Sr Margaret Malone SGS

La question de la réconciliation a d’énormes implications pour la vie de la communauté. Le point de départ de ma réflexion est, dans la Règle de saint Benoît, le chapitre 4 "des instruments des  bonnes œuvres", au verset 73 : se réconcilier avant le coucher du soleil. La source est bien sûr la lettre aux Ephésiens[1] : "êtes-vous en colère ? ne péchez pas ; que le soleil ne se couche pas sur votre ressentiment. Ne donnez aucune prise au diable".

Le P. André Louf, ocso, a dit que la communauté chrétienne est bâtie sur la faiblesse humaine, c'est un lieu de pardon et de guérison. La plupart d’entre nous connaissent d’expérience les faiblesses dans la communauté ; expérimentons-nous aussi la communauté comme lieu de pardon et de guérison ?

On ne peut accuser Benoît d’idéalisme impossible. On voit au chapitre 4 qu’il sait que ces choses arrivent même dans les meilleures communautés, il en avait sans doute été témoin. Dans ce chapitre, quelques points montrent l’universalité du péché qui corrode la communauté et détruit la paix : la colère, la vengeance, la dissimulation, la fausse paix, rendre le mal pour le mal, le murmure, les rivalités, l’envie, la jalousie, la haine, médire du prochain. Il nous faut œuvrer en faveur de la réconciliation.

"Une communauté qui n’a rien à dire sur la réconciliation n’a rien à dire", déclarait David Armstrong, pasteur protestant en Irlande du Nord, chassé de la ville par les anciens de sa propre église lorsqu’il tenta de rapprocher protestants et catholiques.

La corrosion de la Communauté

Hugh Mackay, chercheur en sciences sociales, pense que nos vies ne prennent sens que par la qualité de nos relations personnelles. Selon lui, nous faisons tous partie de la même humanité et nous apprenons l'essentiel les uns par les autres. Je pense que Benoît serait d’accord dans l'ensemble mais il ajouterait, et nous aussi, une dimension de foi en Dieu. Si les relations ont une telle importance, il nous faut regarder ce qui abîme la qualité de nos relations personnelles et nous demander si nous y pouvons quelque chose.

La colère : Outre le texte d’Ephèsiens il y a bien sûr l’enseignement de l’évangile : "Quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère ‘crétin’ sera justiciable du Sanhédrin … Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère"[2].

Ce n'est pas la colère en soi qui fait problème, mais sa manifestation agressive. Nous devons soumettre nos actions à la raison et pas seulement à l’émotion. Holzherr remarque que RB 4,73 vient après RB 4,21 : ‘ne rien préférer à l’amour du Christ’. Cet amour du Christ doit intervenir dans la manière dont nous nous conduisons. Pour ceux qui aiment le Christ il n’y a pas de place pour la malice, pour le cercle vicieux du mal, où l’injustice engendre l’injustice, la violence engendre la violence et ainsi de suite. Seul l’amour peut briser ce cycle. On doit absorber la violence, et refuser de répondre.

Le désir de vengeance est lié à la colère. Dysinger traduit : ne pas rentrer sa colère et attendre le moment de se venger. Un tel ressentiment, en grandissant, s'exprimera en agressivité.

La dissimulation et la fausse paix indiquent toutes les deux un manque d’honnêteté. Il peut sembler que tout va bien, mais intérieurement le ressentiment grandit. "Des lèvres on offre la paix à son compagnon, mais dans son cœur on lui prépare un guet-apens"[3].

Rendre le mal pour le mal se passe de commentaire. C’est l’incapacité d’accepter un tort sans le payer de retour. Il n’y a rien du quatrième degré d’humilité dans une telle attitude.

Le murmure est une sorte d’aigreur qui trouve toujours à redire. C’est une force insidieuse et destructrice dans n’importe quelle communauté, et Benoît la condamne fermement tout au long de la Règle.

Puis vient tout ce qui nuit à la réputation d’autrui, la haine, la jalousie, l’envie, qui toutes détruisent les relations et la confiance mutuelle. La rivalité entraîne des querelles sans fin et si on n’y prend garde cette attitude peut croître et dégénérer en discorde continuelle.

La communauté et les instruments.


Dans le prologue saint Benoît emploie l’image de l’école pour dire la nécessité de corriger les fautes en préservant l’amour. Puis, au chapitre 4, il parle des instruments et de l’atelier comme d’une manière d'y travailler. … Ne haïr personne, ne pas céder à la colère, et ainsi de suite. Ces injonctions ne nous suffisent sans doute pas, les instruments s’émoussent à la longue. Il faut s'acharner longtemps sur ce travail, une vie entière. D’où la fin du chapitre 4 sur le besoin de stabilité dans la communauté.

