Aspects de notre formation monastique

                                                                    selon une perspective anthropologique

                                                (Conférence aux Chapitres Généraux, septembre 2002)

 

L'intitulé même de cette conférence renferme une question. Quand nous parlons de "jeunes moines et moniales", de qui parlons-nous ? La réponse n'est pas facile; l'âge est tout à la fois quelque chose de chronologique, de social et de culturel. A 35 ans, selon les contextes culturaux et sociaux, quelqu'un peut n'être plus considéré comme un "jeune". Il est aussi courant d'affirmer que la femme mûrit plus tôt que l'homme. L'âge est quelque chose de relatif. Le jour de mes quarante ans, les "jeunes" moines de ma communauté m'ont dit: "dis adieu à la vie, ce que tu n'as pas encore fait, maintenant tu ne le feras jamais". Je n'ai pas douté un instant du bien-fondé de leur affirmation. Sept ans plus tard, lors de la Réunion Générale Mixte de 1990, une Abbesse d'Europe me demanda mon âge. D'une voix accusant une certaine nostalgie de ma jeunesse déjà passée, je lui dis: 47. Elle me répondit spontanément : "vous n'êtes qu'un enfant!"

 

Ce temps de la vie que nous appelons jeunesse est caractérisé par quatre traits faciles à distinguer au cours du processus et que nous pouvons synthétiser comme suit:

 

- Définition de la propre identité personnelle.

- Adoption des valeurs et rejet des contre-valeurs.

- Expérience de l'amitié, de l'amour en couple et de la communauté.

- Orientation de la vocation propre et prise de décisions pour  la réaliser.

 

Il est difficile de mesurer en mois et en années le temps que prend le processus ici indiqué. Beaucoup des jeunes qui se présentent à nos monastères se trouvent au début de ce chemin existentiel, d'autres y sont un peu plus engagés et d'autres, enfin, l'ont parcouru dans une certaine mesure. Quand je parle maintenant de moines et de moniales jeunes, je me réfère aux membres de nos communautés âgés de 25 à 35 ans, et dans certains cas, jusqu'à 40 ans. La relativité des âges intervient à nouveau quand nous parlons d'un moine ou d'une moniale du monasticat âgé de 40 ans comme de quelqu'un qui n'est plus jeune, bien qu'il le soit monastiquement parlant.

 

Ma causerie va se centrer sur quelques aspects seulement de la formation monastique. Je le fais selon une simple perspective anthropologique, en rappelant que la grâce divine suppose la nature humaine. Je tenterai tout d'abord une approche des jeunes d'aujourd'hui. Puis j'aborderai un sujet d'une importance capitale: la maturité affective. Je présenterai ensuite quelques idées sur l'autonomie personnelle et l'ouverture relationnelle aux autres. Je conclurai en parlant de la praxis ou action significative et de la capacité générative propre du jeune adulte et de l'adulte jeune.

 


Je suis très conscient des limites de ma vision anthropologique. Et ceci pour différents motifs. Mais je désire n'en souligner qu'un: ma conception de l'être humain est une conception valable surtout pour l'Occident. Evidemment, l'être humain, en tant que tel, est le même en tout temps et en tout lieu mais, l'être humain en tant que tel existe-t-il? L'élaboration d'une anthropologie cistercienne est une tâche urgente encore en attente. Pour être vraiment telle, cette anthropologie doit être pluriculturelle. Les cultures orientales ont beaucoup à enseigner en cela.

 


Mon intention est triple: présenter quelques orientations pour la formation, promouvoir un dialogue créatif et, peut-être, trouver des chemins différents des méthodes traditionnelles, bien qu'ils ne leur soient pas contraires.

 

 

1. Les jeunes

 

Je me permets de présenter, sans aucune prétention dogmatique, une série de caractéristiques de la jeunesse qui se présente aujourd'hui à nos monastères ou qui y vit déjà. Il faudrait faire la différence, j' en ai bien conscience, entre la jeunesse du Premier monde et celle du Tiers monde. C'est-à-dire, entre les jeunes des sociétés économiquement développées et où sont en vigueur les règles de la culture moderne en état de transition et les jeunes des sociétés économiquement sous-développées et culturellement dépendantes ou sans influence sur le reste du monde. De même, pour affiner mieux encore la perception, il faudrait faire la différence entre jeunesse urbaine et jeunesse rurale, jeunesse ouvrière et jeunesse étudiante...c'est-à-dire: plutôt que de parler de la jeunesse il faudrait parler des jeunesses.

