Fernando Rivas, osb, Abbé de Luján, Argentine Conférence présentée à la réunion de l'EMLA à Santiago du Chili en 2002

INTRODUCTION :

Le titre de cet exposé est très vaste et par ailleurs il présente une inquiétude centrale de la vie monastique de tous les temps : la formation.

Pour cela nous allons nous en approcher en la considérant à l'intérieur des deux paramètres fondamentaux de cette Rencontre Monastique de l'Amérique Latine -EMLA :

1)     A l'intérieur d'une tentative de re-lecture de la Règle

2)     en tenant compte des réalités que nous avons à vivre, nous qui, d'une certaine façon, participons à des situations et des moments historiques semblables en Amérique.

De cette façon nous laisserons de côté un traitement abstrait et studieux pour lequel nous savons qu'il y a de nombreuses études érudites en la matière. Nous pourrions aussi utiliser les travaux qui se réalisent dans la Congrégation du Conosur pour établir le texte définitif de la Ratio Institutionis, néanmoins la finalité est plus directe et immédiate en cherchant à susciter des inquiétudes qui portent à une réflexion personnelle et en groupes. Nous pourrions aussi nous référer à la Ratio de l'Ordre Trappiste ou bien aux écrits de maîtres comme Mère Cristiana Piccardo, Armand Veilleux et tant d'autres travaux qu'on peut trouver dans les Cahiers Moanstiques (Cuadernos Monasticos).

Nous prenons aussi comme point de départ le concept de "formation" qui est devenu général dans les derniers documents du Magistère, et ainsi, avec la récente Instruct1on du 19 mai 2002 nous affirmons que la tâche de la formation consiste à "assimiler les sentiments du Christ" de la part du moine et pour cela "ne se limite pas à une période de la vie". Comme cette assimilation des sentiments du Christ est progressive, la formation est par nature permanente. Conçue ainsi la formation est non seulement un temps pédagogique de préparation aux vœux, mais elle représente aussi une façon théologique de penser la vie consacrée elle-même, qui en soi est une formation qui ne se termine jamais, "participation à l'action du Père qui, par la médiation de l'Esprit, infuse dans le cœur les sentiments du Fils". Il me semble que pour le développement du thème tel qu'il fut proposé pour cette Rencontre, il convient de commencer par deux présupposés essentiels pour la Règle de saint Benoît, qui, nous le croyons, sont d'une grande actualité :

     1) Le sujet de la formation

     2) L'objet de celle-ci.

1. Le point de départ : le sujet de la formation, le moine "infirmus" (Chap2.76).

Avec une insistance très marquée saint Benoît rappelle à l'abbé qu'il a pris soin d'âmes infirmes. Et en employant une expression semblable il demande à l'abbé qu'il se souvienne de sa propre fragilité (Chap.64.13). Ce concept du moine "infirmus" saint Benoît le reçoit de la tradition augustinienne et il le rend présent de façon particulière à partir du chapitre 27 de la Règle et il arrive à la fin de celle-ci quand il dit que les frères dans leur charité mutuelle "supportent les fragilités (infirmitates) aussi bien du corps que de l'âme"(RB72).

Il nous semble que ce concept anthropologique est de grande importance et actualité et il est le fruit d'une réflexion propre de saint Benoît, en effet l'étude de ses source:s permet de voir que tous les auteurs monastiques ne participaient pas de cette façon de voir, particulièrement le Maître. L'infirmitas n'est d'aucune manière un titre péjoratif à l'égard du moine, mais est le reflet d'un état constitutif de l'être humain, quelque chose qui relève de sa condition humaine elle-même, et cela que vient guérir spécifique:ment la grâce du Cbrist. Pour saint Augustin le Fils de Dieu assuma notre état de infirmitas, en considérant ce concept comme équivalent à celui d'homme. Et ,pour saint Benoît , cette infirmitas se manifeste dans tous les désordres que vit le moine, dans le corporel comme dans le spirituel, dans le psychique comme dans le spirituel, tant dans ce qui est personnel que dans ce qui est communautaire.

Ce point de départ anthropologique nous semble très important, car il ne laisse pas place à ce que le moine puisse être considéré, en quelque moment de sa vie, comme achevé et réalisé. L'infirmitas l'accompagnera toute sa vie et il doit rester attentif à ses différentes manifestations à chaque étape et à tout moment de son histoire personnelle.

