Le P. Henri Le Saux- Swami Abhishiktananda
Pierre-françois de Béthune, osb
En débarquant en Inde, en 1948, le Père Henri Le Saux était animé de motifs très insolites. Il n’était pas le premier ‘missionnaire’ a avoir une grande admiration pour la culture du pays où il venait résider, car il y avait déjà de nombreux missionnaires érudits, tels le Père Wieger, qui avait fait un travail remarquable pour mettre en valeur le patrimoine culturel des pays d’Asie ou d’Afrique. Mais, curieusement, ces études n’impliquaient aucune empathie pour les traditions spirituelles de ces cultures. Par ailleurs de nombreux contemporains faisaient de grands efforts pour ‘adapter’ l’annonce de la foi chrétienne aux mentalités des populations qu’ils voulaient évangéliser ; on parlait alors d’‘indigénisation’, par exemple de l’iconographie : qui ne se rappelle les représentations chinoises ou indiennes de la Nativité ? Et cependant ces adaptations n’étaient que des moyens pour faire valoir le message chrétien. Les missionnaires n’attendaient rien d’autre des autres religions et spiritualités. Le Père Le Saux, quant à lui, s’engage dans cette rencontre avec une confiance étonnante. Surtout depuis son darshan de Ramana Maharshi il s’est mis résolument à l’école des Maîtres hindous et tout particulièrement de Sri Gnânânanda.
Or cet accueil n’a jamais été au prix de sa confiance dans la tradition chrétienne qui était trop profondément enracinée pour pouvoir être remise en question. Mais il s’engageait dans la tradition indienne avec une liberté qui effrayait même le Père Jules Monchanin. Il pressentait qu’en recevant davantage des autres traditions il ne serait pas pour autant entravé pour recevoir toutes les richesses de sa propre tradition. En cela il inaugurait la voie spécifique du DIM.
Mais revenons à l’histoire du Père Le Saux. Arrivé chez le Père Monchanin à Tanirpalli en 1948, il inaugurait avec lui le monastère de la Sainte Trinité (Saccitânanda Ashram) le 21 mars 1950, en la fête de saint Benoît. Ils y construisent une chapelle sur le modèle des petits temples hindous et ils y célèbrent un office liturgique très particulier qui inclut même des textes sacrés hindous. La vie régulière commence, mais les différences de caractère et surtout d’approche des autres religions rendent cette vie difficile. En fait le Père Le Saux qui avait pris entre temps le nom de Swami Abhishiktesvarananda, était toujours plus fasciné par la vie érémitique ou plus précisément la vie des sannyasi, ceux qui ont renoncé à tout pour Dieu. Dès 1952 il allait passer un long temps de retraite dans une grotte sur la montagne d’Arunachala. Peu après il entamera un long pèlerinage dans l’Himalaya. En réalité il a entamé un pèlerinage intérieur beaucoup plus long encore. Il veut vivre en chrétien l’expérience de l’advaïta, la non-dualité, telle qu’il l’a vue chez ses maîtres hindous. Non qu’il cherche à faire des expériences comme d’autres font du tourisme, mais il a le pressentiment que, dans son humble personne, c’est l’Eglise qui réalise cette rencontre essentielle. Son journal, publié en 1986, nous permet d’entrevoir les énormes difficultés intérieures qu’il a rencontrées durant ces années de recherche. Il ne faut pas oublier que la théologie d’avant le concile Vatican II ne l’aidait pas beaucoup. Mais sa formation spirituelle lui donnait la liberté et l’audace. C’est pourquoi nous voyons en lui un véritable précurseur du dialogue intrareligieux ou ‘dialogue de l’expérience religieuse’.