 

Il est cependant facile de découvrir des traits et des tons communs à la jeunesse d'aujourd'hui; les mass-médias, la globalisation de l'économie et la mondialisation de la culture expliquent en grande partie ce phénomène. J'ai aussi conscience de ce que ces influences touchent différemment les hommes et les femmes. De plus, l'émergence de la femme dans la vie publique a remis en cause nombre de règles culturelles des hommes, jusqu'à provoquer, dans quelques cas et quelques régions, une certaine crise d'identité de leur part. Il est bien entendu, évidemment, que l'on pourrait ajouter ou retrancher des caractéristiques, ce qui permettrait de mieux cerner la réalité de la jeunesse dans le monde d'aujourd'hui.

 

En simplifiant à l'extrême: comment pouvons-nous caractériser ces veilleurs du matin comme les a récemment appelés Jean Paul II (NMI, 9) ? Les quatre caractéristiques principales de la "culture juvénile", selon ce que les nombreuses Journées Mondiales de la Jeunesse ont permis de constater, sont les suivantes:

 

- Par rapport au temps. Les "temps longs" provoquent horreur et malaise ou, au moins, découragement et abattement. Ceci entraîne une méfiance quant à l'avenir, un désir d'expérimenter des réalités diverses et une sur-accentuation du présent.

 

- Par rapport au mariage. Les relations se situent dans le   cadre du précaire et du provisoire. Un couple malheureux a le "droit" de rompre son alliance pour que chacune des parties puisse refaire sa vie. Le contraire serait indigne de person­nes humaines.

 

- Par rapport à quelques valeurs humaines. Il est incontestable que les jeunes des deux sexes perçoivent profondément les valeurs de justice, de non-violence et de paix. Et on peut en dire autant des valeurs de solidarité, de qualité de la vie humaine et d'écologie ou préservation du milieu ambiant.

 


- Par rapport au travail. La distinction entre "avec emploi" et "sans emploi" a disparu devant la présence de figures intermédiaires telles que: emploi à temps partiel, emploi de week-ends, emplois alternés. On ne travaille pas dans la branche où l'on veut, on travaille dans la branche où on peut travailler; la préparation technique ou professionnelle ne va pas toujours de pair avec le travail concret qu'on doit assurer. Cela veut dire que l'autonomie économique, en tant que fondement d'une autonomie personnelle, est très relative.

 

Si nous voulons entrer dans le détail, en courant le risque de ne pas rejoindre l'universel, nous pouvons signaler d'autres caractéristiques.

 

- Adolescence prolongée : le monde d'aujourd'hui est beaucoup plus complexe qu'autrefois, surtout dans les grandes villes. Ceci semble affecter davantage les hommes que les femmes. Par ailleurs, cela semble provoquer une régression devant la peur de l'irréversible ou une paralysie au moment de prendre des décisions qui déterminent l'avenir.

- Tensions familiales : l'accélération des changements culturels produit une distance et des tensions entre les générations; les jeunes réclament des modèles parentaux qui, très souvent, n'existent pas; l'éducation n'est pas facile à cause du pluralisme et du relativisme des valeurs. Pour le dire en un mot: la famille est en crise.

- Ouverture au mystère : il semblerait que le mystère qui imprègne la vie n'éveille pas l'intérêt des jeunes, d'où une certaine incapacité à s'étonner et l'inhibition sur des questions existentielles sur l'origine de la vie, la mort, l'au-delà. Mais on remarque, d'un autre côté, dans la jeunesse d'aujourd'hui, une soif de transcendance très souvent bloquée par la diversité confuse des offres possibles.

- Difficulté à se connaître : l'abondance des doctrines psychologiques n'est pas toujours une aide, et moins encore quand elles s'opposent entre elles. Le chemin de l'introspection  n'est pas facile, il suppose un effort et l'effort suppose une motivation qui n'existe pas toujours. A une plus grande méconnaissance de soi correspond une plus grande insécurité et, ce qui est pis, une plus grande fausse sécurité.

- Sociabilité et transparence : goût du divertissement et du délasse­ment ensemble, capacité de collaborer dans des pro­jets communs, ouverture de sa propre intimité quand il existe un climat de confiance.