Par ailleurs, le fait que l'infirmitas est. un trait essentiel de la condition humaine crée un lien de solidarité avec toute l'humanité dans ses défauts, ses points de vue limités, ses traits psychologiques communs etc. que le moine et la moniale traînent au monastère pour les travailler, et aussi pour les porter au nom de l'humanité elle-même et les offrir au Seigneur avec humilité. Il nous semble que ce point de la Règle questionne la vision actuelle que l'on a du moine selon laquelle la formation est un processus qui a pour but de mettre un terme à celle-ci à un certain moment ou étape du moine en considérant que n'importe quel contretemps qui arrive après la fin de ce processus est une anomalie qui n'eut pas dû se produire. Aujourd'hui on travaille avec le présupposé que le moine infirmus est quelque chose d'anormal et, qu'on doit surmonter. Les sciences de l'homme en particulier la psychologie ne travaillent pas avec le donné du "péché originel", et pour cette raison présentent souvent un horizon de guérison totale et de dépassement des conflits. Saint Benoît considère, au contraire, que l'état d'infirmus est normal dans la nature déchue de l'homme, que jamais il ne sera surmonté de façon définitive, car il est comme la clef anthropologique et christologique du mystère du salut. Par ailleurs, au-delà des formes distinctes dans lesquelles il se manifeste à chaque époque et génération étymologiquement infirmus signifie qu'il n'est pas "ferme"' et d'une certaine façon il porte atteinte à la fermeté elle-même de la vocation du moine. Pour cela nous ne devons pas nous étonner de voir saint Benoît diriger contre elle toute la batterie des recours avec laquelle dota cela la tradition monastique : l. En premier lieu sa spiritualité centrée sur l'humilité du Christ exige que le moine, selon l'avis de saint Bernard, se connaisse soi-même et qu'il assume cet état de fragilité. Assomption qui est par ailleurs cause de fermeté et de restauration de l'être véritable du moine comme fils de Dieu. Et cela vise le grand chapitre 7 de l'humilité', qui d'aucune manière présente un moine idéalisé, mais très réel et concret, qui se considère indigne de lever les yeux au ciel. 2. En deuxième lieu la figure de l'Abbé et de la Communauté passent à être, pour saint Benoît, des appuis donnés par Dieu pour faire face à l'abandon avec lequel l'homme vit sa condition dans le monde, en fortifiant son infirmitas avec l'appui des autres (RB 1,3-5) 3. En troisième lieu nous pouvons signaler aussi les trois promesses que réalise le moine : stabilité, obéissance et conversio morum qui ont aussi pour but direct de donner un fondement de fermeté et de stabilité à la vie du moine infirmus. 4. En quatrième lieu il y a les mesures extérieures depuis la discipline communautaire jusqu'aux caractéristiques du monastère (relations avec le monde, implantation et forme de construction du monastère, RB 66)qui présentent toutes leurs armes pour donner au moine ces instruments de la grâce qui l'aident à affermir sa vie face à la fragilité de sa condition. Déjà dès le Prologue saint Benoît manifeste sa préoccupation pour cette infirmitas en disant: "Celui qui entend mes paroles et les met en pratique, je le comparerai à l'homme prudent qui construit sa maison sur le roc (RB Prol.33-34). Pour cette raison nous croyons que la Règle, en ce qui se rapporte à la formation du moine, appuie son fondement en une vision anthropologique ferme et actuelle. Il appartient à chaque génération de savoir signaler par où s'en va cette perte de fermeté qui s'achève en minant non seulement la vocation du moine, mais aussi sa personnalité. L'infirmitas n'est pas un état passager mais constitutif du moine, qui l'accompagnera jusqu'à la fin de ses jours. En raison de cela saint Benoît invite le moine à persévérer jusqu'à la mort dans le monastère. Saint Benoît l'appelle en premier lieu à la reconnaître (RB 7) et ensuite à la supporter avec une extrême patience en soi-même et chez les autres, comme base de la charité(RB 72), et c'est au cœur du monastère que se trouvent les armes pour pouvoir la travailler (RB 4 ,78) . Dans le cadre de cette réunion, saurions-nous signaler les traits propres à l'homme et au moine d'aujourd'hui qui touchent continuellement celui qui embrasse la vie monastique et qui vit au monastère. 2. Le but de la formation : le moine "doux et humble de cœur".

