P. Albert Schmidt, osb
Au cours de sa longue vie Romano Guardini (1885-1968) s’est intéressé à des sujets très différents. Mais le point de départ et la référence de ses réflexions étaient la liturgie et l’ecclésiologie ; il présenta dans son ouvrage « le Seigneur » de grandes figures de l’Occident. L'intérêt pédagogique et l’attention phénoménologique, révélées très tôt chez lui, restent déterminantes dans ses écrits ultérieurs de caractère anthropologique et social. Guardini a développé beaucoup de ses intuitions dans le cadre de son enseignement ; il fut professeur à Berlin, à Tübingen et à Munich, de 1923 à 1963, avec une interruption pendant la Deuxième guerre mondiale. Les âges de la vie, signification éthique et pédagogique formait à l'origine un chapitre d'un cours sur les questions d’éthique fondamentale. Ce livre parut pour la première fois en 1953 ; il est aujourd’hui toujours disponible en Allemagne, dans sa 10ième édition, relié et format poche.
L'enfant, le jeune, l’adolescent, la personne mûre et la personne âgée : Guardini divise la vie en étapes. Il sait ce qu'une telle division a d’arbitraire. Pourtant chaque étape paraît comme une "véritable figure de l’existence", qui ne découle pas d’une autre mais qui est ordonnée à l’ensemble. Guardini assigne certaines valeurs aux différentes étapes de la vie, dans lesquelles les possibilités et tâches morales respectives apparaissent. Le passage d’un âge à l’autre est lié à une crise. Il est parfois difficile de quitter une étape, une étape ne peut ou ne veut être vraiment vécue, ou bien on arrive trop tôt dans l’étape suivante.
Les expériences de l'enfant dans le sein de sa mère le marquent pour toute la vie. Dans le processus de naissance même se trouve une crise : l'enfant quitte le sentiment de sécurité du sein maternel. La naissance est pour l’enfant une expérience liée à l’effroi ; si ce passage est mal vécu une mélancolie future pourra trouver là où s’enraciner. L'enfant doit s'acclimater à son existence individuelle. Il ne peut pas encore s'affirmer seul, pour lui le monde est hostile et étranger ; il est essentiel que ses parents l’entourent et qu’il trouve en eux une sécurité. Il a un besoin particulier de protection parce qu’au début il ne fait pas, comme les adultes, la différence entre l'intérieur et l’extérieur, entre la représentation et la réalité. En même temps les éducateurs doivent luui laisser assez d’espace pour qu'il puisse développer sa nature propre. Guardini qualifie le défi éthique de cette étape comme une « croissance enveloppée ».
Ce sentiment de sécurité se relâche lorsque l’enfant prend progressivement conscience du monde extérieur. « L’enveloppe mentale se desserre » et l'enfant expérimente la différence entre l’amical et l’hostile, entre l’utile et le nuisible, entre le bien et mal. La crise de l’adolescence naît du fait que l'affirmation de soi et la pulsion sexuelle, jusqu’alors inconscientes, viennent à se manifester. Précisément parce que le moi est encore incertain, le jeune en train de mûrir s'oppose à l’autorité ; il s’agit pour lui de se détacher de la dépendance pour accéder à l’autonomie, sans s’abîmer dans la révolte. La maturation sexuelle déstabilise et peut amener le jeune à se replier sur soi ou à exploser. L’éducation devra aider ce jeune à accueillir cette nouvelle réalité existentielle et la à la mener en responsable.
Le jeune expérimente la force croissante de sa personnalité et vitalité. Le monde lui paraît ouvert à l’infini et ses forces illimitées. L’absolu l’attire ; il rejette le compromis mais il peut aussi avoir tendance à juger trop vite et à couper court dans la relation comme dans l'action. Des talents précoces étonnants peuvent s'avérer. Dans le choix d’un métier et le choix d’un conjoint ou d’un mode de vie, il prend des décisions qui engagent l’avenir. En tout cela pourtant se manifeste un certain manque d'expérience de la réalité. Le défi de s’accepter soi-même et d’accéder à soi-même exige de trouver une voie entre l’individualisme et le collectivisme. Affirmer sa propre liberté et en même temps se plier aux conjonctures et s’ouvrir aux expérience neuves - cette tension fait partie de la maturation. L’objectif visé n'est pas « une ennuyeux médiocrité, mais quelque chose de très vivant, à savoir un équilibre distrayant ».