Abhishiktananda, dans la fidélité au christianisme, aura suivi sa route de dépossession sans retour, et il pourra écrire : « Le christianisme a vécu deux millénaires durant dans le monde clos de la culture méditerranéenne ; le monde culturel et spirituel d’Extrême Orient s’est lui aussi développé en vase clos. Le moment est enfin arrivé, à la fois pour le christianisme et pour la sagesse orientale, de déborder leurs frontières culturelles, non plus simplement par le fait de quelques initiés ou convertis individuels, mais d’une façon beaucoup plus ample et profonde. »
Voici un texte du P. Le Saux dans la Vie Spirituelle, n° 435, janvier 1958, sur l’Abbé Monchanin. On y voit comment la mission prend un tournant décisif à partir du moment où elle s’inscrit dans un dialogue des cultures et des religions dans le respect mutuel.
L'on a écrit que le but du Shantivanam, et donc du P. Monchanin en participant à sa fondation, était « la réorientation de la vie chrétienne, religieuse et ascétique, en conformité avec la pensée, la culture, la tradition de l'Inde, préparant ainsi les voies à une approche humble, intelligente et sympathique des problèmes d'évangélisation et de salut éternel ».
Tout cela en vérité était contenu dans la fondation du Shantivanam; mais il y avait en même temps beaucoup moins et beaucoup plus. Beaucoup moins, au moins directement, car tout cela ne saurait jamais résulter que de l'atteinte du but essentiel : la ‘contemplation du Saccidânanda’, hors laquelle tout le reste - en fait tout ce qui attirait l'attention au Shantivanam, soit pour décrier soit pour admirer - ne serait jamais que du vent, aes sonans, cymbalum tinniens. Beaucoup plus aussi en vérité, car il s'agissait de bien autre chose que de la conversion de l'Inde. L'atteinte en son tréfonds du mystère de l'Inde ne pourrait sans doute rester sans fruit. I1 en résulterait normalement une merveilleuse intégration par les Églises locales des richesses culturelles et religieuses de l'Inde et donc des possibilités de présentation et d'acceptation du message chrétien inconnues auparavant. Mais c'est l'Église œcuménique elle-même que l'Inde devenue chrétienne ne manquera pas de faire pénétrer davantage encore au-dedans, en des profondeurs encore inconnues du mystère insondable qu'elle porte en son sein - ce qui a fort peu à voir, hâtons-nous de le dire, avec le yoga à bon marché que l'on se flatte souvent d'importer en Occident. Le P. Monchanin se plaisait particulièrement à espérer que la théologie du divin Paraclet, étroitement liée à celle du plérome du Christ, trouverait dans la ligne indienne d'approche du mystère de Dieu, des possibilités admirables de développement. Tout cela, le Shantivanam le portait, dans l'humilité et la foi de sa fondation, non pas essai occasionnel d'apostolat intellectuel ou autre, mais œuvre essentielle d'Eglise, oeuvre d'Incarnation, s'originant comme se consommant aux abîmes du Père, en le mystère de l'Esprit.
Le P. Bede Griffiths
Le Père Bede Griffiths (1906-1993) converti de l’anglicanisme, était moine à l’Abbaye de Prinknash (Angleterre) lorsqu’il partit pour l’Inde en 1955, lui aussi. Il arrivait à Shantivanam avec l’espoir de pouvoir atteindre le point de rencontre des deux grandes traditions spirituelles que sont le christianisme et l’hindouisme. Peu de temps après le départ du P. Acharya il demanda de pouvoir le rejoindre à Kurisumala et, pendant douze ans ils travaillèrent ensemble à la croissance spirituelle du petit groupe de moines qui se constituait sous la conduite du P. Francis. Cette collaboration fut parfois difficile, vu la forte personnalité de chacun.
En 1967 le P. Le Saux demanda au P. Acharya s’il accepterait de reprendre son ashram pour y poursuivre l’expérience que l’abbé Monchanin et lui-même avait commencée. Un accord fut signé entre eux, et le P. Bede fut choisi, avec deux jeunes confrères, pour continuer l’œuvre des deux fondateurs. Les tensions subsistèrent entre Shantivanam qui supportait mal sa dépendance et Kurisumala qui n’appréciait pas la grande liberté de sa ‘fille’. L’ashram de Saccidânanda devint de plus en plus indépendant, il accueillait des hôtes nombreux venus de partout, lui conférant ainsi un caractère universel. Le P. Bede exerçait une grande fascination sur tous ceux qui l’approchaient. La communauté cependant demeurait très réduite et le P. Bede se préoccupait pour l’avenir de ses jeunes moines quand il ne serait plus là. Finalement ce fut l’abbaye de Camaldoli (Italie) qui l’accueillit dans son ordre en 1980, promettant de garder intacte la structure de l’ashram.
