Extraits d’une conférence donnée par Mère Marie-Madeleine Canat de Chizy, osb., Abbesse de Chantelle, le 23 novembre 2005 à Paris dans le cadre de Monastic, association des monastères français et belges au niveau économique.

Les rapports entre moines et laïcs ne sont pas une question nouvelle mais une question de toujours. Notre contexte d’aujourd’hui en fait une question nouvelle.

Au Moyen-Âge se rassemblait autour de la communauté monastique une familia,constellation de demandeurs d’abri et d’emplois, vivier où l’on puisait ouvriers, palefreniers, procureurs, scribes… Dom Schmitz note combien l’administration d’un grand monastère était chose compliquée dans le Haut Moyen-Âge, rassemblant un contingent nombreux de domestiques et familiers. On distingue, à part de la familia, l’institution des convers et oblats réguliers. Ils sont bien dans cette mouvance mais relèvent d’une grâce propre, d’un appel particulier dont on doit respecter l’originalité. J. Becquet constate qu’ils surgissent dans des périodes de vitalité et de ferveur, comme une « floraison riche d’une poussée de sève intérieure », comme un rameau de la familia qui monte vers la vie religieuse. Beaucoup de convers furent chargés de l’administration, aidés de salariés laïcs ! Dans un contexte de société pauvre ou de misère, l’embauche de « serviteurs » est une forme de partage des biens.

Thomas More l’avait bien compris. « A mon avis, écrit-il, les moines font une charitable aumône en entretenant et soutenant tant de laïcs, qui ne sont pas, à la rigueur, des mendiants, mais qui pourraient cependant, pour la plupart d’entre eux, avoir à tendre la main, si, au lieu de fournir à leurs besoins, ils les envoyaient chercher à se mettre en service quelque part. C’est comme si vous donniez de l’argent à un pauvre homme parce qu’il est dans la nécessité, et qu’en même temps vous le fassiez travailler à votre jardin, de peur que votre aumône ne devienne pour lui une occasion d’oisiveté et de vagabondage ; son travail n’enlèverait rien ni à la nature ni au mérite de votre bienfait. Ainsi, on ne peut dire que de garder des domestiques ne soit pas une aumône alors qu’ils font le service de celui qui les a recueillis et qu’ils tiennent sa maison. La meilleure de toutes les aumônes est de veiller à ce que les gens soient mis à l’abri du besoin et reçoivent bon exemple et bon conseil… ». Au XVII siècle, en France, la réforme monastique a mis hors clôture beaucoup de laïcs. La reprise de la vie monastique après la révolution s’inspirait de la Réforme du XVII siècle, les laïcs étant hors du monastère.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

La société civile est marquée par la promotion de la femme, son accession à tous les postes de responsabilité. Les laïcs sont donc des hommes et des femmes et cela marque les monastères d’hommes : femme médecin, professeur, architecte, notaire, cinéaste… La société écclésiale est marquée par l’accession de laïcs à des fonctions de responsabilité : professeurs, doyens, recteurs, économes diocésains, membres d’un conseil épiscopal, etc…  « Christi fideles laici », l’exhortation apostolique qui a suivi le synode sur les laïcs, peut servir de référence. C’est un très beau texte bâti sur l’image des ouvriers envoyés travailler à la Vigne. « Allez, vous aussi, à ma vigne », vocation de tout baptisé. Il rappelle le caractère séculier de la vie du baptisé laïc. « Le caractère séculier doit s’entendre à la lumière de l’acte créateur et rédempteur de Dieu, qui a confié le monde aux hommes et aux femmes, pour qu’ils participent à l’œuvre de la création, qu’ils libèrent la création elle-même de l’influence du péché et qu’ils se sanctifient dans le mariage ou dans le célibat, dans la famille, dans la profession et dans les différentes activités sociales ».

Nous avons à nous souvenir de ce caractère séculier et à en tenir compte quand nous établissons les horaires, les congés. Nos employés ne sont pas des demi moines toujours disponibles. Ils ont leurs activités culturelles, associatives, communales, paroissiales. Ainsi notre jardinier, homme d’entretien, est très engagé dans sa paroisse ; nous aménageons ses horaires quand il a un groupe de jeunes à accompagner.

Dans nos communautés monastiques, nous avons à nous enrichir de la réciprocité des vocations de baptisés, à faire face à la formation et au travail dans une société de plus en plus spécialisée, qui impose ses lois et ses normes. Avec l’augmentation de la durée de la vie, nous avons à assumer le vieillissement et à tenir compte du manque de jeunes dans beaucoup de nos communautés… D’où organisation multiforme qui fait appel à des professionnels de la santé dans nos infirmeries, à des bénévoles dans certaines taches ponctuelles ou régulières, permanences de magasin ou de standard téléphonique, à des salariés pour tenir des postes avec contrats de travail : économat, comptabilité, secrétariat, cuisine, ménages, jardins, ateliers, etc…

Dans notre communauté, à Chantelle, les travailleurs laïcs ne sont pas tous baptisés et ne sont pas non plus en connivence avec notre vie. Mais nous leur demandons de respecter notre genre de vie et même, nous leur demandons une estime, un désir d’aider notre genre de vie à exister aujourd’hui dans le monde. Nous exigeons aussi la discrétion, clause notifiée sur le contrat de travail. La communauté en retour doit favoriser cette discrétion et rester en retrait, ne pas livrer son intimité, tout en étant très fraternelle. Ce n’est pas forcément aisé. Il faut dire clairement quelle sœur est responsable des salariés. La communauté doit aussi accepter de vivre à visage découvert, d’être connue dans sa fragilité, son péché même. Une vulnérabilité qui nous invite à l’humilité. C’est une belle aventure de « partenariat ». Les employés nous apportent une force de travail, de la jeunesse, un regard autre, une formation et des compétences ; parfois ils peuvent nous remplacer pour nous éviter une sortie de clôture. Ils attendent un vrai travail avec ses composantes (promotion, formation). De notre côté, nous devons oser leur demander ce vrai travail, bannir nos faux scrupules du style : va-t-on se faire ainsi servir ? On ne peut pas trop demander ! Mais ils attendent légitimement que les frères et les sœurs travaillent sérieusement, non en amateurs, en passe-temps, qu’ils tiennent leurs horaires. Entre les laïcs qui travaillent pour nous, nous avons à favoriser l’esprit d’équipe et à éviter les comparaisons, les jalousies, la mauvaise compétition. Comme communauté, nous devons oser témoigner de ce que nous vivons, dans les relations quotidiennes, répondre à leurs questions. Nos employés ne sortent pas indemnes de ce travail dans une communauté monastique. Nous constatons que notre vie pose question. Dans les rapports avec les bénévoles une grande clarté aussi est nécessaire : ils ne sont ni corvéables à merci ni maîtres à bord ! On gagnera à préciser leur mission et à prévoir des évaluations pour permettre à la parole de circuler dans de bonnes conditions.

Nous sommes attentifs au réseau d’échange qui se constitue avec les laïcs. Nous recevons des services, des conseils, des sources de travail et donc de revenus. Nous donnons du travail, des salaires, des relations humaines dépourvues si possible d’agressivité, de compétition ou de harcèlement. Mais nos échanges vont plus loin sur le plan humain, voire spirituel, et nous-mêmes pouvons être interpellés. Un ouvrier disait un jour : « Vous semblez avoir du mal à unifier prière et travail ! Pourtant, si nous ne trouvons pas cela dans un monastère, où le trouverons-nous ? »