Le sentiment d’infinies possibilités vient aussi de ce que la réalité n’est pas encore perçue dans toute sa justesse ; le jeune n’arrive pas à apprécier soi-même et son environnement de façon tout à fait réaliste ; il vit dans un monde idéalisé. Quand paraît la réalité les limites apparaissent aussi. L'idéalisme connaît des échecs : les choses s'avèrent compliquées et des compromis nécessaires. Alors le jeune éprouve sa propre défaillance ; il découvre que lui-même non plus ne fait pas toujours ce qu’il a reconnu comme juste. Le quotidien dans sa médiocrité et la puissance du réel mènent à la crise par l'expérience. Si cet ébranlement est manqué, le jeune devient un fanatique ou un éternel révolutionnaire, ou bien il capitule et s’installe dans un piètre réalisme tourné vers la consommation et la jouissance.
Si en revanche l’expérience de la limite est acceptée, sans renoncer néanmoins à l’idéal, un pas est franchi sur le chemin de la maturité. Le caractère peut se développer et la personnalité se fortifier. L'homme mûr peut tenir debout, en lui-même et pour lui-même, il est en prise avec le réel. Les valeurs importantes de la confiance, de la fidélité et de l'honneur sont intégrées pour juger entre le bien et le mal. L'homme découvre et réalise la durée ; il devient adulte, homme ou femme, capable de porter une famille.
Vers 45 ans arrive une crise par l'expérimentation des limites. Le poids du travail et les charges augmentent tandis que la force, elle, n’augmente pas. La lassitude se fait sentir et une aspiration au repos. L'homme a appris comment vont les choses et comment se comportent les hommes ; à l’attraction de la fraîcheur et de la nouveauté fait place un sentiment de routine. Des déceptions peuvent conduire au dégoût et réveiller la méfiance. Ce désenchantement peut conduire au scepticisme ou pousser à un optimisme de façade ou à un activisme insensé. Ou bien encore l'homme apprend à sourire de nouveau à la vie.
L’homme qui a abandonné ses illusions voit bien les limites et les désordres de l'existence mais il les accepte. Il continue fidèlement à travailler "parce que le sens du devoir trouve en soi sa justification". Dans une telle détermination exigeant discipline et renoncement se parachève la personnalité. La personne peut alors accéder à une supériorité qui lui permet d’être un repère pour d’autres.
L’homme éprouve progressivement le sentiment de l’éphémère et cette expérience s'accélère quand la sensation de répétition s’accentue. En même temps les perceptions s’atténuent, les événements "deviennent plus faibles". Si la personne résiste à cette crise du détachement elle s’accrochera à la vie et aux choses matérielles en refusant de vieillir. L'affirmation de soi peut tourner à l’obstination tyrannique où la personne se pense toujours importante. Qui apprend à accepter la fin autrement que comme un déclin ou une dévaluation surmontera l’envie éprouvée devant la jeunesse et connaîtra le courage et la sérénité.
Alors le vieillard devient un sage "qui sait ce qu’il en est de la fin et l’accepte". Il ne perçoit plus seulement l’éphémère mais aussi l'éternel et sait faire la différence entre l’essentiel et le futile. Les performances et la lutte perdent de l’importance à ses yeux ; en revanche son rayonnement peut augmenter. Avec l’entrée dans l’âge de la vieillesse commence une étape qui montre la dégénérescence - comme parachèvement ou comme ruine. La personne sénile expérimente la diminution des forces physiques, mentales et spirituelles. Elle peut y être indifférente et se fixer et se limiter aux besoins matériels ; ou bien par un sentiment de menace se développera en elle une irritation méfiante. La personne très âgée dépend de l’aide et de la patience de son entourage. Si elle admet ce qui ne peut être changé elle peut rayonner une douce bonté et devenir une bénédiction. C’est alors qu’elle entre dans l’ars moriendi, l’art de mourir.
Toute partition de la vie en étapes est trop schématique, souligne Guardini, mais un schéma aide à comprendre. L’existence reste un tout indivisible. En outre l’auteur analyse les âges de la vie à partir de lui, dans une perspective masculine ; le regard d’une femme pourrait avantageusement compléter. Pour ces deux motifs, la tentative entreprise ici de résumer sa pensée est une entreprise limitée, risquant de prêter à malentendus. Si ces lignes éveillent le désir de se plonger dans le livre et de réfléchir aux différents âges de la vie, cette esquisse aura rempli son office.
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