Le P. Cornelius Tholens, osb
Mayeul de Dreuille, osb
Le Père Cornelius Tholens, né dans une famille chrétienne des Pays-Bas et entré jeune dans un monastère bénédictin, contribua à la fondation de l’Abbaye de Slangenburg dont il devint abbé en 1954. A cette date les fondations monastiques en ‘pays de Mission’ commençaient à se multiplier. Le P. Abbé Tholens, avec d’autres, voyait la nécessité d’un centre pour coordonner l’information et l’aide nécessaires. Avec le P. Abbé Théodore Ghesquière de Bruges, il rédigea, pour le Congrès des Abbés Bénédictins à Rome en 1959, un rapport présentant le projet d’un secrétariat pour les missions, dépendant de l’Abbé Primat. Le texte dépassait même l’horizon missionnaire du temps, il voyait les moines ‘aller à la rencontre des peuples, des races et des religions’. La proposition sous forme de ‘votum’ fut adoptée par le Congrès. Peu après le P. Abbé de Floris acceptait la charge de ce secrétariat.
A Pâques, puis le 30 novembre 1960, le P. Tholens rédigeait d’autres lettres aux abbés, approuvées par le P. Abbé Primat. Le centenaire de Ligugé, en 1961 fut l’occasion d’un progrès important. Sur l’initiative du P. Tholens, D. Guzi, Abbé Primat des Bénédictins et D. Sortais, Abbé Général des Trappistes y étaient invités. Le 10 juillet 1961, à la réunion des abbés qui suivait les fêtes, les Supérieurs Généraux des deux Ordres acceptaient de soutenir ce projet de secrétariat, présenté par les Pères Abbés Ghesquière et Tholens. Le secrétariat devait être épaulé par une commission dont faisaient partie ces deux Abbés.
Dans les années suivantes le P. Tholens continua son rôle d’animateur dans la commission et dans la préparation en 1968 du Congrès de Bangkok. Il offre sa démission d’abbé en 1972 et va faire un long séjour à l’Ashram de Shantivanam où il collabore avec le P. Bede Griffiths à recevoir et à guider les personnes de divers pays et religions qui visitent l’ashram. A ce titre il est présent au Congrès de Bangalore en 1973 auquel participent des moines hindous et bouddhistes. Les contacts et rencontres locales qui suivirent mettent en évidence la nécessité d’intensifier le dialogue monastique entre les religions et de trouver dans l’AIM un statut institutionnel qui s’en occupe. Aussi le 21 mai 1974 le Conseil de Gestion de l’AIM approuve un projet, présenté par le P. Tholens d’une commission, qui deviendra ensuite le secrétariat pour le Dialogue Interreligieux Monastique (DIM).
A l’initiative du Conseil pastoral du diocèse le P. Abbé Tholens ouvre en 1976 un ashram au Béguinage d’Amsterdam pour assurer une présence spirituelle au cœur de la ville. Là il exerce une intense activité d’accueil, conférences et visites. Il se rend en France en Allemagne et surtout en Italie auprès du Centre Le Saux à Milan.
A la suite d’une enquête qu’il a lancée en 1975 des réunions d’experts et de moine engagés dans le dialogue se tiennent l’une à Peterham aux USA, l’autre chez les Bénédictines de Loppem en Belgique. Le résultat sera le développement du DIM en deux branches, l’une européenne, l’autre américaine qui prend le nom de NABEWD (North American Board for East-West Dialogue).
