Le P. Pedro Alurralde est docteur en médecine et moine profès du monastère Sainte Marie de Los Toldo dont il fut le premier Prieur conventuel en 1968. Abbé Emérite du monastère du Christ Roi, El Siambón, Tucumán, il a fondé le monastère ND de La Paix, San Agustín, Cordoba, en 1976. En 1984 il prit la charge de Prieur et fondateur du monastère de Tupäsy, au Paraguay.
En guise d’introduction
Aux étapes différentes de mon histoire, moines et moniales, religieux, laïques, se sont croisés et m’ont accompagné en tant que référents et guides. Après m'avoir aidé à grandir en connaissance de moi-même et à mûrir dans l'amour, ils ont poursuivi leur chemin. Ceci me remémore les mots de l'archange Raphaël. Après avoir accompagné Tobie et soigné Tobit il dit : « maintenant je remonte à Celui qui m'a envoyé. Écrivez tout ce qui est arrivé. Et il s'éleva » (Tb 12,20). Compagnons de route comme Raphaël, ils se sont comportés comme des anges, envoyés par Dieu pour accomplir une véritable mission spirituelle. Jamais je n'oublierai les paroles de celui qui m’a accompagné et orienté dans le discernement de ma vocation. Il était également mon confesseur et le premier évêque de San Isidro. Déjà à l’époque et c’était il y a fort longtemps, il n'aimait pas parler de direction spirituelle. De toute façon, selon lui c’est l’Esprit qui conduit et le guide spirituel doit cheminer au souffle de l’Esprit Saint.
A propos de l’écoute
Un accompagnement spirituel présuppose la conviction que le guide est homme ou femme de la Parole, comme Marie - non pas tant qu’il la prononce comme parole de vie, mais surtout pour qu’il la reçoive comme parole de Salut. Ils seront d’abord et surtout hommes et femmes du sacrement audible : dans la mesure où ils sont réceptifs, ils se changent en icônes vivantes de l‘évangile.
Pour le disciple vaudra chaque jour dans la Lectio divina cette parole : « il éveille chaque matin mon oreille pour que j'écoute comme un disciple » (Is 50,4). On ajoutera la dimension amicale et amoureuse de « la voix du Bien-aimé » (Jn 3,29). Ces deux aspects sont conjoints dans le Nouveau Testament en Marie Madeleine : « Jésus lui dit ‘Marie !’ Se retournant, elle lui dit en hébreu ‘Rabbouni !’, ce qui veut dire ‘Maître’ » (Jn 20,16).
La Règle de saint Benoît prescrit en son chapitre sur les hôtes la nécessité d’entrer avec eux dans un dialogue nourri par la Parole de Dieu : « On lui lit la Loi de Dieu pour l’édifier. Ensuite, on lui témoigne toutes les marques de l'hospitalité – humanitas. » (RB 53,9). Cette parole, implicitement ou explicitement, devra faire intégralement partie de tout accompagnement spirituel.
A partir de ces présupposés nous pouvons aborder l'écoute de ceux qui viennent à nous en quête d’une parole de vie. Nos réponses ne jailliront pas toujours facilement. Parfois nous pourrons seulement écouter avec attention et compréhension. D'autres fois notre réponse se limitera à des gestes de solidarité. Parce que là où défaille la parole naît le geste. Je me souviens de mon père, médecin d’une vaste expérience. Quand nous exercions ensemble, il lui est arrivé de me dire : « si ce patient ne sort pas guéri de cette consultation, il lui sera difficile de se soigner ». En effet la confiance dans le père spirituel est de grande importance. Déjà du temps des Pères du désert, les disciples choisissaient leurs maîtres spirituels.
