John Kurichianil, osb., Abbé de Kappadu et Président de l’ISBF

Le but de la vie monastique est de vivre la vie chrétienne aussi parfaitement que possible. Elle prend au sérieux l’interpellation de Jésus au jeune homme riche : ‘Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux, puis viens et suis-moi.’ La vie chrétienne est avant tout une vie de foi. D’où il s’ensuit que la vie monastique est nécessairement une vie de foi, encore plus même que la vie chrétienne.

Voici le verset complet : ‘En effet, à mesure que l’on progresse dans la vie monastique et dans la foi, le cœur se dilate, et l’on court dans la voie des commandements de Dieu avec la douceur ineffable de l’amour.’ En latin : ‘Processu vera conversationis et fidei, dilatato corde, inenarrabili dilectionis dulcedine curritur via mandatorum Dei’. Ce verset est certainement l’un des plus importants de toute la Règle. Il rassemble plusieurs termes et idées qui sont chers au cœur de St Benoît, nous trouvons là une présentation très positive et réconfortante de la vie monastique.

Foi et conversion : La vie monastique est une conversion qui dure toute la vie. Il y a d’abord le mot ‘conversatio’ qui est traduit par ‘vie monastique’. Ce terme apparaît 10 fois dans la Règle. Il y a aussi le terme ‘convertere’ 4 fois. L’usage de ces deux termes montre à l’évidence que St Benoît considère la vie monastique comme une conversion, une vie de conversion. Cette conversion commence dès l’entrée au monastère. A la profession on s’engage à vivre une vie de conversion jusqu’à la mort. L’observance fidèle de la Règle permet d’atteindre ‘un commencement de vie monastique’ (‘initium conversationis’ 73,1) Mais il y a toujours pour le moine la possibilité de ‘se hâter vers la vie monastique parfaite’ (‘ad perfectionem conversationis qui festinat’ 73,2). Cette compréhension de la vie monastique comme une vie de conversion est aussi implicite lorsque la Règle dit que ‘la vie d’un moine devrait être en tout temps aussi observante que durant le Carême’ (49,1). La même idée est implicite également en Prol 35-38 : ‘Pour achever, le Seigneur attend de nous que nous répondions chaque jour par nos œuvres à ses saintes leçons. S’il prolonge comme une trêve les jours de notre vie, c’est pour l’amendement de nos péchés, selon cette parole de l’Apôtre : ‘Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitence ?’ Car ce doux Seigneur affirme : ‘Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.’ Selon 7,30 le Seigneur ‘est bon et attend que nous nous corrigions’. Et deux instruments des bonnes œuvres indiquent une manière très efficace de vivre cette conversion au quotidien : ‘Confesser chaque jour à Dieu dans la prière avec larmes et gémissements ses fautes passées et, de plus, se corriger de ces fautes’ (4,57-58). La conversion est la réponse de la foi. La conversion c’est de se détourner de tout le reste, de tous, y compris de soi-même, et de se tourner vers Dieu, comme le roi Ezéchias (Is 38,2-3). On renonce à mettre sa confiance en tout le reste et on met sa confiance en Dieu seul. C’est cela la foi. Ainsi la foi est la réponse à l’appel de Dieu à chaque instant de la vie (Prol 9, 14, 19). Les moines sont ceux qui s’engagent à cette réponse de foi ou conversion pour toute la vie.

Il est donc naturel que progresser dans la vie monastique signifie grandir dans la foi. Cela signifie faire l’expérience de la conversion à un niveau de plus en plus profond. C’est ainsi que Prol 49 met ensemble ‘le progrès dans la vie monastique et dans la foi.’ Ensemble parce qu’effectivement les deux vont ensemble. Ceci explique deux autres points que nous rencontrons dans la Règle. Celui qui est incapable ou refuse de se corriger en dépit d’admonitions répétées et quitte le monastère est appelé ‘infidelis’, c'est-à-dire pas simplement ‘infidèle’ mais‘incroyant’ (1 Cor 7,15) Pour être capable de comprendre ses fautes, les accepter et s’en corriger à l’avenir, il faut avoir la foi. Celui qui refuse de se corriger est un incroyant, presque un païen. Si se convertir signifie se détourner des manières du monde, si c’est intimement lié à la foi, alors l’adhésion obstinée aux manières du monde trahit un manque de foi.