Le P. Tholens fait partie de la première, et continue son activité de dialogue voyageant d’Europe en Inde et finalement se retirant à Milan cherchant toujours à faire découvrir à ses interlocuteurs ‘le moine’ qui est en chaque personne, c’est à dire sa dimension spirituelle la plus profonde.
Le p. francis Mahieu – Acharya, ocso
Le Père Francis (1912-2002) moine trappiste de l’Abbaye de Scourmont (Belgique) débarqua en Inde en 1955, réalisant ainsi son vœu le plus cher : ‘je n’ai trouvé mon apaisement qu’en arrivant en ce pays. Des difficultés, des incompréhensions, des obstacles de tout genre n’ont pas manqué, mais par la grâce de Dieu j’ai pu les dépasser, dans la joie de travailler à un monachisme pleinement chrétien et indien.’ Il est accueilli, la première année, dans l’ashram de Shantivanam où vivaient déjà depuis cinq ans l’abbé Monchanin et le P. Le Saux. Toutefois, désirant réaliser ailleurs un idéal monastique indien plus conforme à ses aspirations profondes, il accepta l’invitation de l’archevêque de Tiruvalla (Kerala) à venir fonder dans son diocèse de rite syro-malankar. Un terrain lui fut offert, un lieu sauvage qui aurait découragé quiconque mais non le P. Francis. Il vit dans cet événement un signe de Dieu qui lui ouvrait le chemin et il commença aussitôt la construction du premier monastère en rite syro-malankar : Kurisumala Ashram.
Les débuts furent héroïques, tout paraissait faire obstacle à son projet – l’hostilité de la nature, la méfiance et l’opposition des autorités religieuses qui ne voyaient pas d’un bon œil cette essai d’inculturation indienne qui leur paraissait, à cette époque-là, une aventure risquée et sans avenir. En 1967, pour célébrer les dix ans d’existence de l’ashram, il prit une année sabbatique et, avant de visiter des ashrams dans l’Himalaya, il commença par se rendre à Shantivanam où il retrouva avec une joie profonde le P. Le Saux : ‘Me rendre à Shantivanam était pour moi un retour aux sources où j’avais puisé en 1955 mon inspiration initiale. Je retrouvais surtout le Swami Abishiktananda et ce fut pour nous une vraie rencontre. Nous étions bien conscients que nos chemins monastiques respectifs nous avaient menés par des voies différentes ; le P. Le Saux avait retrouvé sa vraie vocation de sannyasi et moi celle de l’édification d’une communauté monastique.’ Celle-ci est aujourd’hui florissante, affiliée depuis 1998 à l’Ordre Cistercien.
Il participa aux différentes rencontres interreligieuses organisées par l’AIM à Bangkok (1968), à Bangalore (1973) et à Kandy (1980), cependant que Kurisumala se développait selon un processus exemplaire d’inculturation et devenait un centre important d’inspiration et de rencontre entre le christianisme et l’hindouisme.
Le P. Louis (Thomas) Merton
Bernard Durel, O.P.