- Peu d'attrait pour la pensée abstraite : dû à la culture de  l'image, du vécu et du symbolique; la télévision, outre les moyens audiovisuels et électroniques, y est pour beaucoup.

- Appauvrissement du désir: la gratification immédiate des instincts finit par tuer les désirs, le peu d'expérience du manque affaiblit la capacité de désirer: personne ne désire ce qu'il obtient facilement.

- Peu d'expérience de la gratuité : quand l'amour lui-même est  consommé pour son seul profit, la gratuité de l'amour donné et reçu disparaît; même la reconnaissance est supplantée par ce qui m'est dû et c'est pourquoi il devient très difficile de renoncer.

- Formation préventive : qui souligne les "préventions" de toutes sortes: contre la carie dentaire, contre la maladie,  contre la grossesse non désirée..., tout cela peut produire  des personnalités repliées et peu créatives, incapables de souffrir et de risquer.

- Primauté du bien-être : la culture de masse laisse peu de liberté au respect ; le bien-être est une tentation pour tous, il est offert à quelques-uns mais s'avère pratiquement impossible pour beaucoup, ce qui donne lieu à la frustration. L'agréable prend la place du devoir et on recherche le plaisir mais sans engagement.


- Désertion politique : méfiance envers les partis politiques à cause des mensonges des adultes, tout autant que discrédit  envers les idéologies pour tous les maux qu'elles ont provoqués. On cherche, par conséquent, d'autres milieux de participation sociale, comme par exemple les différents types de "volontariat".

- Attrait pour l'action immédiate : le peu de pensée est généralement supplanté par le faire ; les activités concrètes sont préférables aux projets globaux et de longue haleine.

- Sexualité sans tabous : moins traumatisée et plus précoce que chez les générations précédentes mais l'excès d'information donne généralement lieu à bien des doutes et des confusions.

- Mobilité géographique : qui permet une ouverture au pluralisme culturel, révèle les limites des traditions et permet de vivre avec des horizons plus amples.

- Sincérité et cohérence : la jeunesse est habituellement critique, elle perçoit aisément le double discours, demande la cohérence entre ce qui se dit et ce qui se vit, elle réclame la sincérité.

- Relativisme éthique : toutes les options qui sont possibles sont acceptables; ce qui importe est la sincérité et l'authenticité de l'intention. Et à l'inverse, toute option peut être débattue au nom de la conscience individuelle.

 

Inutile de dire que l'ensemble de ces traits seraient difficilement applicables  dans une même aire culturelle. Il me semble cependant que plusieurs de ces traits sont aisément reconnaissables chez nos jeunes moines et moniales malgré la diversité géographique de nos monastères.

 

Il est clair que la présentation de ces caractéristiques n'implique pas un jugement de valeur sur les jeunes considérés personnellement,  il s'agit plutôt d'une tentative de compréhension du milieu juvénile dans sa complexité et de la culture de la jeunesse. Il y a en tout du plus et du moins, de la lumière et des ombres. Notre "pastorale vocationnelle" et nos programmes de formation ne peuvent ignorer ces faits qui, malgré leurs ombres et leurs erreurs, ont aussi leur lumière et leurs vérités. En ce sens, la culture juvénile est un défi pour notre culture monastique.

 

Quelques-uns et quelques-unes, en regardant les jeunes avec leurs problèmes et leurs fragilités, s'enfoncent dans le pessimisme quant à l'avenir. Mais il ne faut pas oublier que le monde dans lequel nous vivons, ce ne sont pas les jeunes d'aujourd'hui qui l'ont créé mais les adultes d'hier et d'avant-hier. Nous pouvons dire par conséquent que ce qu'ils sont, nous le sommes nous aussi.

 

Il y a des années,  quand j'étais plus jeune, un ancien me demanda: que va-t-il arriver dans l'avenir quand le bien de l'Ordre dépendra aussi de toi ? Ce à quoi je répondis sans hésiter: tout sera mieux ! Et c'est ce que je pense aussi aujourd'hui : les générations qui nous suivent feront mieux et vivront le charisme monastique plus pleinement et plus profondément. Pourquoi? Parce que je crois qu'elles auront appris de nos erreurs et ne les commettront pas elles-mêmes. Mais, elles en commettront d'autres! Peut-être, mais moins et moindres, je pense.