Foi et ouverture du cœur et de l’esprit : On lit aussi dans ce verset l’expression ‘dilatato corde’. Ici St Benoît doit certainement avoir à l’esprit l’ouverture du cœur et de l’esprit à laquelle le moine devrait normalement parvenir par la vie monastique et la vie de foi.

Je songe à un épisode de la vie d’Elie (1R 19,1-18). Le prophète se met en route vers l’Horeb, la montagne de Dieu. A son départ il est dans la crainte et le désespoir, il est fatigué. Tout cela montre qu’il est ébranlé dans sa foi. Parvenu à la montagne il trouve refuge dans une grotte, ce qui indique son étroitesse de cœur et d’esprit qui est évidente dans ses paroles aux versets 10 et 14. Alors le Seigneur lui ordonne : ‘Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur’. Le prophète doit quitter la grotte pour se tenir devant Dieu. Alors seulement il pourra ouvrir son cœur et son esprit et voir toutes choses comme Dieu les voit.

Telle doit être l’expérience du moine. Aussi longtemps qu’il demeure fragile dans la foi, son cœur et son esprit restent étroits, fermés. Il ne doit jamais cesser de sortir de cette attitude. Il doit se tenir sur la montagne où il pourra voir toutes choses à la manière de Moïse regardant la terre de Canaan. En fait ce symbolisme est évident dans le choix traditionnel de montagnes pour bâtir des monastères bénédictins, une tradition qui remonte à saint Benoît lui-même. Se tenir devant le Seigneur signifie avant tout être relié à Dieu dans la prière. C’est aussi ‘marcher devant Dieu’ (Gn 17,1 ; Is 38,3), vivre une vie qui plaise à Dieu, vivre toujours en sa présence. C’est en marchant devant Dieu, en se tenant devant lui, en vivant toujours en sa présence (RB 7 et 19) que le moine grandit dans la foi. C’est par ce contact constant avec Dieu, particulièrement dans la prière - le plus grand exercice de la foi -, que le cœur du moine est progressivement transformé selon le cœur de Dieu (1Sam 13,14 ; Mt 11,29) qu’il commence à avoir part à la grandeur et à l’ouverture du cœur de Dieu. Il commence à voir les événements, les choses et les personnes comme Dieu les voit. Son cœur devient capable de contenir tout l’univers, tous les hommes. Comme saint Benoît le moine est maintenant capable de ‘voir le monde entier dans un rayon de lumière’ ; et ce rayon vient évidemment de Dieu. Il est désormais capable d’honorer tous les êtres humains (4,8). Il n’a de haine pour personne (4,65), il aime jusqu’à ses ennemis (4,31) et prie pour eux (4,72). Il est devenu capable de voir le Christ en tout homme (2,2 ; 36,1 ; 53,1, 7,15 ; 63,13). Grâce à la vie monastique, grâce à sa vie de foi, le moine est devenu comme son Père des cieux (Mt 5,43-48).

Foi et amour : Croire est une question de cœur et d’amour. Le terme cœur (‘cor’) revient fréquemment dans la Règle (31 fois). Dans la Bible le cœur signifie le centre de la personne humaine, la source de toutes les activités humaines, l’origine de tous les sentiments, pensées, paroles et actions (1Sam 16,7 ; Jer 9,29 ; 15,16 ; 17,9 ; 31,33 ; Ezech 3,10 ; 36,26 ; Mt 12, 34 ; Mc 7, 20-23). Il est intéressant à ce propos de noter que l’expression ‘du cœur de l’homme’ en Mc 7,21 est parallèle à l’expression ‘de l’homme’ en Mc 7,20. Le terme a les mêmes implications aussi dans la Règle (Prol l, 10, 26 ; chap. 2,12 ; 4,24,28 ; 5,17 ; 7,3,18,37,48,51,65 ; 20,3 ; 39,9 ; 52,4). Le cœur est également le symbole de l’amour (Dt 6,5 ; Mt 22,37 ; Mc 12,30 ; Lc 10,27 ; Phil 1,7). La Règle emploie aussi ce mot dans le même sens en 4,1 ; 7,51. Dans notre texte nous avons non seulement la mention du cœur mais nous trouvons aussi le terme amour (“dilatato corde, inenarabili dilectionis dulcedine”). Saint Benoît voit une relation intime entre foi et amour. C’est quand on grandit dans la foi que le cœur se dilate et que l’on éprouve la douceur de l’amour. Grandir dans la foi et grandir dans l’amour vont de pair. Il s’ensuit que grandir dans la foi est impossible pour une personne incapable d’aimer, ou qui a cessé d’aimer. Il s’ensuit également que croire n’est pas une simple question d’intelligence ; c’est beaucoup plus une question de cœur. Ou mieux, croire est à la fois un acte de l’intelligence et du cœur. Pour grandir dans la foi il faut que le cœur et l’esprit soient en éveil.