Thomas Merton est un homme moderne qui dès le début de sa vie (il est né en 1915) est dépourvu de toutes racines. Il naît en France, dans un pays qui n'est pas et ne sera jamais le sien, de parents issus de deux continents différents et éloignés l'un de l'autre. Il perd sa mère, puis son père, alors qu'il est encore enfant. Il traverse les épreuves de la vie d'internat dans deux langues différentes. II connaît le naufrage d'une vie estudiantine chaotique, celle d'un étudiant sans repères. Il voyage dans une Europe qui déjà commence à basculer vers les atrocités de la deuxième guerre mondiale. Arrivé aux Etats-Unis (il ne les quittera que pour aller mourir à Bangkok), il va trouver un pays, une langue (la sienne est magnifique), et, un peu plus tard, une religion, la foi. Enfin, après errements et hésitations new-yorkais, il trouve sa maison (en attendant la demeure éternelle) au monastère trappiste de Gethsémani, dans le Kentucky. Nous sommes au début des années quarante et nous savons ce qu'il en était de l'idéologie de l'Eglise catholique romaine et de la posture monastique à cette époque. Frère Louis (car l’auteur Thomas Merton n’existe plus) a désormais et pour toujours quitté un monde en perdition. Son nouveau (son premier) « chez-lui » lui donne une formation chrétienne et monastique solide qu'il partagera avec d'autres comme maître des étudiants puis des novices durant de longues années. Mais cette retraite hors du monde va bientôt être perturbée. L'immense succès de son autobiographie redonne vie à l'écrivain Thomas Merton. Par la suite, quelques visites en ville, surtout celle à Louisville en 1958, le conduisent à un complet réexamen de sa conception du monastère et du moine, de la relation entre frère Louis et Thomas Merton. Le moine reste un homme parmi les hommes et il doit le rester. Il bénéficie en effet du privilège d'appartenir à la communauté dans laquelle le Fils de Dieu a pris corps. Le moine n'a pas à se désolidariser, à quitter les combats des hommes. Merton s'engage pour les droits des Noirs, contre l'armement atomique, contre la guerre au Vietnam, pour la sauvegarde de l'environnement, et enfin -- ce qui nous intéresse plus particulièrement ici (mais tout se tient) – pour l'œcuménisme, le dialogue interreligieux et le renouveau de la vie monastique, requis et favorisé par tous ces engagements.
Merton parvient alors à une compréhension de rôle du moine dans le monde (l'un de ses derniers livres s'intitulera Contemplation in a world of action) qui fait de lui un des plus grands témoins du chemin pour notre temps (aux côtés de Pierre Claverie, Raimon Panikkar, Bede Griffiths et quelques autres).
Le véritable esprit oecuménique de Merton ne peut être perçu de façon adéquate tant qu'il n'est pas situé dans le contexte de sa volumineuse correspondance et de ses multiples « journaux » ainsi que d'une foule d'écrits de plus en plus diversifiés dans les années 50-60. Dans un beau passage de ce même journal, Réflexions d'un spectateur coupable, il écrit à propos de l'esprit oecuménique qui jaillissait en lui :
« Si je peux unir en moi-même la pensée et la dévotion du christianisme de l'Orient et de l'Occident, des pères grecs et latins, des mystiques russes et espagnols, je peux préparer en moi-même la réunion des chrétiens divisés. De cette unité secrète et indicible en moi-même peut éventuellement naître une unité visible et manifeste de tous les chrétiens. Si nous voulons rassembler ce qui est divisé, nous ne pouvons le faire en imposant une division à l'autre ou en absorbant une division en l'autre. Car si nous faisons cela, l'union n'est pas chrétienne. Elle est politique et vouée à un conflit ultérieur. Au contraire, nous devons contenir en nous-mêmes tous les mondes divisés et les transcender dans le Christ » (Patrick Hart, « Thomas Merton : un moine oecuménique », Chemins de Dialogue, n° 15). Sa vision ne va pas tarder à s'élargir au-delà de l'œcuménisme chrétien et par là à devenir plus humble. « Si je comprends quelque chose à la façon dont un musulman considère Dieu, l'unité de Dieu, cela augmentera ma compréhension du dogme chrétien sur l'unité de Dieu », avoua-t-il plus tard à un groupe de moines (ibid,).
Cette prise de conscience culminera lors du voyage en Asie. Après sa rencontre en disciple avec le Dalaï-Lama, il écrira dans les notes préparées pour la rencontre de Calcutta à la mi-novembre 1968, à peine trois semaines avant sa mort à Bangkok:
« Je parle en tant que moine occidental qui est par-dessus tout centré sur sa propre vocation et son propre engagement monastique. J'ai quitté mon monastère pour venir ici non pas en tant que simple chercheur érudit ni même en tant qu'auteur (ce que je suis parfois). Je viens comme un pèlerin, pas seulement pour recueillir des informations ou des faits d'autres traditions monastiques, mais avec le désir de boire à d'anciennes sources de sagesse et d'expériences monastiques. Je cherche non seulement à en savoir davantage (quantitativement) sur la religion et sur la vie monastique, mais à devenir moi-même un moine meilleur et plus éclairé (qualitativement) » (Journal d'Asie, Appendice).
