine au temps de Jésus mais il est appelé à embraser le monde entier et à être vécu ailleurs. L’inculturation signifie aussi respecter la vérité de l’homme. Dieu est véridique, il ne joue pas la comédie. S’il se fait vraiment l‘un d‘entre nous il est vraiment noir avec les Noirs. En Afrique il n’est pas expatrié mais chez lui. Malheureusement la foi chrétienne est considérée souvent comme une foi d’importation, parce que la coloration venue d’ailleurs est trop forte. Il faut que cette coloration cède progressivement la place à une adaptation et configuration locale.
Aujourd’hui, les Églises de l’Occident ont abandonné ce processus d’inculturer le monde actuel. Grâce à cette attitude passive des Églises occidentales, le monde a commencé a reprendre ce que une fois l’Église lui a dérobé. Dans ce contexte, les fêtes de la Nativité sont redevenues un rite païen avec échange de cadeaux. Quand l’Évangile est dissocié de l’évangélisation, un premier coup de vent arrive à la balayer. L’Afrique du Nord est un exemple typique. Aux premiers siècles de l‘ère chrétienne le christianisme d‘Afrique du Nord était florissant. L’Islam est arrivé et quelques siècles plus tard cette Église de saints et de martyrs avait disparu faute d’inculturation. L’Église ne doit pas abandonner le dynamisme qui la fait cheminer avec les hommes.
L’universalité exclut toute uniformité. Mais on ne peut pas faire simplement du folklore ou de « l’indigénisation ». Il faut renforcer les valeurs communes qui transcendent les barrières des villages, des régions et des pays et rendent compte de préoccupations similaires. La pierre qui est le Christ est déjà posée ; à nous d’apporter le matériau : les valeurs. Si elles sont de paille le vent les emportera.
L’inculturation est œuvre de Dieu
Il n’est de véritable inculturation que fondée sur la base posée par Dieu lui-même. Dans la lettre aux Philippiens Jésus est présenté comme celui qui n’a pas revendiqué son droit d‘être égal à Dieu (Phil 2,5-11). Il n‘est pas venu chez nous dans la gloire de sa divinité mais Il s’est abaissé jusqu‘à ce qu‘on ne soupçonne plus sa condition divine – et jusqu‘à la mort de la croix ; kénose parfaitement accomplie. Ainsi, lorsque l‘Évangile arrive en un lieu, il lui faut assumer toutes les valeurs de ce milieu de vie pour les habiter. Dans l’épître aux Colossiens saint Paul parle de puissances, principautés et dominations (Col 1,16). En employant ces concepts il recourt à la cosmogonie païenne, il s‘adapte à son auditoire. Au prologue de son évangile, saint Jean dit que le Verbe a tout créé que rien ne fut créé sans Lui – même les monstres marins ! (cf. psaume 148). Aujourd’hui encore il n’est rien qui ne soit rapporté au Seigneur et tout ce que nous voudrions soustraire, nous le soustrayons à la royauté universelle du Christ.
Dieu est chez lui dans les cultures, plus peut-être que dans certaines Églises. « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu‘il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles » (Hébr 1,1). Dieu a parlé à tous et partout, comment penser qu‘Il ait manqué de donner une parcelle de révélation à un peuple ! Telle est la tâche qui incombe à l’inculturation : rassembler toutes ces pierres d’attente pour édifier la Seigneurie de Dieu. Nous sommes envoyés pour collecter tous ces fragments et les rapporter à Dieu. Dieu nous a créés complètement tournés vers Lui. Ce que nous refusons de Lui donner, un autre le prendra, le diable. Il est donc essentiel de tout ramener au Seigneur. Même ce que nous considérons comme notre péché, offrons-le au Seigneur, Il saura bien démêler nos affaires.
