Se libérer d'une approche fondamentaliste vis-à-vis de l'Ecriture,de la Règle ou de la liturgie.
Victor Bourdeau, ocso, Abbé de Tamié
Qu'appelle-t-on lecture fondamentaliste ou approche fondamentaliste d'un texte?
C'est en général rejeter les médiations qui existent entre ce texte et sa source. Un musulman a le droit d'être fondamentaliste car le texte du Coran, pour lui, a été dicté par Dieu dans sa littéralité. Mohammed n'est que la courroie de transmission, même s'il y a quelques années entre le moment de la révélation et la mise par écrit. Mais Dieu demeure l'auteur direct des paroles que rapporte le livre. La langue même, l'arabe, est une langue divine. Il n'y a pas incarnation mais seulement révélation sous forme de dictée.
1 - Pour la tradition judéo-chrétienne, Dieu s'est révélé dans une histoire. Dieu a écrit une histoire avant d'écrire un livre. C'est dans sa propre histoire de peuple libéré par Dieu qu'Israël a perçu qui est Dieu et c'est cette histoire même qui est pour lui révélation de Dieu. Même les récits qui parlent du début de la création ou de l'Exode ont été écrits, reliés en un livre, après l'expérience religieuse de l'Exil. Il ne s'agit donc pas d'une histoire relatée au moment des évènements mais d'une lecture historique de la foi d'un peuple. A partir de son expérience unique avec Dieu, Israël relit toute son histoire comme une histoire marquée par cette Alliance unique. Toute son histoire est celle d'un peuple élu par Dieu pour une alliance et une mission. Les évènements anciens peuvent être idéalisés, comme dans une chronique de P .Anthelme, leur but est de transmettre un message, une expérience de foi.
Et cette façon de rédiger l'histoire se retrouve dans le Nouveau Testament. Jésus n'a rien écrit. Aucune parole de l'Evangile ne nous transmet de façon certaine les mots mêmes de Jésus, pour la bonne raison déjà que Jésus parlait araméen et que le texte que nous avons est en grec. Toute traduction est forcément une interprétation, une transposition dans une autre culture. Mais, plus profondément, le Nouveau Testament a pour but de nous transmettre la foi des premiers disciples, une foi réfléchie, approfondie au cours de plusieurs années de vie chrétienne. L'Evangile selon St Jean a sans doute été rédigé 50 ou même 70 ans après la mort de Jésus. Son auteur nous dit explicitement que les signes qu'il rapporte ont été choisis afin que nous aussi, à notre tour, nous croyions. Le but des écrits du Nouveau Testament est de nous permettre de faire la même expérience de foi que les premiers disciples et non d'abord d'écrire une vie de Jésus. C'est une lecture de foi sur l'évènement Jésus. Parmi ces premiers disciples, deux ont fait partie des douze, Jean et Matthieu ; Marc a été disciple de Pierre; Luc est disciple de Paul qui est un converti et qui n'a jamais rencontré Jésus, sinon dans la foi ou selon l'Esprit. Car précisément, cette transmission de la foi des premiers témoins aux générations futures et jusqu'à nous est garantie par la présence de l'Esprit Saint.
Toute lecture de la Bible qui veut faire l'économie de cette médiation de la foi de l'Eglise pour atteindre directement Jésus ou entendre Dieu lui parler serait une approche fondamentaliste. Certes, Dieu peut me parler directement mais le texte inspiré me renvoie d'abord à la foi du Peuple ou de la communauté primitive qui a rédigé ces textes dans le but de me permettre de faire la même expérience de foi. L'assistance de l'Esprit Saint qu'on appelle inerrance me garantit que cette transmission de la foi de ces premiers témoins est authentique. Les textes essaient de me traduire cette foi et toute exégèse n'a d'autre but que de me permettre de mieux rejoindre cette foi pour pouvoir faire à mon tour la même expérience. La réponse croyante du Peuple de Dieu ou de l'Eglise primitive fait partie constitutive de la Révélation. Le texte me renvoie d'abord à la foi de la communauté porteuse de ce texte.
Les Evangiles nous donnent 4 portraits de Jésus, par 4 peintres différents et non 4 photos identiques.