Il nous semble que ce point aussi est crucial pour la tâche de la formation, car celle-ci a un but et ce but requiert les moyens et les instruments. Comme nous le voyions dans la récente Instruction de la Congrégation pour les Religieux, la tâche de la formation e:st de façonne;r en chaque moine et moniale les sentiments du Christ doux et humble de cœur (Mat. 11 ,28-30). Le témoignage de la tradition monastique considère comme extrêmement importante la définition de cette fin car la formation monastique est une vraie "science spirituelle" dans laquelle il est fondamental d'avoir clairement en vue les fins pour pouvoir employer les moyens et instruments adéquats. Aussi les études de la Règle ont porté à montrer que l'idée sous-jacente à l'institution du monastère comme "école du service divin" est l'appel du Christ qui dit : 'apprenez de moi qui suis doux et humble de cœur"(Mat 11, 28-30). Cette invitation reste en vigueur dans les grands textes monastiques que saint Benoît a connus et que la tradition applique au moine dans le rituel de profession, aussi bien bénédictin que cistercien, où l'image prédominante est celle de qui assume le "joug doux et supportable" du Christ, pour le porter avec humilité et douceur.

Nous croyons que cette clarté dans le but permet aussi un discernement plus précis à l'heure de reconnaître la réponse que le moine est en train de tenir à cette formation qu'il reçoit dans l'école du monastère et qui permet aussi de diagnostiquer certaines déviations qui se cachent derrière d'autres projets. Cette imitation du Christ doux et humble comporte comme caractère fondamental d'être ouvert à être "formé" par le Père. De fait l'expression "apprenez de moi" qui appartient à la même citation de Matthieu met le moine et la moniale qui entrent au monastère sous la didascalie continue qui est celle que le Christ inaugure avec le Sermon sur la montagne.

3. La Communauté et l'Abbé.

Sous ces titres les études de la Règle ont présenté des positions très différentes par rapport à l'importance qu'ont ces deux réalités dans la formation et la vie du moine, au point de reconnaître deux versants différents dans la conception qu'a saint Benoît de la vie monastique.

Il nous semble que, au-delà de la posture qui se défend, les deux dimensions sont cruciales dans la Règle et qu'elles établissent, plus que des problèmes abstraits, des situations très concrètes qui touchent directement à la formation du moine.

A. L'Abbé: Saint Benoît est très clair quand il s'agit de notifier le rôle central que joue la figure de l'abbé dans la formation du moine et de toute la communauté, qu'il le désire, lui, ou non, que la communauté le veuille ou non. Souvent certains préjugés de mises au point ont voulu ressortir ou annuler son rôle. Néanmoins en tout monastère en fonctionnement, l'abbé ou l'abbesse, le prieur ou la prieure, ou simplement le supérieur, arrivent à remplir un rôle qui est déterminant dans la formation du moine, qu'on accepte ce fait ou non.

Et, plus que de nous référer aux contenus de formation qu'il puisse transmettre, nous voulons faire allusion à la relation elle-même de l'abbé avec les moines comme à un élément essentiel de la formation car, selon les caractéristiques qu'elle prend, elle peut être source de grande maturation au bien de destruction de toute une personnalité. Et cela non seulement pour le moine, mais aussi pour l'abbé lui-même, car dans la mesure qu'il a à corriger le disciple il s'en vient à se corriger soi-même (RB 2,39).

Cette relation peut être déterminante dans le processus de formation, car celle-ci vise plus la personne que les contenus ou activités qui se vivent. Le point suivant complètera ce que nous voulons dire.