Le processus de réconciliation et de guérison[4]

Ces chapitres sont souvent négligés, ce qui peut se comprendre. Après avoir considéré la communauté pécheresse, comment nous y prendre pour la réconciliation ? Il est facile d'énumérer les fautes qui font partie de la condition humaine, mais il est moins facile de remédier à la situation lorsque la faute se manifeste.

Les fautes donnent lieu à des avertissements, d’abord en privé. S’il n’y a pas d’amendement la réprimande est publique. Enfin, en dernier ressort, le coupable est excommunié. Ceci veut dire que le frère ou la sœur est retranché de la communauté – tout rapport avec lui est suspendu[5]. Selon la gravité de la faute, il est privé des repas et de la prière communautaire. Saint Benoît sembler penser que le châtiment sera source de repentir et de réparation, car l’isolement permet de se confronter honnêtement à la vérité[6]. Tout cela doit amener la guérison : ut sanentur. Ceux qui ne s’amendent pas doivent finalement subir le terrible processus de l’amputation décrit au chapitre 28.

Mais tout se fait avec compassion.

Cependant l’apparente sévérité du châtiment est très mitigée par la compassion recommandée par Benoît. Il parle toujours de l’exclu comme d’un frère, même s’il est parfois délinquant ou simplement hésitant, faible ou malade[7]. Dans l’un des plus beaux chapitres, le 27ième de la Règle, il fait preuve d’une grande compassion. L’abbé qui a imposé le châtiment envoie des frères plus âgés consoler le frère et l’inciter au repentir[8]. Qu'on lui montre plus d'amour, dit Benoît. Il emploie aussi l’image du berger, précisant que la brebis perdue est traitée avec compassion et ramenée. Il ajoute l’idée de compassion au texte évangélique du Bon Pasteur.

Réconciliation et guérison peuvent être lentes et douloureuses.

La guérison peut être douloureuse quand on grandit dans la connaissance de soi, qu'on devient capable d’admettre la faute, qu'on comprend mieux la nécessité de changer, et qu'on commence à mettre en œuvre les moyens qui permettront d’y arriver. C’est cela la vraie humilité, connaître notre faiblesse et savoir que nous devons dépendre de Dieu seul. Un sculpteur de Tasmanie a dessiné un jardin de la réconciliation ; au milieu, le gros rocher fendu sur toute sa longueur symbolise que nous devons laisser le monde nous briser le cœur avant de pouvoir pardonner et être vraiment réconcilié.

Les rituels jouent un rôle très important

Dans le contexte de la réconciliation après des fautes, le recours rituel le plus significatif est la réintégration progressive du membre délinquant dans la communauté, processus expliqué en RB 44. Bien sûr nous ne procédons pas de cette manière, nous risquons de ne tenir aucun compte de la description de tels rituels. Mais je pense qu'il est bon de nous demander quels rituels nous avons. A quel rituel recourons-nous lorsque quelqu’un s’éloigne de la communauté ? Et pour la guérison, le pardon et la réconciliation?

Pardon et Réconciliation

Sans pardon je ne crois pas la réconciliation possible. C’est ce que nous enseigne l’évangile. A Pierre qui demande : "Combien de fois dois-je pardonner ? Sept fois ? Jésus répond : je te le dis, soixante-dix fois sept fois"[9], c'est-à-dire sans se lasser.

Le pardon signifie renoncer à la haine, refuser de vouloir se venger, aller au-delà de ce qui était attendu. Aussi justifiée que puisse être notre haine, si nous la chérissons elle nous empoisonnera. Notre cœur deviendra amer et notre regard voilé, notre amour s’étiolera. La haine est un démon qu’il faut expulser et nous devons prier d’avoir la force de pardonner, car c’est en pardonnant à nos ennemis que nous sommes guéris. Tom Uren, un homme politique australien non-chrétien, écrit : "La haine est toujours tragique. Elle déforme la personnalité et abîme l’âme. Elle blesse davantage celui qui hait que celui qui est haï". Evagre exprime cela avec encore plus de force. La colère endurcit l'âme, elle s’empare de l’esprit particulièrement durant la prière, rappelant distinctement le visage de l’offenseur, parfois elle s’attarde dans l’âme, elle engendre des cauchemars, dépeint des tortures physiques, l’horreur de la mort, des attaques de serpents venimeux. Cassien parle de la colère comme d’un poison, la maladie de l’âme la plus pernicieuse.