Nous avons parlé de la révélation de Dieu enfouie en toute culture. Y aurait-il des fragments n’appartenant pas à Dieu ? Ce serait faire injure au Seigneur que de donner une culture au diable qui n’a rien. S‘il possède quelque chose c’est seulement parce que nous le lui avons donné. Est-ce qu‘une culture serait diabolique ? Ce serait faire injure à Dieu. Souvenons-nous de la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13). Les serviteurs veulent arracher l’ivraie mais le Seigneur leur dit : attendez, laissez croître tous les grains ensemble. La démarcation sera plus nette à la récolte. En arrachant l’ivraie, nous risquons de contrecarrer l’œuvre de Dieu. Notre devoir c’est de tout référer à Dieu afin que toutes les cultures soient illuminées par le Christ et par la lumière de l’Évangile. Dans cette lumière nous verrons mieux ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas.
La situation africaine
Parler d’inculturation en Afrique, c’est faire un peu comme si, tout d’un coup, les enfants réalisaient les erreurs commises par leurs parents. L’Afrique réalise aujourd’hui que les missionnaires ont fait des fautes en nous portant l‘Évangile, nous voulons les corriger. Il ne s‘agit pas de jeter la pierre à qui que ce soit. Au contraire, l’inculturation est une bénédiction autant pour les missionnaires que pour nous chrétiens des premières générations. Chaque fois que la graine de l’Évangile tombe dans une terre, elle se transforme et modifie aussi son milieu. La graine doit s’adapter au milieu et en même temps le transformer du dedans. Voilà l’inculturation. Cela ne concerne pas seulement l’Afrique. L’inculturation est de toujours et partout. Pensons aux premiers voyages missionnaires de Paul et Barnabé ; ils sont confrontés à des problèmes d‘inculturation. Comment trouver un compromis entre les Juifs et les païens devenus chrétiens ? Le premier Concile de l’histoire, à Jérusalem, nous éclaire : non pas transporter une culture telle quelle dans une autre, mais dispenser l’essentiel de la foi – cela suffit.
Lors d‘un discours à Lomé, Jean Paul II a dit clairement que le missionnaire et le théologien doivent d’abord bien connaître la culture dans laquelle ils travaillent. Dieu soit loué que les Européens n’aient pas tenté eux-mêmes d‘inculturer la foi en Afrique, ils ne connaissaient pas à fond notre culture. C‘est à nous d‘œuvrer pour que le patrimoine de l’Afrique devienne un patrimoine dans l’Église et réciproquement. La catholicité de l’Église deviendra une réalité authentique au fur et à mesure d‘un tel échange.
Je suis parfois heurté quand l’Occident considère l’Afrique comme un mineur. On craint chez nous les déviations. Mais combien y en a-t-il eu en Occident ? Si le rite ambrosien est aujourd’hui tout à fait accepté, il était à l‘origine dû à un effort d’inculturation. Et au sein des Églises unies à Rome il y a bien des différences énormes.
Pour l’inculturation, l‘Afrique en est à ses débuts ; tout le continent est conscientisé. Par rapport à d’autres régions africaines, l’Afrique de l‘Ouest est peut-être un peu plus avancée. À mon avis, l‘Afrique de l‘Ouest pourrait jouer un rôle majeur dans ce mouvement d’inculturation ; notre patrimoine traditionnel est encore très vivant. Chez nous au Togo, environ 60 % de la population entretient encore un rapport vivant avec les religions traditionnelles. Pour les chrétiens, nous en sommes à la deuxième ou troisième génération. Il me suffit donc de remonter dix ans en amont pour retrouver mes racines traditionnelles et païennes. Nous gardons tout de même une certaine hantise de ce que l’Occident nous a mis dans le crâne. Mon père était catéchiste ; on lui a répété longtemps que tout ce qui se trouve chez nous est diabolique ; il l’a cru et l’a enseigné. Pour les premières générations de chrétiens il fallait marquer une certaine distance par rapport au milieu traditionnel. On a même tenté de faire des villages chrétiens pour distinguer encore plus nettement les chrétiens des autres.