Croire c’est courir : En Prol 49 nous trouvons le mot progrès, un hapax dans la Règle, et ‘courir’, qui se rencontre aussi en Prol 13, 22, 44 ; chap.27,5 ; 43,1. On peut rapprocher les termes ‘festinare’, se hâter, (RB 73,2.8) et ‘festinatio’, la hâte (RB 43,1) et ‘ambulare’, (RB 5,12 ; 7,3). Cela veut dire que la vie monastique, la vie de foi, est comme un voyage, il faut aller de l’avant. C’est en parfaite consonance avec la Bible, en particulier avec la compréhension de la vie chrétienne chez saint Luc, saint Jean et saint Paul. Luc considère la vie publique de Jésus comme un voyage, de la Galilée à Jérusalem (Lc 9,51,53 ; 13,22 ; 17,11 ; 18,31 ; 19,11,28). Dans les Actes il s’agit encore d’un voyage, celui de la Parole de Dieu, qui commence à Jérusalem et va jusqu’aux confins de la terre (Ac 1,8). Ce voyage de la Parole est rendu possible grâce aux Apôtres, surtout Paul, qui sont tous présentés comme des missionnaires itinérants. La vie chrétienne étant une imitation du Christ est aussi un voyage, suivre Jésus dans son voyage (Lc 9,57-62). Luc est si enthousiasmé par cette compréhension qu’il identifie presque la vie chrétienne avec le terme ‘voie’ (Luc 9,51,53 ; 13,22 ; 17,11 ; 18,31 ; 19,11,28). L’Evangile de Jean parle de la vie chrétienne, la vie du disciple, comme d’une marche avec Jésus  (Jn 6,66), il faut éviter de marcher dans les ténèbres (Jn 8,12 ; 12,35) ou dans la nuit (Jn 11,10), marcher le jour (Jn 11,9), à la lumière (Jn 12,35). La vie chrétienne est aussi une course vers Jésus (Jn 20,4), il faut aller ou venir à Jésus (Jn 1,39,47 ; 3,2,21 ; 4,30 ; 5,40 ; 6,35,37,44,45,65 ; 7,50 ; 10,41). Plus qu’aucun autre auteur du Nouveau Testament, saint Paul considère la vie, chrétienne autant que missionnaire, comme une marche ou une course. « Marcher » se réfère à la vie chrétienne en général (Rom 6,4 ; 8,4 ; 13,13 ; 14,15 ; 1 Cor 3,3 ; 7,17 ; 2 Cor 4,2 ; 5,7 ; Gal 5,16 ; Eph 2,10 ; 4,1,17 ; 5,2,8,15 ; Phil 3,17,18 ; Col 1,10 ; 2,6 ; 3,7 ; 4,5 ; 1 Thess 2,12 ; 4,1,12 ; 2 Thess 3,6,11) et à la vie missionnaire en particulier (2 Cor 10,2,3 ; 12,18). « Courir » se réfère à la vie chrétienne en général (Rm 9,16 ; 1 Co 9,24) et à la vie missionnaire en particulier (1 Cor 9,26 ; Gal 2,2 ; Phil 2,16 ; 2 Thess 3,1). Dans la RB « courir » contient plus que l’idée de progrès ou de mouvement ou de voyage. Deux textes pauliniens vont nous mettre sur la piste. En 1 Co 9,26-27, ‘boxer’ est parallèle à ‘courir’. Au v/ 27 ces verbes sont remplacés par les verbes ‘traiter durement’ et ‘tenir assujetti’, avec le corps pour objet. En Phil 3,12-14 ‘courir’ signifie ‘s’élancer’, ‘être tendu en avant’. Ainsi le verbe exprime l’idée d’un effort soutenu, d’une lutte constante, pour atteindre un but. C’est presque équivalent au thème du ‘combat’ (cf. Eph 6,10-17) Le terme a implicitement le même sens dans la Règle. La vie monastique est une lutte continuelle. C’est un effort vers un but. Prol 2 parle du ‘labeur de l’obéissance’. La vie monastique tout entière est un ‘labeur’ prolongé et la Règle appelle le moine un ‘ouvrier’, operarius (Prol 14 ; 7,49,30). Le combat est aussi dans la Règle : ‘pugna’, bataille ou combat, en RB 1,5, en référence à la vie d’ermite. Le terme ‘militare’ (combattre, faire la guerre) se rencontre en Prol 3,40 ; 1,2 ; 58,10 ; 61,10 et le terme ‘militia’ (service militaire) se rencontre en 2,20. Le moine est un soldat comme les martyrs. Il est évident pour saint Benoît que c’est par un dur combat que le moine progresse dans la vie monastique et dans la foi. Il est aussi vrai de dire que l’on s’engage dans cette bataille, on fait l’expérience de cette lutte, selon le degré de sa foi. Cette course, cette lutte, résume tout ce que nous entendons par ascétisme monastique. La vie de moine, c’est faire son salut dans la crainte et le tremblement, c'est-à-dire dans une attitude de foi (Phil 2,12).