 

Selon les statistiques, il y a dans l'Ordre, au 31 décembre 2001, 683 personnes en formation initiale. Plus précisément: 152 postulants, 236 novices et 295 profès temporaires. Ces jeunes moines et moniales se trouvent dans 141 communautés de l'Ordre, ce qui signifie qu'il y a 25 communautés qui n'ont pas de nouvelles vocations. La plus grande concentration de "ceux qui se forment" se trouve en Afrique (162 personnes), en Asie (143 personnes), en Amérique Latine (67 personnes). Ces faits suffisent pour montrer l'importance de la formation initiale dans le présent et pour l'avenir de l'Ordre.

 


2. Maturité affective

 

Bien des échecs et des crises dans notre vie monastique proviennent d'une base humaine déficiente ou de blessures et de carences affectives pas encore dépassées. Cette base humaine doit faire l'objet de discernement non seulement à l'entrée dans la vie monastique mais tout au long du processus de formation. En d'autres termes, sans une maturité affective proportionnée aux différents âges de la vie, il est difficile qu'il y ait croissance graduelle et intégrale dans l'Esprit. Il est certain que Dieu peut faire des miracles mais ce serait imprudence et arrogance que de les lui demander. Il existe aussi des exceptions, mais les exceptions, et plus encore en ce domaine, confirment la règle. Ce n'est pas en vain que le Concile Vatican II soulignait la maturité psychologique et affective suffisante nécessaire pour embrasser la vie religieuse (Cf.Perfectae caritatis, 12).

 

Certains sociologues affirment que presque 70% des adultes du monde "occidental" sont affectivement immatures, religieusement primitifs et moralement infantiles. Le jugement est rude, peut-être que le pourcentage est un peu excessif, mais il est révélateur. Je ne connais pas de statistiques orientales ou méridionales sur la question mais il n'y a pas lieu de penser que ce soit tellement différent. Il n'est pas rare que la psychologie contemporaine parle d'"analphabétisme sentimental". Il en est même qui pensent, non sans raison, que les mass-médias avec leurs émissions insignifian­tes et lights sont la cause d'une "socialisation de l'immaturité", surtout affective. Evidemment, l'amour paie les conséquences les plus graves. C'est dans ce contexte que se situent ces paroles pleines de sagesse et de discrétion de nos Constitutions: Même en cette école de l'amour qu'est le monastère, il peut surgir des obstacles à la pleine maturité affective. Aussi importe-t-il au plus haut point que la communauté offre aux frères (soeurs) une aide pour surmonter ces difficultés (Cst.49.2).

 

Curieusement, l'Abbé de Clairvaux pense que l'un des traits-clés des moines médiocres et qui ne progressent pas dans la conversion est celle-ci: ils ne prennent pas garde à leurs affections (Div 27, 5). C'est-à-dire : ils ne se rendent pas compte que ce sont leurs impulsions qui conditionnent leur conduite.

 

Rappelons quelques faits connus de tous. Nous, les êtres humains, nous nous comportons comme tels lorsque nous fonctionnons de façon consciente, intelligente et affective. C'est-à-dire que la conscience, l'intelligence et l'affectivité sont les fonctions psychiques fondamentales du comportement d'un être humain, homme ou femme.

 

Pendant des siècles, la culture occidentale a considéré la ratio  comme le noyau central de la nature humaine. Les cultures orientales, quant à elles, pensent que les fonctions psychiques sont fondées sur le kibun ou kimochi (pour les japonais), c'est-à-dire: la vie affective ou émotionnelle. Le kimochi n'est pas un sentiment passager et occasionnel mais un aspect structural de l'être humain. Cela dit, kimochi signifie littéralement: avoir (mochi) ki. Toute la philosophie chinoise et orientale se fonde sur le concept et la réalité du ki. Qu'est-ce que ki ? C'est quelque chose d'indéfinissable, comme l'est toute réalité fondamentale, quelque chose qui vient d'au-delà de nous-mêmes. En simplifiant à l'extrême, on peut dire que, si le kokoro (le coeur) est un état permanent de conscience, ki est le dynamisme ou l'énergie du kokoro qui, quand il se concrétise dans une situation donnée, s'appelle kibun ou kimochi. C'est-à-dire, kimochi est une manifestation intrapsychique de ki ou énergie universelle.