B. Le moine : nous commençons ce point par une anecdote : l'année dernière, lors d'une retraite que firent les supérieurs du Conosur, aussi bien de moines que de moniales, le soir il y avait un petit échange d'opinions et un jour vint le thème de la relation filiale du moine et de l'abbé. Dans le débat la mise en commun tourna autour de la façon d'arriver à une bonne relation avec les moines, comment tendre des liens pour pouvoir s'approcher de tous, en face de la tendance évidente de prendre ses distances ou que se forment des barrières impossible:s à franchir (en se souvenant de l'image de l'abbé comme bon pasteur qui sort pour chercher la brebis perdue en laissant les 99 autres, RB 27). Au milieu de la conversation une supérieure dit que pour elle le problème était à l' opposé : comment prendre distance avec les moines ? Pour cette supérieure le problème de base était la relation automatique de dépendance que la figure du supérieur crée par l'importance théologique qu'il a dans la vie d'une communauté, au point d'être une image de la relation avec le Christ (RB 2,1-3). Cette importance et cette centralité qui joue dans la vie du moine peut s'exprimer dans des attitudes opposées : dépendance ou rejet, mais ce sont toujours des attitudes qui déterminent la vie du moine à partir de cette relation avec le supérieur. Un autre fait caractéristique se donne à observer comment, dans une communauté, les moines imitent, peut-être sans s'en rendre compte, des caractéristiques notoires du supérieur, depuis les gestes jusqu'à la voix ,et cela même quand ils rejettent ses idées. Pour cela nous croyons que, par le fait même de lui consacrer deux chapitres entiers (RB 2 et 64), saint Benoît reconnaît la transcendance de cette relation abbé-moine, car, en suivant la définition donnée ci-dessus, elle est déterminante pour la formation dans le moine des "sentiments du Christ envers le Père".

C. La Communauté : La tâche de formation du moine dans les valeurs essentielles se donne comme un résultat de l'interaction du moine au sein de la communauté monastique, laquelle remplit le rôle d'un miroir qui lui permet de se refléter et de se voir soi-même. Le moine se connaît et se forme en connaissant la communauté. Par ailleurs l'entrée dans la communauté pour la vie monastique fait que, par sa nature quasi sacramentelle, le moine vit en elle les étapes typiques de toute vie : naissance, développement, maturité,vieillesse, mort. Et aux débuts, comme il arrive à l'enfant au sein de sa famille, les valeurs essentielles sont reçues et incorporées de façon inconsciente et indélébile, plus par ce qui se vit concrètement que par ce qui se présente idéalement.

(A nouveau ici nous pouvons présenter une interrogation : de quels mécanismes dispose le supérieur pour pouvoir vérifier et rectifier ses relations avec les moines et savoir quand elles ne sont pas conformes pour le processus de formation).

4. La paideia pédagogie bénédictine. La Règle de saint Benoît fait une présentation claire et explicite du grand concept grec autour de la formation : la paideia et lui donne des traits propres qui manifestent l'originalité et l'actualité de la Règle. La façon par laquelle ledit vocable s'introduit se fait à travers de la Bible latine qui traduit le concept grec de paideia par "correctio ". On dit que la considération théorique de ce thème dans la vie monastique, comme la pratique concrète de la correction, ne jouissent pas de beaucoup de prestige aujourd'hui. Néanmoins il suffira de mentionner quelques études de la discipline de la correction dans la Règle, pour se rendre compte de l'importance du thème et du rôle que lui donna saint Benoît dans l'éducation et la formation du moine. Le seul fait de lui avoir consacré presque 25 chapitres entiers ou en partie manifeste son rôle protagoniste selon la pensée du saint. D'autre part, dès les débuts de la Règle apparaissent des termes ou des concepts divers pour désigner la réalité fondamentale de la correction : amendement, conversion, admonestation, etc.

C'est une vérité connue que la forme si radicale par laquelle change le concept grec de paideia quand il passe au monde biblique et ensuite au monde latino-chrétien. Le fait de se réduire à signifier principalement la "correction" est très particulier.

Sans croire que saint Benoît eût souscrit à l'école rabbinique des premiers siècles chrétiens qui considérait que Yahvé avait éduqué son peuple au moyen de la douleur, néanmoins saint Benoît connaît cette pédagogie biblique et il prend appui sur elle dans son enseignement.

Nous savons comment saint Benoît insiste aussi bien dans le Prologue que dans le chapitre 58 qui se rapporte à l'entrée des candidats, qu'ils soient éprouvés en toute force de patience, d'humilité et de stabilité car on va à Dieu par les choses dures et âpres. De la même façon, quand il s'agit de définir les cénobites par rapport aux gyrovagues et aux sarabaïtes, il les qualifie en disant : la très forte lignée des cénobites (RB 1,12).