Foi et crainte de Dieu
: dans la Bible nous rencontrons deux types de crainte, la peur des hommes et la crainte de Dieu.

La peur des hommes : la peur des ennemis (Ex 2,14 ; 14,10 ; 1R 19,3). Elle est un signe de manque de foi. On a peur parce qu’on n’a pas assez foi en Dieu. C’est la raison pour laquelle Dieu demande à ceux à qui il confie une mission spéciale, les prophètes particulièrement, d’être sans crainte. Il veut qu’ils aient une foi forte. C’est sous-entendu quand Jésus demande à ses disciples ou à d’autres d’être sans crainte (Mt 10,26,31 ; 14,27 ; Mc 5,36 ; 6,50 ; Lc 8,50 ; 12,4,7,32 ; Jn 6,20). En Jn 14,1 Jésus dit à ses disciples : ‘Que vos cœurs ne se troublent pas ; croyez en Dieu ; croyez aussi en moi.’ Il demande aux disciples de ne pas être troublés ; et l’antidote de la crainte est la foi. Crainte de Dieu : c’est presque la même chose que la foi. En Gn 22,1-12 la foi d’Abraham est mise à l’épreuve. Le résultat de l’épreuve est spécifié au v/ 12 quand l’ange du Seigneur dit : ‘maintenant je sais que tu crains Dieu’. Le peuple d’Israël avait peur en Ex 14,10, il vit ensuite le grand signe accompli par Dieu si bien qu’ils ‘craignirent le Seigneur et ils eurent foi dans le Seigneur et dans son serviteur Moïse’ (Ex 14,31). Malachie résume la relation d’Israël avec Dieu en ces termes ‘honorer’ et ‘craindre’ (Mal 1,6). Ac 10,2 présente Cornelius comme un ‘homme pieux et craignant Dieu’.

Il est significatif que le thème de la crainte soit tout à fait important dans la Règle, et il est certainement lié au thème de la foi. ‘Timere’, craindre, se lit 11 fois, ‘pavere’, craindre en 7,22 et ‘tremere’, trembler’ en 2,6 et 7,64. Les substantifs ‘timor’, crainte, 11 fois, ‘pavor’, crainte en Prol 48 et “tremor”, crainte ou terreur en 47,4 ; 50,7. Les deux sens de craindre qui se rencontrent dans la  Bible se rencontrent aussi dans la Règle. La peur qui est manque de foi (Prol 48 ; 7, 67 ; 11,9 ; 19,3 ; 53,21 ; 64,1,15 ; 66,4). La peur qui est l’expression de la foi (Prol 12,29 ; 2,36,39 ; 3,11 ; 4,44 ; 5,9 ; 7,10,11 ; 31,2 ; 36,7 ; 48,20 ; 65,15 ; 72,9). Le second emploi biblique est plus courant dans la Règle. Dans la plupart des cas l’objet du verbe “craindre” est Dieu (Prol 29; 2,36 ; 7,11 ; 31,2 ; 36,7 ; 65,15 ; 72,9), et quand nous examinons les occurrences du nom “crainte” nous constatons que dans la grande majorité des textes c’est “la crainte du Seigneur”, “timor Domini”(Prol 12) ou “la crainte de Dieu”, “timor Dei”(RB 3,11; 5,9 ; 7,10 ; 53,21 ; 64,1 ; 66,4) .