Dans l’alternance des rencontres et des éloignements, des paroles et des silences, des larmes et des sourires, des clartés et des obscurités, un accompagnement spirituel se développe en esprit et en vérité. Cet accompagnement se déroule en trois étapes complémentaires. D’abord aider la personne accompagnée à grandir en connaissance de soi ; elle racontera sa vie pour pouvoir être bientôt en mesure d’en faire une relecture. L’étape suivante s’enracine dans la tradition évangélique et celle des Pères du désert ; quand on se connaît soi-même il devient nécessaire de se blâmer soi-même. Troisièmement, pour éviter de sombrer dans un complexe de culpabilité masochiste, le protagoniste sera invité à prendre du recul pour s'oublier soi-même et se soucier des autres, mûrissant ainsi dans l'amour et brisant un cercle vicieux qui pourrait générer l’angoisse. Sans parcourir ces trois étapes, il sera difficile d’aborder d’autres aspects particuliers de l'accompagnement spirituel qui viendraient s’ajouter.
Un mystère caché
Un aspect important de l'accompagnement spirituel est la prise de conscience que l'autre, véritable sacrement pascal, sera toujours pour nous un mystère de foi. « Je sais que c'est Pâques puisque j’ai mérité de te voir »1. Or les mystères nous sont offerts plutôt pour être contemplés que pour être pénétrés. J’aime prendre l'exemple de l'oignon. Quand on l’a épluché jusqu’au bout, comme il n'a pas de noyau on n’a plus entre les mains que de l’eau et des larmes aux yeux ! Voilà ce qui pourrait arriver si nous prétendions ingénument nous approprier le mystère de l’autre. En réalité, au fond de l’être est caché le mystère de Dieu ; il se change en un mystère de foi qui jamais ne pourra être entièrement révélé. Dans l'accompagnement spirituel ces mots de l’Exode deviennent réalité : « retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Ex 3,5).
Au tout début, l’accueil a énormément d’importance. On n’entre pas dans le cœur de l'autre avec une mentalité de touriste qui utilise camera, appareil photo et caméscope. Le mystère de l’autre devra être respecté comme très fragile et sacré, il est « un jardin fermé, une source scellée » (Ct 4,12). Quand cette règle du jeu n'est pas respectée, l'autre peut se sentir envahi et dominé ; en conséquence il va se fermer pour s’opposer à ce qu’il considère comme une manipulation spirituelle. Au contraire, si le guide spirituel progresse graduellement, dans le temps et dans l’espace, les résultats seront vraiment positifs et gratifiants pour la personne accompagnée.
La patience est une vertu importante. Ne pas vouloir aller plus vite que les aiguilles de la montre ! Chacun a son rythme, régulé par Dieu et non par le formateur. Il est sage de ne pas catapulter les étapes. Parions avec le Dieu de l'histoire qui sait bien se changer en Dieu de l’imprévu ! Nous devons aider le disciple à croître humainement et spirituellement, l’aider à accepter sa propre réalité, insister sur le fait que la vie monastique, dans la spécificité de son charisme et de ses pratiques, sera un moyen de l’aider à grandir en humanité pour devenir un meilleur chrétien. Souvenons-nous de la parole de Paul VI : « l'Eglise est experte en humanité »2.
« La vérité vous rendra libres » (Jn 8,32)
On oublie souvent l’importance de la liberté dans la vie spirituelle. La liberté dans l'Esprit qu’il faut favoriser dans la personne en formation est une liberté pour servir. Le Seigneur Jésus était souverainement libre pour agir au milieu des hommes mais il n’a jamais usé de la liberté à son propre bénéfice ou pour asservir autrui. Son exemple doit servir de paradigme pour tout ce qui concerne les relations interpersonnelles. On essaie souvent d’exercer sur l’autre une influence qui conditionne et parfois même aliène. Cette méthode change les accompagnés en « alter ego » du formateur ; ils se mettent à penser, à parler, à agir avec mimétisme, perdant leur naturel et leur aisance spirituelle. Parfois, conséquence de cette symbiose, ils entrent dans un stade de régression, de dépendance affective, qui les marginalise et les éloigne d’autres interlocuteurs valides qui pourraient nuancer leurs dires ou, bien involontairement, les contester. Le danger de ces situations, ce sont les conflits à distance, dans lesquels le jeune en formation réagit avec retard mais dans la révolte et l’agressivité ; il rompt dramatiquement les liens qui le tenaient soumis. Ouvrant la fenêtre il jette le bébé avec l’eau du bain.
