Pierre-François de Béthune, osb, président du DIM

Le dialogue interreligieux est une grâce pour notre temps. Il est un chemin de conversion évangélique. Cela apparaît tout particulièrement lorsqu’il concerne les expériences spirituelles. Je veux décrire ici cette découverte, surtout telle qu’elle a pu se réaliser par des moines et des moniales chrétiens qui ont rencontré une autre religion au foyer de leur propre recherche spirituelle.

Un kôan[1]

Mais je dois commencer par évoquer une évidence qu’on a trop tendance à oublier : cette entreprise du dialogue interculturel ou interreligieux est difficile et à la limite impossible. Nous ne pourrons jamais rencontrer l’autre en tant que tel, dans ce qu’il a de plus unique. Une expérience, même élémentaire, du dialogue interpersonnel nous permet déjà de le savoir. A plus forte raison quand il s’agit de rencontrer des personnes de race ou de religion vraiment différentes. D’ailleurs la prétention de connaître intimement l’autre est non seulement illusoire, elle peut aussi être ressentie comme un manque de respect. Les efforts que les Occidentaux ont fait, pour apprendre les langues orientales, pour assimiler ces pensées, pour séjourner longuement dans des milieux religieux musulmans, hindous ou bouddhistes, tout cela ne permet pas encore de sentir de l’intérieur ce que vit un adepte de ces religions. Même ceux parmi les Occidentaux qui se sont convertis à une religion orientale doivent reconnaître qu’ils restent encore, pour une part importante, des étrangers. Que dire alors de celui qui ne désire pas renoncer à son appartenance chrétienne ?

Il faut ajouter que l’entreprise du dialogue n’est pas moins problématique quand on en considère l’autre versant, celui de l’accueil de l’autre. En voulant l’accueillir toujours plus complètement on butte également sur une impossibilité. Cette démarche est même à la limite suicidaire, quand un accueil inconditionnel aboutit à une envahissement total et à la perte de sa propre identité

Il est donc important de commencer par prendre conscience des redoutables écueils qui menacent le dialogue interreligieux.

Et, malgré tout, comment pourrait-on y renoncer ? Celui qui a été fasciné par l’idéal de l’advaïta ou par le comportement du bodhisattva doit-il abandonner l’espoir de jamais comprendre cet univers spirituel ? Celui qui a rencontré une personnalité spirituelle d’une autre religion, -- comme le Père Henri Le Saux a pu le faire avec Ramana Maharshi, -- peut-il interrompre sa quête sous prétexte qu’elle est finalement sans issue ? Non ! Quand une telle découverte est faite au plus intime et au plus vrai de notre vie devant Dieu, quand son évidente fécondité spirituelle est apparue, il n’est pas permis d’en rester là, même quand nous avons compris que l’entreprise est dangereuse et impossible, car cette impossibilité de principe est mise au défi par les expériences pratiques.

Il est vrai que des personnes peu préparées à une telle expérience spirituelle doivent y aller avec une grande prudence ; en certains cas elles font même mieux de totalement y renoncer. Mais il est nécessaire que certains, dans l’Eglise, s’engagent sur ces chemins. La prise en compte la plus fondamentale possible de la réalité des autres Voies vers l’Ultime est aujourd’hui indispensable pour la vie de notre foi chrétienne dans ce monde. D’ailleurs un seuil de non retour a été franchi par les églises ; il n’est plus possible de revenir aux attitudes d’il y a cinquante ans.

En définitive il nous faut reconnaître qu’il y a là deux évidences contradictoires : le dialogue est à la fois impossible et nécessaire. Et il n’est pas moins nécessaire parce qu’impossible, ni moins impossible parce que nécessaire. Il ne faudrait d’ailleurs pas opposer ces deux caractéristiques ni laisser l’une neutraliser l’autre, car les deux doivent demeurer ensemble.

C’est pourquoi nous pouvons dire que la démarche du dialogue est une sorte de koan, « une chose que nous ne pouvons ni avaler ni recracher »[2]. Les évidences contradictoires qui forment ce koan doivent coexister, jusqu’au jour où le sens de cette situation apparaîtra.