C'est en très grande coïncidence que cette pédagogie de la force accompagne de très près l'image de faiblesse (infirmitas) de l'homme comme cet élément qui peut constituer la clef anthropologique de sa vision du moine et du cheminement à la suite du Christ.

D'autre part, la présence de la correction comme paideia ne se limite pas aux chapitres dans lesquels on parle d'elle. La correction comme attitude de conversion est sous-jacente aux autres éléments qui sont aussi instrument de formation : l'abbé et sa doctrine. Si ces autres éléments ne sont pas vus à la lumière du dynamisme de la correction, comme aussi la vie communautaire elle-même, la paideia de saint Benoît peut se réduire à un plan purement intellectuel comme il arriva souvent dans l'histoire. Il nous semble que la description que fait M. Casey de la pédagogie de la Règle, en la qualifiant avant tout d'orthopraxis ,est très judicieuse et de grande force. Il faut rappeler aussi que la paideia, à l'époque de saint Benoît s'applique seulement à des hommes libres, non aux esclaves ni aux serviteurs. Et elle avait pour finalité première de former le caractère dans une force qui fasse de celui qui doit être éduqué un véritable homme libre, non un esclave ni des maîtres, ni des passions. Et pour cela la paideia visait avant tout la politeia (conversatio), qui est la capacité de vivre dans un contexte social déterminé et de croître avec lui. Pour cela la forme dans laquelle le moine s'intègre à la vie de la communauté est partie essentielle da la correction-paideia. Une des autres fins de la paideia était de former la véritable humanitas de la personne, et pour cela on ne laisse de côté aucun aspect ou dimension de la personne. Alors quelle était la finalité de cette paideia, et en quoi peut-on profiter de sa richesse aujourd'hui ? Il nous semble que c'est en divers points:

1. La correction a pour but que la personne assume la responsabilité pour ses actes qu'elle n'a pas encore acceptée.

2. La mesure de la correction(quand e11e inclut une sanction, ce qui est très habituel pour saint Benoît aide aussi à prendre une dimension de la gravité de ce qui fut fait.

3. La correction comme sanction rend visible ce que la personne a réalisé et dont elle ne peut se rendre compte : elle a rompu les liens de la communion fraternelle (excommunion).

4. Elle confirme la force de la vocation et, la fermeté de caractère pour supporter les humiliations (cf.RB 7,37; confortatur cor tuum).

5. Elle manifeste l'ouverture pour être corrigé et guidé par un autre.

6. Elle est une preuve visible pour corroborer la docilité invisible à la volonté de Dieu.

7. Elle forme dans un esprit de filiation et d'enfance - pais - proprement bénédictin (cf.RB 7,1-5), en confirmant chez le moine l'image et les sentiments du Christ envers son Père, toujours ouvert à des choses nouvelles. A nouveau ici nous nous retrouvons avec l'axiome de saint Benoît touchant l'Abbé : alors que celui-ci éduque, il est à son tour éduqué par la paideia de la correction. Pour cela il le dit au chapitre 2,avec les paroles du grand psaume 49 modèle patristique de toute correction. Et quand il enseigne à ses disciples que c'est mal, qu'il déclare par sa façon d'agir qu'il ne doit pas faire, qu'il ne soit pas en prêchant aux autres qu'il soit lui trouvé réprouvé, et que s'il pèche Dieu ne lui dise: "Pourquoi prêches-tu, toi, mes préceptes et mets-tu dans ta bouche mon alliance car tu hais la discipline (paideia) et tu as rejeté mes paroles derrière toi" (v/13-14).

Finalement nous pouvons dire que la correction forme le moine dans un esprit d'objectivité qui l'habilite à recevoir d'autres une admonestation, même quand lui-même ne se serait pas rendu compte de ce qui fut fait. De cette façon la correction dispose le moine à sortir de l'enfermement de sa propre subjectivité pour s'ouvrir dans la foi aux autres, selon la discipline ecclésiastique de Matthieu 18,15 et suivants. Cette ouverture pour recevoir avec humilité les conseils et les exemples de ses supérieurs peut être le salut du moine dans les moments critiques de sa vie. Comme question touchant la paideia bénédictine considérez-vous en vigueur ce langage de formation et la pratique de la correction sous la forme que ce soit ?