Tous au monastère doivent avoir cette crainte de Dieu dans leur cœur : l’Abbé (3,11), le cellérier (31,2), l’hôtelier (53,21), le portier (66,4), celui qui soigne les malades (36,7) et tous les moines en général (Prol 12 ; 5,9 ; 7,19 ; 11,9 ; 19,3 ; 65,15 ; 72,9). Un moine doit être rempli de la crainte de Dieu et cette crainte le libère de toute autre crainte.

Foi et prière : Les deux sont très proches. La Règle donne une grande importance à la prière, la prière communautaire spécialement, l’office. Comme le peuple d’Israël et la communauté des croyants dans les Actes, la communauté monastique est aussi une communauté priante. La Règle nomme cette prière communautaire ‘office divin’, ‘opus divinum’ ou œuvre de Dieu, ‘opus Dei’ (7,63 ; 22,6,8 ; 43,titre,3,6,10 ; 44,1,7 ; 47,titre,1 ; 50,3 ; 52,2,5 ; 58,7 ; 67,2,3). Tout comme pour le peuple d’Israël, la prière était l’expression de sa foi dans le vrai Dieu (Ex 20,1-5 ; Deut 5,6-9), il en est donc ainsi également pour la communauté monastique.

On trouve l’expression ‘opus Dei’, en Jn 6, 28-29. Les gens demandent à Jésus : ‘que devons-nous faire pour accomplir les œuvres de Dieu ?’ et Jésus répond : ‘L’œuvre de Dieu c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé.’ Notons le passage, du pluriel au singulier dans la réponse, et aussi la précision : croire en Jésus voilà ‘l’œuvre de Dieu’. C’est la même expression qu’emploie la Règle pour désigner la prière communautaire. C’est pour le moins une indication claire que foi et prière vont toujours de pair.

L’aveugle de naissance que Jésus guérit confesse sa foi en disant : ‘Je crois, Seigneur’ (Jn 9,38) et l’évangéliste ajoute ‘et il se prosterna’. L’implication est évidente : l’adoration est l’expression de la foi. C’est pareil chez le moine : il croit au Christ et en conséquence il l’adore. Lorsque Prol 28 et 4,50 parlent de briser ‘les mauvaises pensées’ contre le (roc du) Christ, cela signifie sûrement surmonter la tentation grâce à l’aide du Christ, en priant le Christ. Si la Règle demande que le Christ soit adoré dans les hôtes (53,7), la prière liturgique, la prière communautaire est certainement l’adoration du Christ.

J’en tire encore une autre conclusion : la Règle demande au moine de ‘ne rien préférer à l’amour du Christ’ (4,21), mais en 43,3 nous trouvons l’injonction : ‘Ne rien préférer à l’œuvre de Dieu’. L’identité d’expression ne saurait être accidentelle. Une importante conclusion s’impose à nous : la foi au Christ fait aimer le Christ plus que tout ; l’amour fait de nous un adorateur du Christ, et donne à la prière communautaire une place prépondérante. Autrement dit : négliger la prière communautaire c’est manquer de foi et manquer d’amour.

Foi et obéissance : la Règle attache une grande importance à l’obéissance. Dans la Bible l’obéissance est liée aux thèmes de la foi et de l’amour. Chez saint Benoît aussi les trois thèmes sont liés. La fidélité d’Israël au Dieu de l’Alliance devait se manifester par leur obéissance aux commandements. Jérémie va jusqu’à dire que Dieu n’a jamais exigé de sacrifices et qu’il n’a fait qu’une seule demande : ‘écoutez ma voix et je serai votre Dieu et vous serez mon peuple, et marchez dans les chemins que je vous commande’. Isaïe résume ce message de conversion et de foi par deux affirmations significatives similaires, presque identiques, mais dans deux textes différents : ‘Si vous voulez bien obéir, vous mangerez les produits du terroir’ (Is 1,19) et ‘Si vous ne croyez pas, vous ne vous maintiendrez pas’ (Is 7,9). Croire et obéir, c’est pratiquement la même chose. L’obéissance est l’expression de la foi. Abraham a prouvé sa foi en Dieu par son obéissance (Gen 12,1-4 ; 22,1-12 ; Heb 11,8). Les prophètes devaient montrer leur foi en Dieu en étant parfaitement obéissants à Dieu (Jr 1,7 ; Ez 2,8). Dans l’Evangile de Jean, le disciple est celui qui croit en Jésus, qui aime Jésus et qui prouve sa foi et son amour en lui obéissant (Jn 14,15,21,23,24 ; 14,15). Quand Paul parle de ‘l’obéissance de la foi’ en Rom 1,5 ; 16,26 nous devons comprendre ‘l’obéissance qui est la foi.’