Je partirai de cette présentation un peu schématique de la situation parce qu’elle a l’avantage de nous garder vigilants et patients, modestes et audacieux. Dans cette démarche du dialogue, plus qu’en toute autre, nous faisons bien de méditer la recommandation de saint Bernard : « Puise ton audace dans ton humilité ».[3]

Des contradictions

Une telle approche permet aussi de mieux interpréter la situation actuelle et les attitudes souvent contradictoires que nous découvrons chez les chrétiens.

La Déclaration Nostra Aetate du Concile Vatican II a reconnu la légitimité d’un dialogue avec les autres religions. Aujourd’hui on a fait un pas de plus. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de ce dialogue. Mais, si dans certains cas cette reconnaissance est large et sereine, dans d’autres on sent une certaine réticence à se risquer dans ce domaine. Le mouvement général de la plupart des documents officiels devrait être étudié à cet égard. Ils reconnaissent d’abord, non sans quelque condescendance, que les chrétiens ont bien des choses à apprendre des autres religions, mais généralement ils ajoutent aussitôt de nombreuses mises en garde contre tous les dangers de ce travail. Ils donnent l’impression, en certains cas, de payer un généreux ‘tribut des lèvres’ à cette cause pour ne pas devoir ensuite s’y engager plus avant, -- un peu comme on donne largement l’aumône à un mendiant pour en être quitte et ne pas devoir le regarder dans les yeux, car cela nous mènerait trop loin.

Cette peur est justifiée par la nature même du dialogue qui mène effectivement toujours plus loin que prévu et peut provoquer de redoutables remises en question : une fréquentation trop assidue des autres voies spirituelles ne risque-t-elle pas de nous faire perdre notre propre identité ? Une peur plus ou moins consciente habite donc de nombreux chrétiens. Et c’est elle qui explique les contradictions relevées entre certaines déclarations générales très ouvertes et les applications concrètes restrictives et crispées. Il n’est pas opportun d’analyser ici cette situation, mais nous pouvons tous la reconnaître autour de nous et même en nous. La question que je voudrais aborder est plutôt : comment nous libérer de cette peur ?

Le paradoxe du dialogue interreligieux monastique

Voyons maintenant ce que les moines et les moniales peuvent faire dans ce domaine. La vocation du moine consiste à « s’asseoir et se taire »[4], comme les Pères monastiques nous le répètent à l’envi ?[5] Pourquoi alors certains quittent-ils leur cellule pour aller parler avec des bonzes japonais ou des sadhu hindous ? Que des jésuites fassent cela, on le comprend, mais que vont faire là-bas un Trappiste comme le Père Louis (Thomas) Merton et, à sa suite, un nombre toujours croissant de moines et moniales d’Occident ? Il n’y a pas de réponse a priori, car en ce cas encore l’expérience a prévalu sur la théorie. Les premières occasions de rencontres entre moines chrétiens et bouddhistes ont été fortuites, mais elles ont fait apparaître une si remarquable connivence entre moines de tous les pays qu’un certain nombre de Bénédictins et Cisterciens d’Amérique et d’Europe se sont empressés d’organiser de telles possibilités de rencontres. Des commissions pour le dialogue intermonastique ont été créées dans ces deux continents, dès 1978. Actuellement elles existent également en Asie et en Océanie.

Les rencontres organisées dans ce cadre réalisent en fait une forme paradoxale de dialogue, non plus tellement basée sur des échanges verbaux, mais sur des expériences d’hospitalité et sur la pratique de méthodes spirituelles élaborées dans d’autres traditions. L’essentiel de l’expérience religieuse n’est-il pas au delà des mots ? C’est en tout cas autour de cet essentiel indicible que la rencontre est la plus féconde. On comprend alors comment des hommes et des femmes qui ne parlent pas beaucoup, mais ont une grande expérience de l’écoute[6] puissent avoir un rôle spécifique à jouer dans ce grand mouvement du dialogue interreligieux. Les moniales et les moines ne sont évidemment pas les seuls sur cette voie du ‘dialogue de l’expérience religieuse’,[7] mais leur manière caractéristique de procéder mérite une étude plus attentive.

