L’inculturation est soulignée de nos jours comme une tâche importante. Mais nos communautés sont probablement plus fortement inculturées que nous ne l’imaginons. Les modes de pensée et les problèmes des sociétés dans lesquelles nous vivons influencent nos moines et moniales, nos abbés et abbesses. Ainsi, dans notre société occidentale, l'accent de liberté individuelle et de responsabilité individuelle a contaminé quelques uns d’entre nous et mis l'autorité des supérieurs en question. Nombreux sont les frères et soeurs qui ont quitté nos communautés parce qu'ils ont considéré l'idéal de l'obéissance comme antique et dépassé. L'homme libre semble ne plus pouvoir entrer dans l’obéissance telle qu’elle est exigée dans la règle de saint Benoît.
1. L'autorité de l’Abbé dans le contexte de la liberté et de la démocratie modernes
Je n'affirmerais pas toutefois simplement que l'autorité en soi est généralement remise en cause, mais bien plus l’art et la manière dont cette autorité a parfois été exercée. La demande fondamentale du chapitre 3 de la règle de saint Benoît, à savoir d’inviter tous les frères lors des questions à débattre et des décisions à prendre, fut largement oubliée. Elle a été restreinte aux chapitres et conseils prescrits par les constitutions, c’est-à-dire aux seuls cas juridiquement prescrits. Or il s'agit de convoquer toute la communauté, « toutes les fois qu’il y aura dans le monastère quelque affaire importante à décider » (RB 3,1). Ces cas sont beaucoup plus nombreux que les constitutions le prévoient. Où par exemple l’exercice de l'autorité dans une communauté est-elle soumise à discussion ? Beaucoup se plaignent du manque de jeunes, mais où cette question est-elle examinée au sein de toute la communauté ? Il est heureux qu'entre-temps beaucoup de communautés aient introduit des réunions informelles. On entend dire parfois, par des frères plus anciens, que de telles réunions ne servent qu’à produire beaucoup de discours et gaspiller du temps. Mais le parcours d’une communauté ne saurait être seulement l’affaire de l’abbé, il doit être l’affaire de tous. Il ne s'agit donc pas d’un besoin inconvenant des plus jeunes. Saint Benoît fait remarquer en outre que « souvent le Seigneur révèle à un plus jeune ce qui est le meilleur » (RB 3,3).
Nous sommes trop peu habitués à parler ensemble et à prendre part à une conversation de façon à la fois modeste et libérée de la crainte. Nous avons suffisamment expérimenté que, malgré les injonctions de saint Benoît, plusieurs frères défendent « effrontément et avec opiniâtreté leur manière de voir ». Une aide de l’extérieur, un modérateur ou ‘facilitateur’ peuvent parfois s’avérer bien opportuns. Il revient à l’abbé d’installer une souveraine liberté, il doit créer un climat dans lequel tous auront le courage d’exprimer leur avis. Son autorité ne sera pas diminuée mais augmentée s'il encourage les frères à donner librement leur point de vue. Il doit donner à chacun le sentiment que sa manière de voir n’est pas étouffée mais prise au sérieux et soumise à discussion. Un abbé ne doit pas s’accrocher à son autorité, pas même inconsciemment, mais il doit l’exercer d’une manière généreuse et souveraine.
Il est évidemment plus simple de penser les choses et de les décréter assis dans son bureau. Il m’est arrivé de dire avec ironie à un abbé qu’il était plus facile de conduire un troupeau de moutons dressés qu’un groupe d'hommes adultes mus par une pensée autonome. Tel est bien là l'art de la direction. C’est seulement dans ce cas que chacun des frères se sentira pris au sérieux, qu’il prendra sa part de réflexion, qu’il se sentira co-responsable et qu’il donnera le meilleur de lui-même. Le genre absolutiste eut parfois des fondements théologiques dans le passé, lorsque l’abbé était considéré comme porteur de l’Esprit pour la communauté. Mais c’est toute la communauté qui est dirigée par l’Esprit Saint, même si les dons de la grâce sont variés.
Accepter une contradiction de sa propre opinion n'est pas chose aisée. Mais un abbé ne doit jamais succomber à la tentation d’exercer un pouvoir ou d’imposer son avis. Lui aussi, lui surtout, est au service de la communauté. Si un abbé ne possède pas cette souveraine liberté il court le risque d’être pris par la peur. L’étape suivante sera la manipulation. C’est tragique pour une communauté et pour un abbé quand on a l'impression que l’abbé est manipulateur. La confiance envers l’abbé disparaît à plus ou moins long terme. Regagner la confiance est un processus difficile, voire impossible. Cela conduit à l’amertume des deux côtés. L’abbé n’a souvent plus comme issue que de résilier sa charge ; dans une telle situation la conversion nécessaire de l’abbé, et de la communauté, ne s’avère possible qu’en des cas rarissimes.