C’est grâce aux Allemands que je me suis intéressé à ma propre culture. Je suis Cabyé, et très fier de ma culture. Pour nous, les ancêtres sont venus directement du ciel. Un jour je suis tombé sur un livre écrit par un colon allemand. En se référant aux récits des missionnaires, l‘auteur présentait les Cabyés comme la culture la plus primitive et la plus sauvage qui soit. J’ai été mal à l’aise et je me suis demandé : « comment se fait-il qu‘un tiers considère ainsi ma culture ? » Et j’ai cherché à comprendre les racines de ma propre culture. Je pense qu‘un regard extérieur enrichit notre propre regard. Aujourd’hui la jeune génération porte un regard étranger sur sa propre culture, c‘est aussi une chance. Nos prêtres, formés dans les petits et grands séminaires de type occidental, sont souvent fort éloignés de leur propre culture, distanciés.
Contrairement à ce que l’on entend quelquefois, le christianisme n’est pas l’ennemi des cultures indigènes. Je connais mieux ma propre culture depuis que je travaille à l‘inculturation. C‘est en tant que chrétien que je réfléchis à ma culture. Normalement la tradition se transmet simplement, sans donner matière à réflexion. Mais continuer à dire comme avant : « on a toujours fait comme ça » ne mène pas très loin. Pris dans le souffle de la globalisation, tout risque de s‘envoler. À partir du moment où on commence à réfléchir sur sa propre culture on est en mesure de la défendre et de convaincre les gens qu‘elle a une valeur à préserver. L’Église en milieu cabyé a fait un effort énorme et si les Cabyés ont aujourd’hui leur propre tradition écrite c’est bien grâce à l’Église.
Inculturation monastique
À propos d’inculturation toute généralisation est dangereuse. L’inculturation se joue dans le concret. Je me réfère toujours à ma propre expérience ; peut-être pourra-t-on élargir la réflexion par analogie.
Dans la communauté d’Agbang, mon principe de base c‘est que le monastère est une famille africaine. Dans la tradition cabyenne, comme dans beaucoup d‘autres traditions africaines, le père porte toute la responsabilité ; tout est réglé chez lui. La palabre est très importante et c’est le chef qui y convoque les personnes. Chacun dit tout ce qu‘il a à dire sans être interrompu. Et quand chacun est allé au bout de sa logique, la solution apparaît très clairement. Les difficultés proviennent souvent de ce qu’on ne laisse pas aux interlocuteurs le temps d’aller jusqu’au bout de leur logique. Quand quelqu’un est allé au bout de son raisonnement il n’a plus ni argument ni réserve et peut accueillir les arguments des autres. C’est un peu maïeutique : la vérité émerge de la discussion. Le chef est là pour garantir à chacun le droit de parler jusqu’au bout. Il décide quand ce point est atteint et que la vérité est advenue.
Dans la responsabilité deux choses sont en jeu : le pouvoir et l’autorité. Je suis convaincu que le pouvoir est diabolique, et l’autorité divine. Hélas on les confond très souvent. Dans une communauté il faut faire en sorte que la responsabilité se conjugue plus avec l’autorité qu’avec le pouvoir. C’est pourquoi je considère le supérieur d’une communauté monastique comme celui qui accompagne plus qu‘il ne dirige sa communauté. C‘est l‘idéal… mais j‘espère tout de même qu’on est assez indulgent pour supporter de notre part quelques erreurs quand nous cherchons notre chemin.
Chez nous l‘organisation générale est la même que dans les autres monastères. On prend au chapitre les décisions concernant les personnes – l’admission à la profession etc. – mais pour beaucoup de questions je requiers la participation de tous ; nous ne sommes pas très nombreux, c’est donc encore faisable. Il arrive qu‘on élabore les décisions en petits comités. Il n’y a pas de formule rigide mais je désire que la plupart des sujets soient débattus en communauté. Il n’y pas encore de clivage entre jeunes et anciens puisque tous ont à peu près le même âge, mais il y a ceux qui ont collaboré à la fondation d’Agbang et ont accumulé pendant des années une riche expérience monastique.