Le dialogue interreligieux monastique révèle de façon emblématique certaines dimensions importantes pour une démarche de dialogue en profondeur. Il ne se pose pas en concurrent d’autres formes de dialogue, comme le dialogue de la vie quotidienne, de l’action solidaire et de la réflexion théologique, -- tous irremplaçables, -- mais, il rappelle l’horizon de tout dialogue. Et en signifiant son impuissance à formuler le mystère avec des mots, cet horizon de nuit et de silence peut donner à toute rencontre  entre des croyants de différentes religions la profondeur de champ qui en assure la qualité proprement religieuse.

Je veux étudier de façon plus précise les caractéristiques de ce type de dialogue : son environnement qui est l’hospitalité interreligieuse, ses exigences de conversion et ses possibilités d’aboutir à une rencontre dans la prière. Il apparaîtra alors qu’à ce niveau on peut dépasser la peur que certains chrétiens éprouvent actuellement à l’égard du dialogue interreligieux.

Dialogue et Hospitalité

Le seul fait d’aller résider quelque temps chez des croyants d’une autre religion, et en particulier dans un lieu d’intense spiritualité, est déjà une expérience de dialogue. Même si aucun échange verbal n’est possible, par exemple à cause de l’obstacle de la langue, l’hospitalité dans un monastère ou dans un lieu de pèlerinage peut être une expérience de rencontre très forte. Des moines et moniales chrétiens et bouddhistes en ont fait l’expérience en allant habiter respectivement dans des monastères bouddhistes zen au Japon et dans des abbayes d’Europe.[8]

L’hospitalité, synonyme d’humanité pour Saint Benoît,[9] est un paradigme universel. Elle est sacrée pour toutes les cultures. Or il s’agit en cette pratique d’accueillir l’étranger, celui qui est résolument autre. On peut donc y trouver des indications précieuses pour bien accueillir le croyant d’une religion différente et accueillir ainsi notre Dieu, le mystérieux Etranger, toujours différent de ce que nous pensions. En effet, comme le dit Christian de Chergé :« Nous sommes plusieurs à confesser de façons différentes Celui qui est le seul vraiment différent. »[10]

Ce type de rencontre interreligieuse est moins étudié et apparemment plus difficile à décrire que le dialogue au sens précis du terme, mais il est beaucoup plus prégnant et laisse en tout cas plus longtemps des traces.[11] L’hospitalité concerne toute la personne, et pas uniquement son intellect ou son affectivité ; elle demande du temps ; elle exprime surtout, et réalise, une démarche plus engageante, car il faut une grande confiance mutuelle, pour laisser pénétrer chez soi un étranger, ou pour se risquer, en retour, à accepter l’invitation d’entrer chez lui.

L’expérience prouve en tout cas qu’un échange verbal, réalisé dans le cadre de l’hospitalité et dans ce climat de confiance qu’elle suppose, peut aller beaucoup plus loin. Pour un dialogue en profondeur l’hospitalité est même un environnement décisif : dans le cas contraire les paroles, privées de ce cadre, risquent de n’avoir pas de résonance. Louis Massignon va jusqu'à dire : « C’est seulement dans la mesure où l’on accorde l’hospitalité à l’autre, que l’on prend conscience de la vérité qui unit socialement. On ne trouve la vérité qu’en pratiquant l’hospitalité ».[12] Enfin de telles expérience d’hospitalité sont précieuses, parce qu’elles révèlent le dynamisme interne du dialogue interreligieux.

Une parole traversée

Qu’est-ce en définitive qu’un dialogue sinon une hospitalité offerte aux paroles de notre interlocuteur ? Les mots échangées ‘traversent’ en effet la distance qui sépare les deux personnes. C’est le sens du préfixe ‘dia’ dans le mot ‘dialogue’. Mais il me semble qu’elles ne font pas que traverser cet espace neutre. En tout cas quand elles procèdent du cœur, elles ne s’arrêtent pas à la superficie ; elles peuvent atteindre le coeur de l’interlocuteur et y demeurer. Je définis donc volontiers le dialogue comme « une parole qui se laisse traverser par une autre » et il faudrait ajouter, comme le suggère Gabriel Ringlet : « un silence qui se laisse traverser par un autre ». Quand nous pouvons échanger dans la confiance avec un croyant d’une autre religion le témoignage que nous donnons est un témoignage d’accueil, et la vérité que nous attestons est ce que j’appellerais « une vérité hospitalière », c’est à dire une vérité qui prend en compte la vérité de l’autre et où celui-ci peut donc déjà un peu se retrouver. Les paroles de l’Evangile ne sont pas des paroles compactes et péremptoires ; elles sont poreuses, ouvertes, accueillantes à toutes les expériences humaines. C’est pourquoi elles peuvent si bien entrer en dialogue.