En opposition à ce qui vient d’être énoncé, considérons maintenant l'amitié qui s’établit assez fréquemment durant la pratique de l’accompagnement spirituel. L’amitié spirituelle aseptisée et chimiquement pure n'existe pas. L'homme est un. Il n'est pas facile de séparer l'humain du strictement spirituel. Un grand moine cistercien, Alred de Rievaulx, définit l’amitié comme « l’expression la plus sacrée de l’amour ». Elle a accompagné saints et saintes, moines et moniales, pendant l'histoire de l'Eglise, contribuant à leur donner une fécondité dans l'Esprit et à assumer leur célibat dans toute sa plénitude.
Le chemin de la filiation
Les écrits des anciens moines nous enseignent que le novice venait auprès d’un « ancien » avec lequel il partageait habituellement sa vie ; renonçant à ses propres critères, il cherchait à recevoir un jour par grâce le don du discernement spirituel. Cela supposait de vivre avec foi et humilité l’ouverture de coeur, comme valeur fondamentale de toute la tradition monastique. Cette méthode sapientielle, basée sur l'expérience et la réflexion, débouchait sur deux considérations fondamentales : se blâmer soi-même et ne pas juger autrui. A partir de ces présupposés commençait le labeur ardu et prolongé de l’œuvre de Dieu chez les jeunes en formation. L’initiation à la pratique des vertus et le combat contre les vices de la nature humaine, en évitant à tout moment de faire déboucher l'initié sur une impasse ou une situation limite ; ainsi il n’oubliera jamais qu’on ne doit jamais désespérer de la miséricorde de Dieu (cf. RB 4,74). Sans tomber dans une passivité ou nonchalante facilité, il sera convaincu que, dans la vie spirituelle, tout est grâce. Il évitera ainsi l’écueil d'un volontarisme autosuffisant qui peut se changer en bouillon de culture d'un orgueilleux pharisaïsme chrétien.
Néanmoins tout ce que je viens de dire ne sera d’aucune utilité si ce n’est pas basé sur ce que nous pourrions appeler un chemin de filiation. Durant l'accompagnement spirituel, une véritable relation filiale s’établit habituellement entre formateur et disciple. Elle devra prendre à tout moment comme point de référence une relation filiale authentique avec le Père, par le Christ, dans l'Esprit. « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (1Jn 4). Dans la littérature sapientielle de l’Ancien Testament et dans les écrits patristiques et monastiques qui lui font écho, le disciple et la filiation sont fréquemment associés. Sans rejeter cette réalité, soulignons que l'accompagnement spirituel a comme mission fondamentale de rendre le jeune en formation toujours plus conscient de sa vocation à la filiation divine, et donc laisser agir l’Esprit. « Il n'y a qu'une eau vive, qui murmure au-dedans de moi et me dit : ‘Viens vers le Père !’ »3.
Du temps de ma formation à Saint Anselme, à Rome, j'ai assez bien connu le P. Anselme Gendebien, préfet des jeunes étudiants. Originaire de l'abbaye de Maredsous et familiarisé avec le legs spirituel de dom Columba Marmion, il fut, pour moi et beaucoup d'autres, un vrai maître de vie spirituelle. Nos conversations prolongées m’ont aidé à comprendre le mystère de notre filiation adoptive en Christ. « Nous sommes moines parce que nous sommes de plus en plus enfants de Dieu » ; j’appris à associer ces mots à la vocation pressante à l'unité dans la vie de monastique. « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé » (Jn 17,21).
L'expérience d'une filiation adulte et mature, radicalisée par le charisme monastique, nous aidera à grandir dans la confiance et la dépendance, aux côtés d'un Père qui ne se dédira jamais d'une Paternité librement assumée de toute éternité, en la personne de son Fils Unique : « Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré » (Ps 2,7).
1 Dialogues de saint Grégoire, livre II, 7)
2 lettre encyclique populorum progressio, 1969, §13
3 Saint Ignace d’Antioche, lettre aux Romains, § 8
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