J'ai l'impression que la forte intégration dans nos communautés est reconnue aujourd'hui en bien des lieux comme une valeur. La pensée démocratique de nos sociétés y a contribué de l'extérieur. Il ne s'agit toutefois pas du tout de démocratisation. Il s'agit de la redécouverte d'un chapitre de la Règle et de quelques autres instructions que, influencés par une société plus ancienne, nous avions oublié. L’abbé reste le représentant du Christ dans la communauté mais il n'est pas le Christ. L'obéissance n'est pas une obéissance fonctionnelle comme à l’armée ou dans une entreprise, c’est une obéissance de foi, pour trouver le chemin vers Dieu et retourner à Dieu, conscients que notre volonté propre, blessée par le péché, nous détourne de Lui (cf. RB prol. 2-3). Le moine est conscient de sa faiblesse et de son penchant à faire sa volonté propre ; il cherche par conséquent à marcher au commandement de la Règle et de l’Abbé. En fin de compte c’est un chemin commun et une recherche commune, et du moine et de l’abbé. D’ailleurs vivre dans notre société demande beaucoup plus d'obéissance que nous ne l’imaginons au monastère ; pour s’en rendre compte il suffit d’avoir un échange avec les ouvriers d'une entreprise ou avec des conjoints, hommes et femmes.
2. L’abbé, un être humain
La souveraine liberté mentionnée à différentes reprises n'est pas simple pour l’abbé. Lui aussi, il est et il reste un être humain. Lui aussi a son caractère, son tempérament et il est marqué par son histoire personnelle. Comme les frères, l’abbé doit continuer de mûrir. Il peut arriver, après l’élection, que le caractère d'un abbé se développe différemment de ce que les frères attendaient. D’aucuns changent quand ils doivent tout à coup assumer une responsabilité pour d'autres et les conduire. Ils endossent parfois une sur-responsabilité qui débouche sur la peur et une tutelle. Ils deviennent « craintifs, maniaques et soupçonneux et n’ont plus jamais de repos » (RB 64,16). Les autres se retirent déçus. En considérant de telles expériences, il devient compréhensible qu'aujourd'hui le désir d’un mandat limité pour l’abbé s’exprime de plus en plus. Inversement, de plus en plus d'abbés vivent leur service comme une charge et sont heureux de pouvoir s’en défaire après un certain temps.
Mais il existe aussi des abbés qui conduisent leur communauté pendant des années et des décennies, durant deux ou trois décennies, sans amertume ni sans dommage spirituel. Ce sont des hommes mûrs qui ont sauvegardé quelque chose du bon zèle originel, qui sont « plus aimés que craints de leurs frères » (RB 64,15). Ils connaissent et acceptent leurs propres limites. Ces hommes expérimentent la miséricorde de la part de leurs frères parce que pour eux aussi « la miséricorde l’emporte sur la justice » (RB 64,10), parce qu’ils ne raclent pas trop la rouille de crainte de briser le vase, parce qu’ils ne brisent pas le roseau froissé, parce qu'ils ne surmènent pas leur troupeau » (cf. RB 64,12-15.18) mais qu’ils mènent pourtant la communauté vers Dieu à travers les événements, en discernant le positif et en sachant « se réjouir de l’accroissement d’un bon troupeau » (RB 2,32).
Aujourd'hui on demande avant une élection d’examiner les qualités que devra avoir le futur abbé. Saint Benoît lui-même demande qu’il soit compétent en enseignement, en pédagogie et en administration. Ici, ‘administration’ signifie moins l'administration des biens - que l’abbé doit confier au cellerier -, que la capacité de veiller sur l’ensemble de la communauté et de la conduire, de savoir déléguer et partager sa responsabilité avec d'autres (cf. RB 21). L’abbé devra surtout apporter une réelle compétence en humanité pour laisser de la place aux autres et les mettre en valeur (cf. RB 2,31). Il devra être bien équilibré et capable de porter une lourde charge (cf. RB 64,16).