Le dialogue intrareligieux


L’expérience des moines contribue encore à développer une autre dimension du dialogue interreligieux. La pratique de méthode spirituelles élaborées en Orient est un important défi pour les chrétiens. Ils accueillent en effet ces méthodes hindoues ou bouddhistes au sanctuaire même de leur vie spirituelle. Certes ce ne sont que des moyens, des ‘voies’ spirituelles, mais leur influence peut être grande et d’autant plus que ceux qui les pratiquent n’en prennent pas conscience au moment même. C’est pourquoi de telles pratiques, adoptées sans discernement, ont parfois fait du tort. Mais depuis, les chrétiens, et les moines en particulier, ont mieux perçu l’enjeu de cette démarche.[13] Il s’agit en effet de réaliser un discernement spirituel au sujet de l’adoption de ces pratiques, et ce discernement est en réalité un dialogue intérieur, vécu au cœur même de leur recherche spirituelle. Tout dialogue interreligieux comporte cette dimension ‘intrareligieuse’, selon l’expression proposée par Raimon Panikkar.[14] C’est surtout le cas dans les domaines qui concernent directement la vie spirituelle. Le dialogue intérieur est parfois un conflit, en d’autres cas il est la découverte d’une complémentarité ou d’une possibilité de synergie, mais, en tout état de cause, ce dialogue est vécu comme une démarche religieuse et pas uniquement comme une affaire qui ne concerne que les relations extérieures.

Un chemin de conversion


A ce niveau le dialogue est vécu comme un engagement sur un chemin d’Evangile. On peut reprendre ici des paroles du pape Jean-Paul II, prononcées dans un autre contexte, il est vrai, mais valables pour toutes les formes de dialogue : « Un tel dialogue représente un défi pour tous les interlocuteurs, une véritable forme d’expérience spirituelle. Il s’agit d’écouter l’autre et de s’ouvrir soi-même au témoignage personnel, mais aussi d’apprendre à risquer, en laissant à Dieu l’issue du dialogue. Personne ne peut sincèrement jouer un rôle dans un processus de dialogue s’il n’est pas disposé à s’exposer à la vérité et à grandir en elle. Ouverture à la vérité, cela signifie disposition à la conversion. »[15]

Il est possible d’encore préciser le contenu de cette conversion, à la lumière de l’expérience des moines et moniales que je connais. Le respect, la tolérance et le souci de ne pas imposer ses propres catégories à ses interlocuteurs est déjà une disposition spirituelle significative. Mais il faut aller beaucoup plus loin, « faire éventuellement deux mille pas avec celui qui nous demande d’en faire mille ».[16]

Ecouter vraiment quelqu’un dans un contexte religieux signifie qu’on est disposé à donner son attention mais aussi à recevoir de lui une aide, même si elle vient d’un autre univers spirituel. L’hôte qui est accueilli chez nous peut être un Messager du Seigneur, comme on a souvent pu le vérifier, depuis Abraham.[17] Il peut être porteur d’un nouvel appel à la conversion. L’espérance est donc au cœur du mouvement du dialogue, comme elle est au cœur de toute recherche de vérité, selon la parole du poète Jo Bousquet : « Il n’y a pas de vérité sans emprunt à l’espérance ». On peut en effet constater que, sans cette espérance en l’autre, la rencontre reste encore assez formelle et peu respectueuse, puisqu’on n’estime pas l’interlocuteur capable de nous apporter quoi que ce soit d’important. Il n’est pas toujours facile de faire ainsi preuve d’espérance, mais il est certain que nous pouvons ainsi rendre un beau témoignage évangélique. L’invitation de St Pierre dans sa première épître[18] à « rendre compte de l’espérance qui est en [nous] » comporte en notre cas une exigence nouvelle. Le témoignage à rendre ne peut pas se limiter au contenu de notre espérance, le mystère du Christ. Au cours d’un dialogue avec un croyant d’une autre religion il n’est d’ailleurs pas toujours possible ni même opportun d’annoncer tout de go le kérygme. Mais il est toujours possible de témoigner de ce dynamisme d’espérance que l’Esprit du Christ met en nous. Ecouter, attendre et espérer sont des attitudes de dialogue par lesquelles nous pouvons annoncer l’Evangile, de façon implicite, mais très nette pour un interlocuteur ouvert aux valeurs spirituelles.

