Joan Chittister, osb. Erie
"La marque d’un meneur d’hommes" écrit Walter Lippman, "c’est qu’il transmet à d’autres après lui la conviction et la volonté de poursuivre."
C’est une remarque éclairante mais comment cela se passe-t-il?
Aux Etats-Unis, les cadres supérieurs dépensent des milliers de dollars pour participer à des week-ends de "Formation au Leadership". Le menu est standard: définir les objectifs, techniques d’animation de groupe, procédures d’évaluation, définition des rôles, gestion du personnel et méthodes d’interaction. Le matériel est fourni complet avec des statistiques d’ensemble, des manuels d’évaluation, et les résultats des recherches sur le sujet.
Tout cela est intéressant, important même. C’est tout à fait valable, tout à fait efficace et précieux également. Mais ce n’est pas complet. Cela ne vous incite pas à la grandeur. Cela ne stimule pas l’esprit. Cela ne demande pas le type de conviction qui entraîne une autre génération à faire pareil. Cela n’apporte rien d’autre que du profit. Cela produit des produits mais ne fournit pas le modèle qui incite les gens à la fois à entrer en eux-mêmes et à aller au-delà d’eux-mêmes par désir de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes.
Ce qui manque au leadership tourné vers le profit c’est une philosophie de la vie qui lui donne une substance spirituelle, qui promette davantage qu’un savoir-faire, qui forme l’âme autant que le système.
C’est là qu’intervient le monachisme bénédictin. C’est là que le leadership bénédictin, formé par un esprit de communauté plutôt qu’un souci de productivité ou de profit, devient un mode de vie. Plus qu’une simple manière d’obtenir un résultat, c’est une manière de devenir quelque chose de différent dans un monde orienté vers la compétition, la rentabilité et la réussite sociale.
Le leadership bénédictin n’est pas simplement une collection de techniques de leadership–aussi bien fondées qu’elles soient.
Le leadership bénédictin est une question de cœur.
Le leadership dans le modèle bénédictin requiert le développement d’une certaine attitude vis-à-vis des personnes, du travail, de la sagesse, de l’autorité, des relations, du soi qui va au delà du succès, qui est au-dessus de la production.
C’est pour cela que lorsqu’il réussit il réussit brillamment. Les grands abbés et abbesses sont de cette étoffe.
Mais c’est pour cela aussi que, lorsqu’il échoue, il échoue misérablement. L’effet sur une communauté d’un mauvais leadership –un leadership qui se préoccupe davantage du système et des bâtiments, de l’argent, de l’horaire et du règlement que de l’effet de tout cela sur la qualité de la vie monastique- est catastrophique. Lorsque le développement des moines que le leadership est censé servir, lorsque le rôle du monachisme dans le monde devient secondaire, alors –aussi observante que soit la communauté, le cœur de la communauté faiblit.
Le leadership bénédictin, quant à lui, a pour fondement d’édifier la communauté. Il s’agit, par conséquent, de créer l’environnement qui permette à chaque moine de trouver Dieu en lui, de le trouver en l’autre, et de partager cette présence créatrice avec le monde autour de lui.
Le leadership bénédictin requiert une vision du monde totalement différente de celle de son entourage, que ce soit au plan spirituel ou séculier. Il exige une énergie pour les personnes, pas pour le profit, et un engagement pour une théologie centrée sur la création, pas simplement une vie disciplinée –aussi réconfortante spirituellement, aussi sûre moralement que ce genre de spiritualité puisse être.
PERSONNES: Le leadership bénédictin n’envisage pas les sœurs, les frères de la communauté comme des ressources à utiliser. La communauté n’est pas définie comme une force de travail. La communauté est comprise comme un extraordinaire déploiement de dons humains, dont il faut que chacun soit encouragé et honoré. Il n’y a pas d’aptitude qui ne soit ‘monastique,’ pas de sœur dont les aptitudes n’aient pas de valeur, pas de don qui soit inutile, ‘non monastique,’ indésirable.
C’est la responsabilité du guide d’encourager et de mettre en pratique ces dons, en faveur du développement du moine, oui, mais en faveur de la communauté et du monde, également.
LE TRAVAIL: Lorsque j’étais jeune dans la vie religieuse, le travail –les nettoyages– nous prenait tellement de temps que pratiquement aucun autre travail du corps ou de l’âme n’était possible. Tout autre travail était accompli par-dessus le marché, après l’interminable routine du balayage et du lavage à grande eau de sols déjà immaculés. Puis, petit à petit, l’attitude a changé. Le leadership nous amena au-delà de la discipline du labeur au travail du développement humain. Le travail bénédictin, tel qu’il est défini dans la Règle, ainsi que nous le découvrions, consistait davantage à unifier la vie et à sanctifier le monde qu’en une répétition irréfléchie d’un labeur physique considéré comme une finalité.
Le travail bénédictin doit s’appliquer à rendre plus ouvert notre petit segment du monde, plus beau, plus priant, plus hardiment compatissant qu’il n’était avant notre arrivée. Il doit être tout à fait vivant, pas simplement propre.
Le travail, dans le modèle bénédictin, devient le sacrement du moment, accompli suivant le modèle de celui qui guérissait les lépreux et ressuscitait des femmes, accompli dans un esprit inspiré par la prière, par "l’œuvre de Dieu."