2- Vis-à-vis de la Règle on ne peut pas tenir exactement le même langage. La Règle n'est pas un texte inspiré. Mais saint Benoît veut lui aussi nous transmettre une expérience et nous permettre de faire la même expérience que lui. Cela est très nettement dit dès le Prologue. Sa Règle n'est donc ni un règlement monastique, ni une description précise de la vie que l'on menait au Mont Cassin au début du 6e siècle. Malgré toutes les études historiques, on n'arrivera jamais à connaître dans le détail comment étaient habillés les moines de saint Benoît, comment ils se nourrissaient, comment ils priaient, comment même ils accueillaient les hôtes ou formaient les novices. C'est précisément cette impossibilité d'identifier le texte avec une façon très précise de vivre qui a fait sa pérennité. Dès le Prologue, Benoît invite son lecteur à une expérience de foi, à entendre l'appel de Dieu, et dans le chapitre 73 ou épilogue on retrouve la même préoccupation : c'est une invitation à lire et méditer d'autres écrits de la tradition monastique qui eux aussi nous livrent d'autres expériences à la fois semblables et bien différentes. S.Benoît cite Basile, dont le monachisme ne ressemble guère à celui de Benoît et Cassien, plus marqué par la spiritualité du désert d'Egypte. Il aurait pu citer aussi Pachôme, les moines du Jura ou Dorothée de Gaza, son contemporain. Si on aborde la Règle avec une conception fondamentaliste on dira comme ce Père Abbé : « moi, je ne commente plus la Règle, puisque de toutes façons on ne la vit plus ! » Qu'en sait-il ? C'est précisément l'illusion fondamentaliste de croire que la Règle nous relate avec exactitude le mode de vie d'un moine du 6e siècle. En ce cas, il y a longtemps que ce texte n'intéresserait plus que les archéologues. De quel droit pourrions-nous le proposer à des jeunes d'aujourd'hui ou à d'autres cultures comme l'Afrique ou l'Asie ? Or, on ne peut que constater que ce texte leur parle et leur permet de faire eux aussi une réelle expérience monastique et pas n'importe laquelle, une expérience monastique qu'on peut qualifier de bénédictine. Le passage de frère Giovannic cette semaine, moine de Goïas au Brésil, en est pour nous l'illustration et de même les frères que je vais retrouver à Mokoto dans quelques jours. Seule une lecture non fondamentaliste permet d'admettre un certain pluralisme. Pour une lecture fondamentaliste de la Règle il n'y a qu'une façon de vivre comme saint Benoît, celle qu'on imagine avoir retrouvé dans l'interprétation qu'on fait de ce vieux texte du 6e siècle. En fait, cette interprétation, forcément subjective, risque d'être beaucoup plus éloignée de ce que vivait Benoît et ses moines que si j'essaye, en suivant de près son texte, de retrouver l'expérience de Dieu à laquelle ce texte m'invite.
3- Pour la liturgie, la même attitude peut se rencontrer qui nous fixe sur des textes au lieu d'avoir comme seule priorité de vivre le Mystère. Avec l'Ecriture nous possédons un texte, interprétation de la foi d'une communauté, qui demeure normatif. On ne peut y ajouter ou en retrancher un iota. Ce texte a bénéficié dans sa rédaction de l'assistance de l'Esprit Saint : c'est un texte inspiré.
Rien de tel dans la Règle de Benoît. Ce n'est pas un texte inspiré .au même sens. Mais lui aussi est porteur d'une expérience. Il a pu connaître des ajouts, quelques modifications après Benoît, il nous permet toujours de nous mettre à l'école de Benoît et de la tradition issue de lui. Ce texte fondateur est à recevoir tel qu'il est; on ne peut écrire une autre Règle de Benoît. On a essayé après le Concile de rédiger une nouvelle Charte de Charité : c'est impossible. Les textes fondateurs sont à recevoir tels qu'ils sont. Pour la liturgie, c'est différent : nous avons une pluralité de textes et de traditions. Ces textes continuent d'ailleurs de se créer : Prières eucharistiques, hymnes, rituels. .. Chaque culture, chaque époque les formulent dans sa langue et sa culture. Cela crée une multitude de façons de célébrer les sacrements, les rites monastiques, l'office. Ce qui les unit c'est la même foi et le même mystère célébré. Très vite on a senti le besoin de mettre par écrit certaines façons de célébrer. Mais même un traditionaliste comme Hippolyte nous dit que le prêtre ou l'évêque ne doivent pas prononcer textuellement les mots de sa prière eucharistique mais s'en inspirer pour rendre