On le voit, pour Merton, il ne s'agit ni de dominer l'autre en s'emparant de lui ni de l'enfermer dans une altérité lointaine, exotique, celle d'un musée .
Une nouvelle tâche pour les moines
Ces deux textes, écrits quelques semaines avant sa mort expriment au mieux la pensée de thomas Merton sur la tâche des moines dans le monde actuel.
Notes prises en vue d’une conférence à donner à Calcutta en octobre 1968
Le point sur lequel je voudrais insister est la nécessité d'une communication sérieuse, d'une véritable ‘communion’ entre contemplatifs de tradition, de discipline, de religion différentes. Cela peut avoir une énorme influence sur l'avenir de l'homme à cette minute cruciale de son développement. Nous sommes effectivement plongés dans une crise et nous vivons un moment de choix vital. Nous courons le grave danger de perdre un héritage spirituel qui s'est douloureusement accumulé grâce à des milliers de générations de saints et de contemplatifs. C'est la tâche particulière du moine dans le monde moderne de garder vivante l'expérience contemplative et de laisser à l'homme technologique moderne une voie lui permettant de recouvrer l'intégrité de son être intérieur profond.
Transcription de l’intervention improvisée lors de cette conférence.
Je suis venu vous transmettre le petit message d'espoir suivant : il y aura toujours des gens qui oseront chercher en marge de la société, qui n'auront pas besoin de reconnaissance sociale, qui ne seront pas dépendants de la routine sociale et qui préféreront toujours larguer les amarres et prendre des risques. Et s'ils sont loyaux envers leur appel intérieur, envers leur vocation, envers le message qu'ils ont reçu de Dieu, la communication est possible entre ces personnes au niveau le plus profond.
Et le niveau le plus profond de la communication n'est pas la communication mais la communion. La communion se passe de mots, elle est indicible, elle se situe au-delà de la parole et des concepts. Non que nous découvrions une nouvelle unité. Nous découvrons une unité antérieure, très ancienne. Mes chers frères, nous ne faisons déjà qu'un, même si nous imaginons qu'il en va autrement. Ce qu'il nous faut recouvrer, c'est notre unité originelle. Il nous faut devenir ce que nous sommes déjà.
Thomas Merton
Journal d’Asie, Ed. Albin Michel, 1995, p. 490 et 480
Le P. Jean Leclercq, osb
Bernard de Give, ocso
Son nom évoque aussitôt le souvenir de rencontres cordiales. Qui n’a connu son sourire amusé, les facéties qui lui étaient familières ? Il ne fut pas seulement l’éditeur critique des œuvres de saint Bernard, l’écrivain abondant sur le monachisme et les Pères de Cîtaux. Il eut aussi des vues très larges sur la rencontre des religions orientales. Dès qu’un mouvement se dessina en ce sens, il en fut partie prenante. Avant même que puisse se constituer une commission officielle, dom Jean Leclercq s’était engagé pour un tel rapprochement des monachismes. Ainsi ne fit-on qu’entériner une situation de fait quand à Vanves, en 1978, la commission européenne du D.I.M. lui confia la tâche d’assurer les relations avec les groupes académiques internationaux. Au soir de sa vie, à la demande du Secrétariat de l’A.I.M., il publia un excellent ouvrage Nouvelle page d’histoire monastique. Histoire de l’A.I.M., où il retraça non seulement l’histoire de celle-ci, mais aussi des origines de la Commission D.I.M., dont il était devenu le ministre des public relations. Il fut souvent invité aux congrès continentaux de l’A.I.M. Son livre ne se contente pas d’énumérer ces réunions que furent l’événement de Bouaké, le sommet de Bangkok pour l’Asie, Bangalore ‘face aux religions non chrétiennes’, les congrès monastiques d’Amérique latine et d’Australie, Kandy et le problème de la pauvreté. A chaque étape, l’auteur prend une part active et l’on peut à la fois comprendre par les textes tout l’enjeu de ces congrès, en goûter l’atmosphère, en apprécier les conséquences.