Saint Benoît comprend l’obéissance de la même manière. La profession monastique est une alliance. A la profession le moine fait le vœu d’obéir durant toute sa vie (RB 58,16). Selon Prol 2 le seul programme de la vie monastique est de ‘revenir’ à Dieu ‘par le labeur de l’obéissance’. Comme il est lit de Jésus en Heb 5,8, le moine doit aussi ‘apprendre l’obéissance’ et c’est difficile. Le maître des novices doit observer le novice pour s’assurer qu’il est ‘empressé dans l’obéissance’ (RB 58,7). S’il arrive que l’obéissance soit difficile, le moine devra ‘obéir par amour, en faisant confiance à l’aide de Dieu’ (68,5). L’obéissance parfaite est sans délai, et ceci n’est possible que pour ‘ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ’ (5,1-2). Ceci nous ramène à la compréhension johannique de la relation entre foi, amour et obéissance.

Foi et connaissance : la Bible attache une grande importance à la connaissance. Connaître Dieu est presque la même chose que croire en lui. D’où la plainte répétée des prophètes : le peuple d’Israël ne connaît pas Dieu (Is 1,3 ; Os 4,1). Cette situation va changer avec l’établissement de la nouvelle alliance. Alors ‘du plus petit jusqu’au plus grand’ tous connaîtront le Seigneur (Jr 31,34). Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une connaissance intellectuelle mais d’une connaissance à la fois de l’esprit et du cœur. C’est presque l’équivalent de la foi. Cette équation se trouve dans l’évangile de Jean d’une manière frappante. Il y a au moins deux textes dans l’évangile où les thèmes sont employés en strict parallèle, donnant l’impression qu’ils représentent la même réalité. En Jn 6,69, parlant au nom des douze, Pierre dit à Jésus : ‘nous avons cru et nous savons que tu es le Saint de Dieu’. En Jn 17,8 Jésus dit au Père dans sa prière, en parlant des disciples : ‘Je leur ai donné les paroles que tu m’as données et ils les ont reçues et ils savent que je suis venu de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé’. On voit aisément que les objets de la croyance et de la connaissance sont les mêmes dans les deux textes. D’où nous pouvons tirer prudemment la conclusion que, pour Jean, croire et connaître sont synonymes, ou du moins inséparablement liés. La position de la Règle est la même. Saint Benoît demande au moine d’être ‘sage’ (Prol 33 ; 7,61 ; 19,4 ; 27,2 ; 28,2 ; 31,1 ; 40,7 ; 53,22 ; 66,1) et non ‘insensé’ (2,28 ; 7,59). Nous rencontrons la ‘sagesse’, sapientia,  en RB 21,4 et 64,2. La sagesse ici est connaissance divine. Il y a pour le moine deux manières d’acquérir cette connaissance , la lecture priante et l’enseignement de l’Abbé.

1) La lecture priante. Nous rencontrons le terme ‘legere’, lire, 26 fois, le terme ‘lectio’, leçon ou lecture, 39 fois et l’expression spécifique ‘lectio divina’ en RB 48,1. L’horaire quotidien est arrangé de manière que le moine ait suffisamment de temps pour la lecture et l’étude personnelles (8,3 et chap. 48). Il est aussi prévu la lecture en commun – un frère lit et les autres écoutent (4,55 ; 9,5,8 ; 11,2,5,7 ; 11,2 ; 38,1 ; 42,3). La Règle précise ce qu’il faut lire : ‘les livres d’autorité divine tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, ainsi que les commentaires qui en ont été donnés par les Pères catholiques qualifiés pour leur orthodoxie’ (9,8), ‘les Conférences de Cassien ou les Vies des Pères ou quelque autre chose qui puisse édifier les auditeurs’ (42,3), ‘les Conférences des Pères, leurs Institutions et leurs Vies, ainsi que la Règle de notre saint Père Basile’ (73,5).