grâce selon l'abondance de son cœur. Il nous livre un canevas de prière eucharistique. Que dire alors de la liberté dans les gestes, la façon d'apporter le pain et le vin, la façon de se donner la paix ou de recevoir la communion ? On n'est pas encore à l'époque des rubriques. Toutefois chaque aire culturelle a élaboré peu à peu un rituel de plus en plus précis pour éviter les dérives, les abus. Déjà saint Paul donne des règles pour le repas eucharistique et il invite à dissocier l'eucharistie du repas d'agape ; concrètement il demande d'éviter l'ivrognerie et le mépris des pauvres. Nous faisons partie d'une certaine culture, il est normal que nous recevions la forme liturgique dans cette culture. Nous ne sommes pas de culture arabe, ni de rite melkite, ni de sensibilité slave et de rite byzantin, ni même africain et de rite éthiopien. Chaque rite a ses coutumes, ses façons de s'exprimer qui sont comme un héritage familial, une tradition dans laquelle on entre. Ce que j' ai moi-même reçu, je vous l' ai transmis, disait déjà saint Paul. Quand je vais au Mont des Cats je suis les usages du Mont des Cats, à Sept-Fons les usages de Sept-Fons. Mais ces usages, ces pratiques, ces modes de célébrer ne sont pas le cœur de la liturgie. Le cœur de la liturgie est d'entrer dans le mystère. Ma façon d'entrer dans le mystère est très liée à la façon dont j'ai reçu la Parole de Dieu. La liturgie me permet de faire dans ma vie la même expérience de foi que l'Ecriture a voulu me transmettre.
On constate aujourd'hui que, dans notre Occident du moins, mais je crois que c'est un phénomène mondial, les rites tels qu'ils nous ont été transmis sont, dans une certaine mesure ex-culturés. Un humoriste a pu dire que le passage au français a permis de comprendre qu'on ne comprenait rien. Il ne s'agit pas de tout changer car on jetterait le bébé, le mystère, avec l'eau du bain. Il s'agit de nous réinculturer nous-mêmes dans le mystère pour être ensuite capable de réinculturer le mystère dans la culture post-moderne dans la quelle nous vivons. Il n'y a aucune crainte de dérive à avoir si nous partons de l'expérience du mystère. A travers toutes les cultures et expressions différentes nous reconnaissons toujours une eucharistie, qu'elle soit célébrée en rite maronite, arménien, copte ou syro malankar. La liturgie est avant tout le lieu où ma foi se transforme en pratique vécue. Ma foi, et par là même ma théologie, dans la liturgie devient doxologie. Ecriture, Foi et Liturgie doivent demeurer très liées. Elles s'engendrent l'une l'autre. Là est l'essentiel de la liturgie. Les formes peuvent et doivent changer chaque fois que la communauté célébrante, avec ses ministres ordonnés, sent le besoin de dire autrement cette foi d~ une culture différente. C'est ce qui s'est fait tout au long de l'histoire même si pendant des siècles, en Occident tout est demeuré figé. Ainsi frère Maurice nous disait qu'il change la structure de l'office à Melleray en fonction des possibilités et de la sensibilité de cette communauté.
Je termine en vous citant un des témoignages publiés dans le numéro 238 de La Maison-Dieu pour les 40 ans de la Constitution sur la Liturgie de Vatican Il : "Je pense que le premier acquis de ces 40 ans consiste dans le recouvrement du sens de la célébration à partir de la catégorie 'Mystère -Evènement '. En effet, le Mystère pascal est au centre de la liturgie. En tant qu'évènement, le Mystère touche le temps et suscite des actions. Par la liturgie, on fait l'expérience du Mystère, parce qu'en elle on permet à Dieu de continuer à agir comme unique Seigneur des actions des hommes, c'est-à-dire comme commencement et achèvement de l'histoire. Les rites et les prières dont le culte est tissé sont la posture que l'on tient devant le Mystère afin d'y participer. Ils sont, pour ainsi dire, foi en acte, apprentissage de l'acte de croire."[1]
Nos monastères n'ont plus à défricher des terres mais peut-être à préserver l'environnement. Ils ont surtout à aider nos contemporains à retrouver les chemins d'accès au Mystère en leur proposant des liturgies qui rejoignent leur culture d'aujourd'hui. Nous n'avons pas à être des conservatoires mais des laboratoires de liturgie.
[1] Mgr Oiuseppe Busani, directeur de l'Office national de liturgie de la Conférence épiscopale italienne, LMD 238 (2004), p.62
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