C’est la fonction du leadership bénédictin de diriger le regard de la communauté vers la tâche continue de la co-création du monde encore inachevé dans lequel elle existe.
SAGESSE: Les termes "leadership" et "management" ne sont pas synonymes mais on les confond trop souvent. Le "management" est concerné par les tâches quotidiennes. Le "leadership" cherche à faire passer dans un groupe la sagesse des âges. Surtout, il reconnaît la sagesse chez les autres.
Aucun guide vraiment bon ne donne des ordres. Il pose des questions auxquelles il n’a pas encore apporté sa réponse, puis il écoute la sagesse du groupe qui le mène. "Vous ne pouvez être guide," note Rayburn, "et demander aux autres de vous suivre, à moins que vous ne sachiez suivre, vous aussi."
Les bons guides sont aussi des suiveurs. Ils dépassent leur expérience limitée pour toucher les intuitions du reste de la communauté. Ils ne bloquent pas l’Esprit chez les autres; ils se mettent en campagne pour le trouver partout et tout le temps.
Le guide bénédictin connaît l’importance du passage de la Règle de Benoît qui stipule clairement : "Toutes les fois qu’il y aura quelque affaire importante à décider, l’abbé convoquera toute la communauté et, en commençant par le plus jeune...." Le leadership bénédictin ne manipule pas, il tient compte des préoccupations du groupe. Le leadership bénédictin ne guide pas en ne tenant compte que du vote seul. Il est facile d’obtenir des votes. L’engagement demande de prêter la plus grande attention aux questions les plus graves du groupe.
AUTORITE: Le monachisme bénédictin repose sur la fonction du chapitre. Ce n’est pas une écoute dans le style militaire d’un seul individu qui est demandée dans la Règle. La fonction du guide dans la communauté bénédictine ne consiste pas à construire une monarchie ecclésiastique où il a le premier, le dernier et le seul mot à dire. C’est de permettre la découverte de la vision de la communauté, des réponses de la communauté, des intuitions de la communauté.
Le guide bénédictin, par conséquent, doit être sensible aux questions capitales auxquelles un groupe est confronté et fournir les ressources nécessaires pour permettre au groupe d’y répondre pour lui-même.
Les guides d’une communauté monastique n’assument pas automatiquement qu’ils possèdent eux-mêmes toutes les réponses possibles à toutes les questions possibles de la vie. Ils ne croient pas non plus que ‘l’autorité’ soit un substitut pour l’humilité.
Au contraire. La guide bénédictine connaît ses limites. Grâce à cela, elle est équipée pour voir les talents des autres, les engager, les accueillir dans les questions du jour et la définition de la vision de l’avenir.
RELATIONS: Une réelle guide de communauté monastique n’est pas menacée par celles de la communauté qui sont tout aussi intelligentes ou plus intelligentes qu’elle. Au contraire, elle est plus forte du fait qu’il y en aura toujours dans le chapitre qui sonneront le tocsin d’avertissement qu’elle n’entend pas, feront briller une lumière dans son obscurité et apporteront les dons qui lui manquent pour rendre possible ce que le groupe décide qu’il convient de faire.
L’autorité bénédictine est ouverte à l’intelligence, aux soucis, aux idées, aux questions et aux mises en garde des autres. Les personnes autoritaires ne sont pas une rareté, et la plupart des personnes qui manquent de confiance en elles le sont. Le leadership est la grâce et le don de Dieu qui met au jour les talents du groupe entier.
LE SOI: C’est de savoir que chaque sœur est importante, que chaque sœur elle-même a un but dans la vie et que chaque sœur a le droit et la responsabilité de parvenir à son plein épanouissement qui fait toute la différence entre guider un groupe vers son épanouissement et organiser un groupe pour produire un produit. Le rôle du guide bénédictin n’est pas de réprimer les sœurs pour le système. C’est le développement de la vie spirituelle et psychologique de chacun des membres pour la créativité de la communauté entière qui fait de la communauté elle-même un témoignage fort de la volonté de Dieu pour toute l’humanité. "Que sont devenues les vignes que vous aviez dans le temps?" demandai-je à une communauté de bénédictins. "Eh bien," dirent-ils, "au début, les frères pressaient les raisins. Au fil des années, les raisins ont commencé à presser les frères. C’est alors que la communauté a décidé d’abandonner la vigne."
La notion que ce que nous faisons est pour le développement de la communauté, et non la communauté pour le développement implacable du travail, est une leçon du leadership bénédictin qu’il faut apprendre à ses dépens.
Les guides bénédictins eux-mêmes sont là pour faire advenir la plénitude de l’humanité, écouter la communauté, respecter les talents des autres, et permettre à la communauté de développer une qualité de vie qui fait au monde qui l’environne le présent d’une hospitalité aimante, du partage des ressources, de la justice pour tous et un signe de la vie co-créatrice.
Ces éléments ne sont pas la marque du leadership dans le monde des affaires. Mais c’est précisément cela qui est impliqué dans le commandement bénédictin d’ ‘écouter.’ C’est ce respect du leadership pour l’autre, le développement de l’autre et une ouverture aux idées de l’autre --qui crée le genre de vie qui est bonne et qui est un don pour beaucoup-- qui rend le leadership bénédictin capable de transmettre à d’autres après lui la conviction et la volonté de poursuivre.
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