2) L’enseignement de l’Abbé (2,5sv). Au chapitre 64 Benoît demande à l’Abbé d’être ‘docte dans la loi divine, afin de savoir et d’avoir où puiser les leçons anciennes et nouvelles.’ Il doit partager sa connaissance avec ses disciples qui, à leur tour, doivent s’en imprégner et devenir ‘doctes dans la loi divine’. Ceci veut dire que la Règle demande aux moines de posséder la connaissance. Elle nourrira et soutiendra leur vie de foi, d’amour et de prière. On ne survit pas longtemps dans la vie monastique si la lecture et l’étude (‘lectio divina’) sont abandonnées. C’est aussi dangereux que d’abandonner la prière.

La foi comme source de force intérieure
: Isaïe est le grand prophète de la foi. Il en parle de façon très profonde et attachante. Au roi Achaz et au peuple qui étaient très effrayés dont ‘le cœur tremblait comme les arbres de la forêt tremblent sous le vent’ (Is 7,2) devant les rois d’Israël et de Syrie marchant contre Jérusalem, le prophète donne ce message : ‘Attention, ne sois pas troublé, ne crains pas, que ton cœur ne faiblisse pas’ (7,4). En 7,9 il est catégorique : ‘si vous ne tenez à moi, vous ne tiendrez pas’. Plus tard, lorsque la nation cherche le soutien militaire de l’Egypte contre l’Assyrie (31,1-3), le prophète leur dit : ‘dans la conversion et le calme vous trouverez le salut ; dans une parfaite confiance sera votre force’ (30,15). Ainsi la foi est un état de calme et de repos. C’est un état de paix intérieure, d’absence de crainte qui empêche le cœur de faiblir. La foi est cette force intérieure qui permet à une personne de tenir ferme et sans trembler même dans les circonstances les plus hostiles et incertaines. C’est exactement comme cela que la Règle considère la foi. Le moine doit être capable de ‘participer par la patience aux souffrances du Christ’ (Prol 50). Malgré la discipline rigoureuse qui fait partie de la vie communautaire, les humiliations (opprobria, 58,7), les choses dures et âpres (dura et aspera, 58,8), et en dépit du fait que le genre de vie monastique est la voie étroite (Prol 48), il ne doit pas prendre peur et s’enfuir mais doit persévérer ‘jusqu’à la mort’ (Prol 50). Il obéit ‘quelque durs et contrariants que soient les ordres reçus, et fût-il même victime de toutes sortes d’injustices ; il supporte tout sans se lasser ni reculer (7,35-36). Il se peut que parfois dans l’obéissance il doive faire des choses tout à fait contraires à sa volonté ou au-delà de ses capacités (68,1-5). Il doit toujours s’en remettre à l’aide de Dieu et ‘ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu’ (4,74). Tout cela demande une grande force intérieure, un esprit en paix (Prol 17). Et cette force intérieure vient certainement de la foi. Cette manière d’entendre la foi explique deux choses contenues dans la Règle.

La Règle est fermement opposée au murmure : ‘que jamais ne paraisse le vice du murmure, pour quelque raison que ce soit, ni en paroles, ni en un signe quelconque’ (34,6). Nous trouvons le verbe ‘murmurare’ en 5,17sv.; 23,1 ; 40,8, le substantif “murmuratio” en 34,6 ; 35,13 ; 40,9 ; 41,5 ; 53,18, un autre substantif “murmurium” en 5, 14 et l’adjectif “murmuriosus” en 4,39. La raison de cette fermeté est évidente. Dans la Bible le murmure est toujours une expression du manque de foi (Ex 14,11-12 ; 16,2-3 ; 17,2-3 ; Nb 11,4-6 ; 12,1-2 ; 14,1-3 ; 16,1-3,12-14; Jn 6,41,52,60-61). Un moine murmurateur est un homme qui est sans foi. En fait le murmure n’est pas seulement une expression du manque de foi, le murmure constant détruit même le peu de foi que l’on a.

Pour parler de celui qui abandonne la vie monastique, la Règle est sévère. Son abandon est ‘à l’instigation du diable’ (58,28), il se moque de Dieu (58,28), il est traité de ‘malus’ (mauvais, 28,6) et d’ ‘infedilis’ (incroyant, 28,9). Toutes ces expressions décrivent une personne sans foi. On quitte la vie monastique par manque de foi ou parce qu’on l’a perdue. On agit comme les disciples de Jésus qui trouvaient son enseignement trop dur à suivre (Jn 6,60) et qui cessèrent de le suivre.