Quant au Dialogue Interreligieux Monastique, chacun peut se rappeler les encouragements que lui prodigua dom Leclercq. Je lui garde personnellement beaucoup de reconnaissance. C’est grâce à lui que j’ai pu m’engager quelques années en Espagne, rencontrant les centres bouddhistes tibétains de Barcelone et de Madrid, sorte de préhistoire de la commission ibérique.
Bien plus importante est la part qu’il avait prise à la préparation du Congrès de Bangkok en 1968. On s’est parfois demandé si ce n’était pas lui qui avait poussé Thomas Merton à s’y rendre. La chose ne fait aucun doute, confirmée qu’elle est par le témoignage explicite de Br. Patrick Hart, en introduction au volume VII du Journal intime de Merton The Other Side of the Mountain (pages XIV – XV) : « Même avant son absence de Gethsémani pour visiter New Mexico et la Californie en mai 1968, il avait reçu une pressante invitation à participer à une réunion des supérieurs monastiques de l’Extrême-Orient à Bangkok, Thaïlande, en décembre. Il présenta l’invitation à son abbé (dom Flavian Burns), qui passa un certain temps à consulter et peser le pour et le contre avant de répondre. Après plusieurs mois d’attente et de nouvelles lettres de personnes comme dom Jean Leclercq pressant Merton de venir, l’abbé en fin de compte donna au Père Louis la permission de passer six mois en Extrême-Orient, non seulement pour assister à la réunion de Bangkok, mais pour donner des retraites à quelques monastères cisterciens en Indonésie et à Hongkong. Surtout Merton était fort intéressé par le fait d’entrer en contact avec divers monastères bouddhistes en Inde, spécialement avec les bouddhistes tibétains en exil à Dharamsala. Il sentait que c’était le moment idéal pour apprendre de la sagesse de l’Orient en rencontrant effectivement les moines dans leurs propres monastères. » Merton reparle à plusieurs reprise de cette invitation dans son Journal. Comme le rappelle une note de l’Asian Journal de Merton, Jean Leclercq était pour lui « un ami et un correspondant de longue date ». Il ne faudrait pas croire cependant que dom Leclercq fût un partisan inconsidéré de tout rapprochement des religions. Il n’aimait pas le confusionnisme. On en eut une preuve lors d’un de ses derniers déplacements. Il avait assisté à la Troisième Conférence Internationale entre Bouddhistes et Chrétiens qui eut lieu à Berkeley, Californie, en août 1987. Face à une assemblée nombreuse et en majorité non chrétienne, le conférencier eut le mérite d’allier à une estime évidente des autres religions le souci de ne pas effacer l’identité du monachisme chrétien, avec sa référence essentielle à Jésus-Christ.
Puis-je terminer sur un souvenir émouvant ? Etant en visite à son abbaye de Clervaux, je fus invité par lui dans sa petite cellule monastique, encombrée de livres, comme il se doit. Je fus frappé par une grande et belle affiche qu’il avait constamment sous les yeux, et qu’il avait collée sur la porte de son placard. Elle représentait l’arrivée au congrès de Bangkok et la réception du Patriarche bouddhiste de Thaïlande. Jean Leclercq y voyait un signe des temps.
le P. Christian de Chergé, ocso, et le dialogue avec l’Islam
Armand Veilleux, ocso
Né dans une famille de militaires caractérisée par les valeurs de courage et de droiture, Christian de Chergé découvre l’Algérie et l’Islam alors qu’il n’a que cinq ans. Ayant été impressionné par la prière des Musulmans il s’entend expliquer par sa mère, femme d’une grande profondeur et d’une grande noblesse d’âme : « Ils font leur prière ; il ne faut surtout pas se moquer. Eux aussi adorent Dieu. » Ce sera sans doute la raison pour laquelle il demeurera particulièrement sensible durant toute sa vie à la dimension priante et même mystique de l’Islam.