Nous pourrions donner de nombreux exemples pour montrer que la haine a été écartée dans le processus du pardon. Pensez au P. Christian de Chergé[10], ocso,  qui invitait son assassin en puissance à être l’ami de la dernière minute, et recommandait cet assassin au Dieu "dont je vois le visage dans le tien". Trouver des exemples c'est facile, le mettre en pratique dans notre vie c'est plus difficile.

Stéphanie Dowrick, écrivain néo-zélandais et psychologue, a écrit un livre intitulé "Le pardon et autres actes d’amour". Oui, le pardon est un acte d’amour. Il se peut que nous n’ayons pas suffisamment d’amour.

Si nous sommes capables de pardonner, alors nous pouvons passer à la réconciliation. Ce mot implique un mouvement de retour vers l’union, c’est une recherche d’intégrité.

Saint Benoît insiste sur le rôle de l’abbé dans le processus de réconciliation. Trois mots reviennent souvent : compassion, service et responsabilité. Chaque effort de pardon et de réconciliation doit impliquer la compassion. Le combat pour garder la compassion dans un effort de réconciliation exige un désir de servir, pour le bien de la personne et pour celui de la communauté. L’abbé est responsable de ceux qui lui sont confiés. Je crois que compassion, service et responsabilité font partie de notre amour mutuel. Nous en sommes tous responsables. Mais l’abbé est sans doute dans une position privilégiée pour veiller à ce que ce qui circule dans la communauté soit effort de réconciliation, pardon, non-jugement, pour construire la paix. Une expression m'a frappée en lisant saint Thomas d’Aquin. Commentant l'évangile selon saint Jean, il remarque que nul ne peut être un bon pasteur à moins d’être uni au Christ par la charité. Au pasteur on demande deux choses : être responsable de son troupeau et l’aimer ; l’un ne va pas sans l’autre.

Le pardon de Dieu

Un bagnard sur le point de mourir demanda à son gardien : le pardon, çà existe ? Après avoir bien réfléchi, celui-ci répondit : si j’étais Dieu, je choisirais de pardonner parce que je ne trouverais pas dans mon cœur comment faire autrement. En cela nous devons être comme Dieu.

Les instruments des bonnes œuvres  qui précèdent et qui suivent RB 4,73 cité au début - "se réconcilier avant le coucher du soleil avec qui est en discorde avec nous" - résument réellement tout ce que j’ai dit. En RB 4,72 il est dit "par amour du Christ prier pour ses ennemis". A nouveau saint Benoît ne voit cela possible que si le Christ est concerné. Saint Benoît change le texte du Maître pour insérer "le Christ", montrant que, pour lui, le Christ est au centre, et, ici, c'est Lui qui nous donne de pouvoir pardonner. Il faut prier pour ses ennemis le regard tourné vers le Christ et dans son amour. Plein d’espérance en dépit de toutes les difficultés, saint Benoît achève la liste des instruments par ces mots : et Dei misericordia numquam desperare, et ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu[11]. Tout cela fait que la vie communautaire est possible et différente des voies du monde.

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[1] Eph 4, 26

[2] Mt. 5,22-24

[3] Jér. 9,7

[4]  RB 23-30 et 44- 46

[5]  RB 25,2 et 26

[6]  RB 25,3

[7]  RB 27,1+3+6 ; RB 28,5

[8]  RB 27,3

[9] Mat 18,22

[10] voir l'article sur P. de Chergé, page…….. (NDLR)

[11] RB 4,74

Sr Margaret Malone est née en 1936, a fait profession en 1958 dans la Congrégation des Sœurs du Bon Samaritain de l'Ordre de saint Benoît.

Cette Congrégation a été fondée en Australie par l'Archevêque J.B. Polding, OSB, en 1857,  agrégée à la Confédération Bénédictine en 1975. Première Congrégation religieuse féminine fondée en Australie, elle partage le charisme bénédictin, tout en imitant la charité du Bon Samaritain de l'évangile selon saint Luc. Ainsi, les sœurs sont présentes dans les services sociaux, orphelinats, crèches, écoles, et dans les paroisses et centres spirituels. On compte aujourd'hui une centaine de petites communautés des Sœurs du Bon Samaritain, en Australie, au Japon, aux Philippines et en Polynésie. Elles soutiennent les causes justes, au nom de l'évangile, aux côtés du peuple indigène australien, des femmes et enfants en situation difficile au Japon, en Polynésie,  aux Philippines.