L’importance de la famille africaine se traduit dans la liturgie de la profession. Au cours de ce rite nous voulons que le moine soit soutenu par trois institutions : la famille paternelle, la famille maternelle, les oncles et tantes. Ces trois institutions représentent une valeur fondamentale en Afrique. Le jeune ne peut prononcer aucun engagement sans la bénédiction donnée de ces trois côtés. Selon le rituel, le jeune profès doit s’adresser longuement à son père, à sa mère, et aux oncles et tantes pour leur demander leur bénédiction avant de s’engager. Nous, moines de sa communauté, nous ajoutons que même si ses parents refusaient de donner leur bénédiction le Seigneur le bénirait. Nous avons adopté aussi un geste de la culture Ewe. Une tante met de l’eau dans sa bouche et la recrache sur le jeune en signe de bénédiction. Si les autres tribus ne connaissent pas ce geste, tous comprennent le symbole : l’eau est une bénédiction chez nous. Ainsi, verser de l’eau sous les pieds de quelqu’un signifie lui souhaiter paix et bonheur sur son chemin.
Pour expliciter le rite de la liturgie de la profession solennelle nous avons introduit un autre élément. Avant la prostration le jeune moine va dire adieu a sa famille. Ensuite, la famille et les oncles le couvrent d‘un linceul, comme un cadavre. Ils transportent eux-mêmes le moine devant l’autel ; on leur dit alors qu‘ils ont rituellement enterré leur fils, ils n’ont plus aucun droit sur lui. Le fils appartient maintenant à la communauté, au point que la communauté devra choisir la sépulture, ce qui est normalement réservé à la famille biologique.
Si nous, moines, nous formons vraiment une famille, les familles de nos frères nous concernent aussi ; c‘est une réalité à ne pas masquer. Une relation avec les familles est nécessaire, pas seulement dans le malheur mais aussi au quotidien ; les rapports s‘en trouvent facilités. Et à chaque profession il y a beaucoup de membres de nos familles respectives, nous sommes devenus une grande famille. Si une famille tombe dans la misère ce ne sont pas seulement les moines mais aussi les autres familles qui lui viennent en aide.
Nous n‘avons pas encore inculturé la liturgie de la Sainte Messe et les horaires. Nous avons seulement adapté les célébrations pour expliciter ce qui s‘y passe. Nous avons évité les changements pour deux raisons.
Premièrement, les jeunes qui arrivent chez nous vivent pour la première fois de leur vie une grande liturgie. Il vaut mieux les laisser entrer dans ce qui existe avant de vouloir faire des modifications. C’est aussi pour cette raison que, dans les premières années, nous avons récité le psautier complet en une semaine ; c’était pour nous en imprégner. Nous nous accrochions aux textes pour qu‘ils deviennent notre nourriture spirituelle. Maintenant nous récitons le psautier sur deux semaines.
Deuxièmement, je ne voulais pas que l’inculturation soit seulement l’œuvre d’un seul. Jusqu‘à présent je suis le seul en mesure de faire des changements – j’ai étudié un peu plus que les autres et déjà vécu une expérience monastique. Or une inculturation qui est l‘œuvre d‘un seul est vouée à l‘échec, ce doit être le travail d‘un groupe.
Enfin, j’ai cherché l’inculturation du monachisme. Au Togo la vie monastique est une réalité très neuve. En Afrique, des choses pratiquées pendant cinq ou dix ans deviennent traditionnelles. Si nous avions simplement copié ce qui se fait dans d’autres monastères, au bout de dix ans tout le monde aurait dit : « c’est notre tradition », cela devenait immuable. Il fallait prendre ceci en compte pour affirmer que, en matière de monachisme, nous pouvions penser autrement. Pour tout ce qui concerne la liturgie monastique : l’accueil au postulat, au noviciat, la profession temporaire et solennelle, j’ai dû travailler rapidement à l’inculturation. Dans la manière de gérer la communauté aussi, les relations entre nous et avec les gens du dehors, j’ai essayé de donner une impulsion légèrement différente de ce qui se fait ailleurs, pour ne pas nous accrocher à un style qui ne serait pas le nôtre.
Utilisateurs connectés
Nous avons 316 invités et aucun membre en ligne