5. L'ordo amoris : la lutte contre la volonté propre.

Dans la Règle saint Benoît fait sienne l'école de Notre: Seigneur Jésus-Christ qui vint au monde pour réaliser la volonté du Père. Selon les récentes études sur la Règle l'axe de toute la spiritualité monastique que saint Benoît reçoit de la tradition se trouve dans la lutte contre la volonté propre par la vertu de l'obéissance. La substance des principaux chapitres de la Règle, du Prologue au chapitre 7, et du Chap.64 à 72, c'est l'éducation de la volonté au moyen de l'obéissance et de la renonciation de soi-même qui se transforme en zèle de charité. Néanmoins ces chapitres ont perdu une part de la richesse de leur contenu en raison des changements de mentalité et de vocabulaire.

La formation dans l 'amour, dans les sentiments du Christ envers le Père est la clef de tout le processus de maturation d'un moine et d'une moniale.

Aujourd'hui il est courant que nous disions dans les monastères : "tel frère ne peut pas continuer ou il est très mal en raison de sérieux problèmes affectifs". Cette expression renferme l'idée que tel type de problème ne correspond pas à ce qui est propre à la vie monastique ou bien surpasse les possibilités qu'offre la vie monastique pour y porter remède. Sans nier le fait que d'autres sciences et disciplines s'offrent dans la vie des moines comme instruments nécessaires pour les secourir dans leurs difficultés, il ne faut pas oublier que la spiritualité monastique s'éleva dès le IVe. siècle comme "science spirituelle" avec des observations et des considérations qui, aujourd'hui encore, étonnent les spécialistes des sciences de l'homme.

Une des plus grandes difficultés que présente un écrit comme la Règle devant les problèmes d'éducation des affects, que se pose l'homme d'aujourd'hui vient de la dissociation qui s'est produite dans notre culture entre la volonté et le monde des affects. Ceux-ci se présentent comme une masse indéfinie et indomptable, qui n'a pas de canaux d'accès pour que l'homme puisse agir sur eux et les corriger ou les ordonner. Voir les choses comme la Règle les présente implique un changement d'attitude aussi bien du sujet à former que des formateurs. En présentant l'axe de la vie spirituelle comme un travail d'obéissance et une lutte contre la volonté propre saint Benoît touche à sa racine le monde des affects et 1'ordre de 1'amour, aussi bien de soi-même que celui du prochain et du Seigneur.

La schola caritatis. La tradition cistercienne a insisté beaucoup sur cette dimension de la Règle et la vie monastique. Toute la vie dans le monastère est une éducation de la charité et des affects désordonnés. Et pour cela même nous pouvons dire que la Règle prévoit les situations les plus difficiles et complexes de la vie des moines comme aussi les plus riches : l'amitié et nous présente un chemin direct pour les aborder.

Saint Benoît contemple des moments distincts dans la formation de l'amour qui signifient des pas forts dans la vie des affects :

1. En premier lieu, en suivant l'ordre des chapitres, le Prologue de la Règle nous présente une situation d'inflexion, de changement dans toute la vie du moine qui se donne un élargissement du cœur par la charité : que tu ne fuies pas immédiatement découragé du chemin du salut, parce que celui-ci ne peut se prendre que par un commencement étroit. Mais quand nous progressons dans la vie monastique et dans la foi, notre cœur se dilate, et nous courons avec une douceur ineffable de charité sur le chemin des commandements de Dieu (RB Prol. 48-49). Dans ce passage saint Benoît contemple la croissance dans la charité, au milieu de situations difficiles et angoissantes (début étroit), comme fruit de la stabilité et la persévérance dans les tribulations. Ce raisonnement pourrait s'inverser et dire : la stabilité est le fruit de l'amour qui a mûri et qui s'est élargi en acquérant la capacité de surmonter les difficultés de la vie quotidienne par une attitude magnanime et sereine. Les contrariétés dans la via monastique surmontées avec patience sont une école de charité pour les affects qui, instinctivement, cherchent d'abord ce qui leur complaît et refoulent tout ce qui ne leur procure pas une récompense immédiate.