Ce premier contact de Christian encore enfant avec l’Algérie ne dura que quelques années, mais a laissé une marque indélébile en son esprit et en son coeur. Il y reviendra plus de quinze ans plus tard, durant son séminaire, pour son service militaire, qu’il a choisi de faire comme officier, selon la tradition familiale. Ce jeune officier de vingt-trois ans établira une relation d’amitié avec un garde champêtre algérien, Mohamed, père de dix enfants et de plusieurs années son aîné. Celui-ci, lors d’un affrontement, sauvera la vie de Christian et le paiera de sa propre vie. À Christian qui lui avait promis de prier pour lui, Mohamed avait répondu : « Je sais que tu prieras pour moi. Mais vois-tu, les chrétiens ne savent pas prier ! » Christian sera profondément marqué par cette réflexion témoignant de l’image que donnaient les Chrétiens en Algérie.
Devenu prêtre du diocèse de Paris en 1964, et destiné, selon toutes les apparences, à une brillante « carrière » ecclésiastique, Christian de Chergé quitte cinq ans plus tard le clergé diocésain pour se faire moine trappiste en Algérie. Il fait tout d’abord son noviciat de deux ans à Notre-Dame d’Aiguebelle, en France ; puis, après un bref séjour à Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, en Algérie, va faire deux années d’études au PISAI, à Rome, où il étudie avec avidité la langue arabe et le Coran. De retour, définitivement, au monastère de Notre-Dame de l’Atlas, il se met à l’écoute des Algériens et de l’Islam.
Au cours des années suivantes, sous l’inspiration d’un Père Blanc, Claude Rault, un groupe de prière et de dialogue, composé de Musulmans et de Chrétiens, commence à se réunir régulièrement à Tibhirine. C’est le Ribat el Salam, ou le « lien de la paix » Christian n’en est pas l’initiateur, mais il y sera une présence active et influente jusqu’au moment de sa mort. À partir du moment où il sera élu prieur de sa communauté, en 1984, le dialogue avec l’Islam « ordinaire », celui de leurs humbles voisins et des hommes et femme de prière sans préoccupations politiques, deviendra un aspect important de la vie communautaire. En plus d’une circonstance, lors de réunions en Europe en particulier, Christian soulignera l’importance de ce dialogue au niveau de l’expérience de prière. Le DIM l’invitera à l’une de ses réunions, à Montserrat, en Catalogne, en 1995 ; et, dans une brève mais importante communication, il y soulignera de nombreuses dimensions que l’Islam a en commun avec le monachisme, même s’il n’y a jamais eu un monachisme organisé dans l’Islam -- en particulier la « soumission à Dieu » (c’est le sens du mot islam), la prière rituelle, le désir de Dieu et le culte de son Nom.
Lorsque l’Algérie sera plongée dans la tourmente de la violence à partir de l’année 1993, la communauté de Tibhirine se soudera fortement autour de son prieur dans une attitude de refus total de toute violence, de quelque côté qu’elle vienne, et dans la fidélité à toutes les formes de communion et de partage établies aussi bien avec la population musulmane locale qu’avec l’Église d’Algérie. Cette fidélité vaudra à sept d’entre eux, y compris Christian, une mort violente qu’ils ne désiraient certes pas, qu’ils craignaient même, mais dont ils avaient accepté sereinement la possibilité comme conséquence de leur engagement et de leur fidélité au nom du Christ.
Cette fidélité et cet engagement vraiment communautaires sont très bien exprimés dans le Testament de Christian, qui demeurera sans doute l’un des plus beaux écrits spirituels du 20ème siècle. Ce texte, plein d’amour pour l’Algérie et de respect pour l’Islam, donnant le titre affectueux de « frère » à celui qui pourrait l’assassiner en pensant le faire au nom de l’Islam, est certainement l’une des plus belles pages jamais écrites sur le « dialogue interreligieux ».
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