L’expérience du dialogue introduit encore à une autre expérience évangélique, celle notamment de la pauvreté. Si, en un premier temps, la rencontre d’autres croyants est souvent dictée par le souci d’acquérir, à leur contact, des connaissances nouvelles et des méthodes spirituelles qui peuvent nous enrichir, ce même contact peut finalement agir, à notre insu, comme un décapant qui nous enlève des certitudes trop commodes et remet en question des pratiques spirituelles traditionnelles. Beaucoup de richesses culturelles et théologiques accumulées par la tradition chrétienne pour défendre ou pour illustrer notre foi se révèlent moins essentielles qu’il n’y paraissait. La pratique du dialogue de l’expérience spirituelle opère ainsi un discernement et une décantation au niveau des formulations et des méthodes parce qu’elle est précisément une rencontre autour de l’ineffable. Cela n’est pas sans risques et ne doit donc pas être conseillé indistinctement à tous. Mais chez ceux qui ont déjà acquis une certaine maturité spirituelle une telle expérience est bénéfique. Elle les rend plus simples et plus pauvres de cœur. Alors « l’autre, tous les autres sont la passion et la blessure par lesquelles Dieu pourra faire irruption dans les forteresses de notre suffisance pour y faire naître une humanité nouvelle et fraternelle ».[19]

Prière interreligieuse


Il est maintenant possible d’aborder dans ce contexte la question cruciale de la prière faite entre des croyants de différentes appartenances religieuses. Les exigences paradoxales du dialogue y apparaissent de la manière la plus frappante.

Il y a en effet, dans toutes les cultures, des formes de prière et de méditation très variées, et elles ont toutes en commun la volonté de mettre en relation avec l’Ultime. C’est donc là que devrait pouvoir s’effectuer la rencontre la plus décisive. Mais toutes ces prières sont également caractérisées par la religion dans laquelle elles se sont développées. Elles attestent une appartenance précise et donc exclusive. Serait-il possible de participer à une prière hindoue ou musulmane sans appartenir à cette Communauté de croyants ?

Le sens et le non-sens du dialogue apparaissent donc ici de façon très nette. On a longtemps cru qu’à ce niveau ce dialogue n’avait plus de sens et qu’il fallait y renoncer. Tout au plus pouvait-on envisager une prière multi-religieuse, c’est à dire la juxtaposition de différentes expressions de prière. Mais l’expérience nous a obligés à aller plus loin. Lors de la journée de prière pour la paix à Assise, en 1986 les organisateurs ont voulu limiter la rencontre à une telle prière multi-religieuse, où les représentants des différentes religions se succédaient sur une estrade bien distincte de l’assemblée, pour réciter leur prière. Malgré toutes ces précautions il est apparu à ce moment-là de façon éclatante que tous ne formaient qu’une seule assemblée de prière : toutes les religions n’étaient pas de trop pour implorer la paix en faveur de notre monde ! Les participants devaient reconnaître qu’ils ne faisaient pas qu’assister respectueusement à une manifestation de foi étrangère ; ils étaient unis en une seule prière, au delà des formulations verbales diverses. Ils découvraient qu’une communion interreligieuse était donc possible par ce cœur de chaque religion que constitue la prière, si pas avec des paroles, en tout cas dans le silence.