2. Au chapitre 7, au quatrième degré d'humilité, saint Benoît présente la situation suivante : le moine découvre de l'hypocrisie chez ses frères et une attitude méprisante de ses supérieurs. Nous pouvons imaginer ce que cela signifie pour les affects du moine. Saint Benoît lui propose une attitude très ferme : qu'il s'arme de patience et qu'il se taise intérieurement et en supportant tout, qu'il ne se lasse pas ni ne se désiste pas car l'Ecriture dit : celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé et aussi : conforte ton cœur et supporte le Seigneur (v.36-37). A nouveau un remède inespéré se présente devant un grand dilemme affectif : la patience et le silence intérieur. Et cette disposition incite le moine à découvrir la source de tout amour : ils persévèrent joyeux en disant : "Mais en tout cela nous sommes vainqueurs par Celui qui nous a aimés" (Rom. 8,36-37) (v.39). Aujourd'hui la psychologie reconnaît comme l'une des causes fondamentales des crises affectives le fait de n'avoir pas expérimenté d'amour en des moments et des étapes fondamentaux de la vie, de la part de personnes clefs pour tout homme. Selon ce passage de la Règle, le moine, au milieu de cette dure crise du 4-e degré d'humilité, découvrira l'amour que Dieu et le Christ ont pour lui. Ce qui est frappant et étrange c'est que ce genre de situation, qui se rencontre fréquemment être de crise pour toute une communauté, se transforme en pédagogie d'amour et des affects, en formant le moine à un amour qui peut comprendre même ceux-là mêmes qui le repoussent et le méprisent, sans que cela signifie sa cassure morale ou psychologique.

3. En suivant l'ordre du texte de la Règle et en sautant des nombreux autres passages très importants, nous avons la finale du chapitre 7 de l'humilité : Quand le moine aura gravi ces degrés d'humilité il arrivera vite à cet amour de Dieu qui étant parfait bannit la crainte (RB 7,67). La citation de l Jean 4-,18 place saint Benoît à l'école du disciple aimé du Christ.Et à nouveau la racine de l'amour qu'il nous propose est déconcertante : l'humilité. Néanmoins c'est bien connu des supérieurs d'une communauté d'entendre les psychiatres dire qu'un moine déterminé ne surmonte pas la crise, qu'il vit en raison d'un manque profond d'humilité pour accepter une situation donnée. A nouveau saint Benoît présente un point d'inflexion dans la vie du moine donné dans l'ordre de la charité. D'un amour imparfait on passe à un amour plus fort, avec tout ce que cela signifie comme crise et problématique. Mais cela est fruit de l'humilité. L'humilité est, avant tout, de l'ordre des affects.

4. Dans le chap.69 saint Benoît présente la situation du moine qui dépasse les liens d'une affectivité très compréhensible envers un consanguin des siens qui est au monastère et cela comme fruit de l'obéissance à la Règle.

5. En dernière instance mentionnons le chapitre 72 dans lequel on pose une situation cruciale dans la vie affective : la chasteté. Saint Benoît dit : qu'ils pratiquent chastement la charité fraternelle (RB 72,8). Dans ce passage autour du bon zèle la chasteté signifie l'amour désintéressé pour l'autre. Saint Benoît connaît les racines de la chasteté : c'est la pratique de l'autre pour son propre profit. Il y a de nombreuses façons, directes ou indirectes, claires ou cachées, de se chercher soi-même dans les autres. Pour cela ce chapitre multiplie les maximes qui se rapportent à la généreuse et honnête ouverture aux autres, en les faisant passer avant soi-même : "qu'ils rivalisent d'honneur les uns envers les autres, qu'ils se supportent avec une suprême patience leurs faiblesses, aussi bien corporelles que morales ; qu'ils s'obéissent les uns aux autres à l'envi ; que personne ne cherche ce qui lui paraît utile pour soi-même, mais plutôt pour autrui" RB 72,4-7). Le manque de chasteté dans le comportement engendre des sentiments impurs qui portent, d'une façon ou d'une autre, à la faute de chasteté des corps. Ou, au contraire, la chasteté dans les relations entre moines provient de la chasteté d'intention dans las racines de l'amour fraternel. De cette façon la vie monastique est formatrice d'un amour chaste grâce au don désintéressé dans l'obéissance mutuelle et l'abnégation de soi-même.