3. L’abbé comme père spirituel
Les attentes vont encore plus loin. L’intégration de tous mentionnée ci-dessus pourrait bien être entendue comme une gestion de la communauté – quoiqu’elle signifie bien plus. Déjà l’injonction de « s’accommoder aux caractères d’un grand nombre » (RB 2,31) montre que l’abbé prend la route spécialement avec chacun. Cela s’exprime d’une manière particulièrement claire dans le souci des frères faibles ou en difficulté (cf. RB 27,5-7). L’abbé doit d’abord se faire tout écoute pour entendre ce qui habite un frère. A la question : comment vas-tu ? on peut répondre tout à fait superficiellement, mais cela peut aussi ouvrir une vraie conversation d'une heure. Il n'est que trop compréhensible qu’on ne veuille pas importuner l’abbé avec ses problèmes. Mais l’abbé doit se soucier de ce qui advient réellement chez un frère. Cela prend du temps et le temps manque souvent - ou semble manquer. Et pourtant un frère ne se réduit pas à un problème, c’est un homme sensible qui porte en lui son histoire, ses blessures, ses espoirs et son désir d’être reconnu. Il a besoin de quelqu'un qui le comprenne et l’aide à porter son fardeau. Il a besoin d’un abbé qui ne se sente pas immédiatement agressé pour s’en défendre, mais d’un abbé qui commence par accueillir à fond ce qu’il entend et n'arrive pas avec des solutions toutes prêtes. Il suffit parfois à un frère de pouvoir effectivement s’exprimer une bonne fois. Il sera bon qu’un abbé prie pour demander le mot juste afin de pouvoir guérir prudemment les blessures et conduire le frère plus loin.
Mais on ne peut charger l’abbé au-delà de certaines limites et il dispose d’un temps limité. Je pense néanmoins que nous sommes sur le bon chemin. L'image de l’abbé a changé imperceptiblement au cours des dernières décennies. S'il fut dans différentes régions un prélat, presque comme un évêque, il est redevenu de plus en plus le père de la communauté. Dans l'église, le monachisme n'est pas à proprement parler une institution comme d'autres ordres, mais un mouvement. Nous appartenons à des communautés inspirées par la quête de Dieu, des communautés en chemin, portées par la foi que Jésus marche avec nous invisiblement. L’abbé pourrait être comparé à Moïse en marche avec son peuple au désert à la recherche de la Terre promise.
Par conséquent la question autour d’un mandat illimité ou d’une durée limitée pour l’abbatiat devient secondaire. Il peut être bon, dans telle situation, que le mandat soit limité ou qu’un abbé se retire à la fin de son mandat dans la milice fraternelle. L’abbé et la communauté doivent mûrir l'un l'autre, mûrir dans leur comportement humain et interpersonnel, mûrir surtout dans la foi au Christ présent dans la communauté, dans l'espérance en la force de l’Esprit Saint et dans l'amour de Dieu et des frères. Parfois le fardeau pèsera bien lourd et l’abbé sera tenté de succomber à la tentation de se retirer pour éviter rencontres et problèmes. Mais une résiliation doit être considérée attentivement. Nos communautés s’amenuisant, le nombre des frères capables de gouverner n'est pas élevé. En ces temps précisément il est demandé à chacun de mûrir et de s’entraîner mutuellement à la conversion permanente et communautaire.
4. L’abbé bénédictin en d'autres cultures
Toutes ces réflexions s’appuient sur les expériences dans notre milieu culturel d’Occident. Qu’en est-il dans les cultures d’Afrique et d’Asie ? Nous rencontrons dans ces sociétés des modèles tout différents d’autorité. En Afrique c’est la figure du chef coutumier, en Asie continentale il y a les structures hiérarchiques du confucianisme. Les supérieur(e)s de communautés relativement jeunes auront besoin de temps pour découvrir leur chemin au sein de leurs cultures. Là aussi, laissons advenir les choses. Remarquons pourtant que, au fond, l'homme est partout le même, avec ses capacités et faiblesses. La Règle de saint Benoît donne, là aussi, l'orientation, car elle s’appuie sur l’Evangile et sur la nature humaine. Quand il y a des différences locales ou régionales, Benoît attend de l’abbé l'adaptation nécessaire. Ce n’est pas seulement au service d’un frère particulier ou de la communauté mais aussi dans l'adaptation aux données temporelles et locales que la discretio s'avère une « mère des vertus » (RB 64,19).
J’évoquais au début moines et moniales, abbés et abbesses mais j’ai traité seulement de situations dans les monastères masculins. Cela peut sembler une lacune. Beaucoup de mes observations valent aussi pour les communautés féminines. Malgré toute l'égalité en droits pour l'homme et la femme, la manière concrète de gouverner est tout de même différente chez les hommes et chez les femmes. Les hommes ressentent et apprécient certaines choses différemment des femmes. Ce n'est nullement négatif, c’est un enrichissement mutuel. Par conséquent il serait souhaitable de lire un article similaire rédigé par une abbesse. En conclusion je voudrais mentionner un ouvrage qui aborde ces questions de façon suggestive, surtout parce qu’il comporte la contribution d'une abbesse : dom André Louf, dom Denis Huerre, Mère Marie-David Giraud, "Dieu intime. Paroles de Moines ", Bayard, Paris 2003.
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