Faire l’expérience de ce que l’on croit : ceci est d’une haute importance dans la Bible. Anne croit à la promesse de Dieu faite par l’intermédiaire du prêtre Eli (1Sam 1,17-18) et elle fait l’expérience de ce qu’elle croit (1Sam 1,19-20). Achaz doit croire que Dieu le protègera lui et son peuple de l’attaque d’Israël et la Syrie et que Dieu anéantira leurs projets mauvais (Is 7,4-7). S’il croit, ce qu’il croit se réalisera et il sera établi, il tiendra bon (Is 7,9). Ezekias croit aux paroles d’Isaïe et il est guéri de sa maladie (Is 38,5-9).

Nous trouvons la même chose dans les évangiles. Il y a des gens qui demandent des signes, mais sans la foi. Jésus refuse (Mt 12,38-39 ; 16,1-4 ; Mc 8,11-12 ; 15,32 ; Lc 11,16,29 ; Jn 2,18 ; 6,30 ; 7,3). Mais Jésus accomplit des signes pour ceux qui croient. Au centurion qui demande la guérison de son serviteur Jésus dit : ‘Va, qu’il te soit fait comme tu as cru’ (Mt 8,13). Aux deux aveugles qui demandent de recouvrer la vue Jésus demande : ‘Croyez-vous que je puis faire cela ?’ (Mt 9,28). Et quand ils disent ‘Oui’, il leur répond : ‘Qu’il vous advienne selon votre foi’. A propos de la possibilité pour les disciples d’accomplir des signes, Jésus leur déclare : ‘En vérité je vous le déclare, si quelqu’un dit à cette montagne : ‘Ote-toi de là et jette-toi dans la mer’, et s’il ne doute pas en son cœur mais croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé’ (Mc 11,23). Enfin, à propos de la prière, Jésus leur dit : ‘Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera accordé’ (Mc 11,24). Dans l’épître aux Romains Paul présente la foi exactement de la même manière. Abraham a cru en Dieu ‘qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas’ (Rom 4,17). Et Abraham a fait l’expérience de ce qu’il croyait parce qu’il a eu une fils, Isaac, alors que son corps était ‘atteint par la mort’ (v 19). Et Paul poursuit en disant que notre foi est exactement pareille. Nous croyons en Dieu ‘qui a ressuscité des morts Jésus notre Seigneur’ (v 24). Cette foi nous permet de faire l’expérience de la résurrection, de participer à la résurrection de Jésus, non seulement dans le quotidien de la vie chrétienne (Rom 6) mais aussi à la résurrection finale (1Co 15). Cette compréhension de la foi est importante pour le moine. Elle détermine largement son expérience de la vie. Saint Benoît parle de croire en particulier dans trois contextes : a) Le moine croit que Dieu est partout présent (7,23 ; 19,1), mais surtout lorsqu’il est en prière (19,2) ; b) il croit que l’Abbé tient la place du Christ (2,2 ; 63,13) ; c) il doit voir le Christ dans les malades et les hôtes qui viennent au monastère, particulièrement les pauvres et les pèlerins ((36,1-2 et 53,1.7,15).

Si le moine est sérieux dans ce qu’il croit, il fera lui aussi, comme les hommes et les femmes de la Bible, l’expérience de ce qu’il croit. S’il croit vraiment que Dieu est partout présent, il expérimentera cette présence et sera capable de vivre sans cesse en cette présence divine. S’il croit que Dieu est présent d’une manière spéciale lorsqu’il est en prière, il se comportera en conséquence et il éprouvera la présence de Dieu et sa prière donnera du fruit. S’il est capable de voir le Christ dans la personne de l’abbé, en et par la personne et le ministère de l’abbé il fera l’expérience de Dieu le Père (2,1-3.24 ; 33,5 ; 49,9), du Christ Maître et Pasteur (le terme ‘pasteur’ est appliqué au Christ en 2,39 ; 27,8 et à l’abbé en 2,7-9). S’il est capable de voir le Christ dans chacun des membres de la communauté et toutes les catégories de personnes qui viennent au monastère, ce sera pour lui une expérience réelle. Tous deviendront pour lui une révélation du Christ, ce qui lui permettra de voir toujours davantage la gloire du Christ et ainsi de grandir toujours plus profondément dans la vie de foi, la vie monastique.