(A nouveau une autre question : aujourd'hui l'abbé peut-il conduire ou intervenir dans les durs conflits affectifs qui se présentent chez les personnes des moines ou bien entre eux ? Telle qu'elle est aujourd'hui, la communauté monastique est-elle apte pour former à une vie affective saine ?)

6. L'oisiveté ennemie de l'âme. Certainement quand saint Benoît écrit le chapitre 8 se rapportant au travail manuel, il connaissait déjà la situation qui se présente au moine profés perpétuel actuel (nous ne savons pas s'il en va de même chez les moniales) , qui ne trouve rien qui remplisse sa vie, une fois passée la grande préoccupation des temps initiaux du noviciat. Aujourd'hui nous assistons à une situation paradoxale : l'homme dans le monde civil se définit par son travail, il est ce que son travail lui impose et il passe les trois quarts de sa vie en son lieu da travail, en reléguant inclusivement les affects fondamentaux de la famille et les amis. Et d'autre part, dans les monastères, nous voulons que les moines déjà profès remplissent leur journée avec des lectures ou des travaux mineurs qui d'aucune façon ne parviennent à remplir ce que leurs contemporains ont à vivre dans le monde. Nous nous demandons dans quelle mesure beaucoup des grandes crises de nos profès perpétuels ne sont pas dues à cette oisiveté et à un manque d'éducation dans le travail. En effet, le travail en son sens le plus profond fait la "culture", c'est-à-dire cette prolongation de l 'homme qui se rencontre dans le monde matériel et spirituel, comme fruit de son travail. Et pour cela, du fait de ne pas trouver un travail qui le comble, l'homme manifeste une profonde méconnaissance de soi-même et de cela que le Seigneur a mis en lui comme puissances qui étendent l'agir de Dieu sur les créatures.

Ce que nous disons du moine individuel touche aussi une communauté entière. Les réflexions du P. A.Veilleux touchant la santé et la vie d'une communauté dépendent aussi, dans une grande mesure, du fait d'avoir trouvé le travail qui donne sens à sa vie et en relation avec tout le contexte d'une culture et d'un pays. Selon ses réflexions, cela fut ce que surent trouver les grands modèles de Pacôme au IVe. et Bernard au XIIe.siècle.

Pour tout cela la formation du moine en vue de se qu'il trouve cette façon de se mettre en relation avec les choses par le travail nous semble essentielle et si cruciale comme peut l'être la spiritualité monastique elle-même sans laquelle une vocation peut succomber. Cette carence dans la formation du moine a deux manifestations opposées : d'un côté le moine ou la moniale qui ne se sentent pas satisfaits dans leur vie pour ne pas avoir découvert cette dimension essentielle, ou bien le moine ou la moniale qui se prévalant des facilités que leur donne le monastère assument un rôle qui pour rien ne les compromet avec la préoccupation de la communauté pour trouver un travail adéquat et digne, en se considérant exempts pour être dans des choses de plus d'importance ,sans participer, souvent, aux angoisses que vit un économe eet administrateur du monastère.

(Nous terminons à nouveau avec une interrogation : pouvez-vous faire part de quelque expérience qui puisse être utile à d'autres ?)

Conclusion. La formation d'un moine ou d'une moniale sont seulement comparables à l'œuvre que le Père a réalisé avec son Fils, fait homme pour nous. Ainsi du moins le considéra saint Benoît et ainsi le transmit-il dans sa Règle. Nous avons fait un parcours par quelques aspects qui se rapportent à cette tâche de formation du moine et de la moniale et nous croyons pouvoir affirmer la pleine vigueur de ses enseignements et conseils pour le monachisme d'aujourd'hui en Amérique. Peut-être la tâche la plus importante revient-elle aux communautés monastiques de savoir reconnaître la valeur des éléments avec lesquels elles comptent pour donner à l'homme et à la femme d'aujourd'hui la richesse de ce patrimoine d'où on peut tirer chaque jour des choses nouvelles et anciennes avec lesquelles on pourra former l'image du Fils Jésus-Christ dans le visage de ceux qui se mettant à l'école de notre Père saint Benoît.