Dans un discours, à la Curie romaine, quelques mois plus tard, le pape a tiré les conclusions théologiques de cet événement en reconnaissant que « toute prière authentique est suscitée par l’Esprit-Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme ».[20] De telles paroles manifestent une évolution radicale, voire même une révolution dans la réflexion théologique. Là où, jusqu’il y a peu, on ne voyait que l’expression purement naturelle d’une aspiration humaine ou même une illusion du démon on voit maintenant l’action de l’Esprit de Dieu.

Une telle conviction change évidemment aussi la situation du dialogue interreligieux. Tant que les échanges avec d’autres croyants ne pouvaient aboutir à une rencontre autour de l’essentiel indicible de notre vie, mais devaient nécessairement se cantonner à des questions de formulations, d’histoire ou de rituels, l’entreprise du dialogue était désespérée. Mais aujourd’hui nous pouvons y reconnaître la présence de Dieu, tout particulièrement dans la prière des autres croyants, et c’est là que la rencontre culmine. La prière est en effet le plus court chemin entre les humains, parce que Dieu est au plus intime de chacun d’eux. Je crois donc qu’il faut aller jusqu'à dire que la communion dans la prière est la clef de voûte du dialogue.

Toutes les formes de dialogue ne doivent pas aboutir à la prière. Mais si cette possibilité est exclue l’édifice du dialogue s’écroule. « Quand deux hommes s’entretiennent, il y a toujours un troisième qui peut écouter : c’est l’auditeur éternel. Mais là où cet auditeur éternel est absent, tous les discours deviennent des monologues, même les dialogues. »[21]

Dépasser enfin la peur

Thomas Merton avait pressenti cela lors de son voyage en Asie : « Le niveau le plus profond de la communication n’est pas la communication mais la communion. La communion se passe de mots, elle est indicible... Non que nous découvrions une nouvelle unité. Nous découvrons une unité antérieure, très ancienne. Mes très chers frères, nous ne faisons déjà qu’un, même si nous imaginons qu’il en va autrement. Ce qu’il nous faut recouvrer, c’est notre unité originelle .Il nous faut devenir ce que nous sommes déjà. »[22] Cette conclusion d’une allocution improvisée n’est pas une thèse de théologie dogmatique, mais elle exprime très bien le rôle déterminant d’une telle communion au niveau spirituel pour la rencontre interreligieuse.

Il n’est pas étonnant que ce rôle ne soit pas encore reconnu par tous les chrétiens. Il est en effet difficile à percevoir par ceux qui n’ont pas déjà pu faire l’expérience d’une rencontre interreligieuse capable de les toucher en profondeur. Pour eux l’aboutissement du dialogue se situe dans un autre registre. « Le dialogue interreligieux a pour but la connaissance et l’estime mutuelle qui permettent d’établir ces rapports de compréhension et d’amitié qui, à leur tour, permettront une collaboration plus étroite dans la défense des valeurs spirituelles et dans les activités en faveur de la justice, de la fraternité et de la paix, puisque tel est le devoir spécifique des religions en faveur du bien de l’humanité. » [23] Dans cette perspective, on l’aura noté, le but ultime du dialogue semble être la constitution d’une ligue pour défendre ensemble les valeurs spirituelles. Le partage de ces valeurs et la stimulation réciproque pour en vivre ne sont pas envisagés, -- mais pas davantage exclus. Seulement ce qui préoccupe l’auteur de cet éditorial est le rapport de forces, avec les autres religions et avec les idéologies et mentalités qui menacent les valeurs spirituelles. Or quand on rassemble des forces, c’est bien parce qu’on a peur

Nous voici donc revenus à la question du début : comment nous libérer de la peur ? La peur qui menace toutes les religions, mais aussi la peur des religions entre elles, les deux sont liées.

Il me semble que pour dépasser ces peurs il ne suffit en tout cas pas que les religions se tournent ensemble vers l’extérieur, pour faire face aux dangers que le monde actuel leur fait subir. Il faut commencer par se tourner ensemble vers l’intérieur, pour se stimuler mutuellement dans la recherche spirituelle. L’action en faveur de la justice et de la paix qui en découlera sera alors certainement plus sereine et plus pertinente.

Ce chemin de l’expérience intérieure et de la conversion des coeurs est plus difficile que la rencontre orientée vers un but extérieur. Mais il est le seul chemin qui permette de dépasser les exigences contradictoires du dialogue et la peur qu’elles suscitent Il n’esquive pas les problèmes en planant par dessus. Il aborde au contraire lucidement et humblement toutes les exigences du dialogue interreligieux : il y reconnaît les appels paradoxaux et y discerne même un véritable kôan. En me basant sur les expériences déjà réalisées par tant d’hommes et de femmes, chrétiens ou d’autres religions, je suis persuadé qu’il le peut, parce qu’il met en œuvre un engagement religieux très intense pour creuser aussi profond qu’il le faudra. Et ce n’est qu’en creusant ainsi, dans le fondement de notre vie, qu’on trouve une issue au koan, une entrée dans le mystère de la volonté de Dieu sur notre monde et ses multiples religions. C’est pourquoi je crois que cette voie du dialogue de l’expérience spirituelle est une grâce pour notre temps.








[1]  Le kôan est à l’origine un terme juridique un ‘cas typique’ passé à la jurisprudence. Dans la tradition du zen on appelle ainsi des histoires typiques au sujet de l’éveil d’un disciple. Les rencontres avec un Maître qui sont évoquées dans ces kôan sont le plus souvent caractérisées par une logique paradoxale voire même apparemment  absurde. Seule une concentration spirituelle très intense permet d’en trouver le sens.

[2]  Mumonkan, commentaire de Mumon au premier cas, le chien de Joshu.

[3]  « Sumat humilitas audaciam », dans le sermon super Missus est.

[4] Livre des Lamentations, 3,28

[5]  Cfr. St Jérome, Epîtres, 50,4, P.L.22, 514

[6]  « Ecoute ! » est le premier mot de la Règle de Saint Benoît.

[7] Selon l’expression proposée en 1984 par le Secrétariat pour les Non Chrétiens (aujourd’hui appelé Conseil Pontifical pour le Dialogue entre les Religions) dans son document intitulé Attitude de l’Eglise catholique devant les croyants des autres religions, n° 35.

[8]  Un de ces séjours a été décrit par Benoît Billot, Voyage dans les monastères zen, Paris, Desclée de Brouwer, 1987 .

[9]  Règle de Saint Benoît, 53, 9.

[10]  Christian de Chergé, dans un entretien particulier.

[11]  J’ai traité ce thème de façon plus systématique dans un livre intitulé Par la foi et l’hospitalité, paru aux Cahiers de Clerlande, n° 4 (Monastère de Clerlande, B-1340 Ottignies, Belgique)

[12]  Opera Minora, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, t. 3, p. 586.

[13]  Cfr.  Contemplation et Dialogue Interreligieux, repères et perspectives puisées dans l’expérience des moines, publié par les commissions D.I.M., Bulletin du Conseil Pontifical pour le Dialogue entre  les religions, 1993, XXVIII/3   n° 84, ). pp 250-270.

[14]  Le dialogue intrareligieux, Paris, Aubier, 1985.

[15]  ‘La nécessité du dialogue dans une Eglise troublée et divisée’, Vienne, 22 juin 1998. (La Documentation Catholique, 19 juillet 1998, n° 2186)

[16]  Cfr.Mt. 4,41.

[17]  Cfr. Genèse, 18,1-10 et Règle de St Benoît, 61,4

[18]  1 Pierre, 3, 15.

[19]  Mgr. Pierre Claverie, évêque d’Oran, dans l’introduction au Missel des Dimanches, 1996, Paris, Edition collective des Editeurs liturgiques.

[20]  Discours aux Cardinaux et à la Curie, 22 décembre 1986, Bulletin du Secrétariat pour les non chrétiens, n° 64, 1987-XXII/I, p. 69

[21]  Max Picard, La fuite devant Dieu, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 76.

[22]  Journal d’Asie, Paris, Albin Michel, 1995, p. 480.

[23]  Le christianisme et les autres religions, -- le débat sur le dialogue interreligieux, éditorial non signé de ‘La Civiltà Cattolica’, n°3494, 1996, I, p. 116, traduction PdB.