Après cette brève digression, en l'honneur de la sagesse orientale, revenons à notre cadre culturel occidental. Il n'est pas facile de décrire l'affectivité, mais il est encore moins facile de la définir. La cause principale en est la variété des intensités, des tonalités et des formes qu'elle peut prendre. En tout phénomène affectif cependant, nous trouvons ces trois caractéristiques fondamentales:

 

- On y perçoit comme une expérience personnelle dont le protagoniste est un individu concret.

- Le contenu de cette expérience consiste en un état d'âme vécu comme: sentiment, émotion, passion et motivation.

- L'expérience affective laisse une trace dans la personne, cette trace ou cette marque auront une intensité, une durée  et une couleur déterminées.

 

Compte tenu de ce que je viens de dire, essayons une approche de l'affectivité humaine. Disons avant tout que c'est un état particulier de rencontre avec soi-même; dans cette rencontre, notre scénario intime reflète et permet de sentir ce qui se passe au-dedans en raison de circonstances internes et externes. Nous vivons habituellement l'affectivité sous forme de :

 

- Sentiments, c'est-à-dire: d'états subjectifs diffus avec une charge positive (approche, plaisir, activation) ou négative (rejet, déplaisir, blocage).

- Emotions ou états plus intenses et peu fréquents qui ont une répercussion physique.

- Passion ou émotions intenses et d'une certaine permanence qui effacent la raison et le raisonnement.

- Motivations qui poussent la personne vers un objet à venir.

 

Les chemins les plus fréquemment empruntés par l'affectivité sont les sentiments. Ils sont comme le pont entre les instincts et l'intelligence, comme le sous-sol de notre vie personnelle et les racines de notre conduite. De même que les autres états affectifs, les sentiments peuvent prendre différentes formes. Nos Pères Cisterciens les ramenaient à quatre: amour et joie, crainte et tristesse. On pourrait allonger la liste, mais il est vrai que peu de sentiments seulement peuvent être considérés comme primordiaux ou chefs de famille. Parmi eux se trouvent:

 

- La colère : rage, mécontentement, emportement,  ressentiment, irritabilité, violence...

- La tristesse : affliction, peine, chagrin, mélancolie, découragement, dépression...

- La peur: anxiété, crainte, préoccupation, désarroi, terreur, panique...

- La joie: allégresse, contentement, bonheur, tranquillité, délice, plaisir, euphorie, extase...

- L'Amour: confiance, amabilité, dévouement, amitié, passion, ágape...

- La surprise: sursaut, étonnement, confusion, admiration...

- L'aversion: mépris, dédain, répugnance, antipathie, dégoût,

- La honte: culpabilité, perplexité, malaise, remords, regret, affliction...

 


J'estime que l'amour est le sentiment le plus riche, le plus noble, le plus heureux, le plus douloureux et le plus exigeant qui puisse habiter un coeur humain; aussi l'amour peut-il connaître toutes sortes d'abus, de manipulation et de prostitution imaginables. La vulgarité de la télévision a transformé l'amour en une consommation sexuelle dépersonnalisée. L'amour authentique, l'amour interpersonnel, est attrait et décision de don et d'accueil de l'autre, pour que la vie croisse et que l'autre personne existe plus encore. Aussi l'amour crée l'aimé(e), permet de connaître l'autre en profondeur et de découvrir ses potentialités; plus encore, il rend apte à la transformation de ces potentialités en réalités. N'est-ce-pas précisément cela que le Seigneur Dieu fait avec chacun de nous?

 

Nous tous ici présents, et plus encore ceux de culture orientale, nous pouvons lire sur le visage des personnes les différents états affectifs qu'elles éprouvent. Ce qui veut dire que toute affection génère des sensations physiques, des comportements observables, un langage non-verbal, des souvenirs, des idées...

 

Peut-être que nous pouvons dire maintenant ce qu'est l'affectivité : une expérience accompagnée de réponses physiques, psychologiques, d'agir, de connaissances et d'affirmations, caractérisée par un état déterminé de mobilisation intérieure. Ou, pour le dire plus simplement, l'affectivité se réfère à un sentiment, émotion ou passion, et aux pensées, états biologiques et psychologiques, tendant à l'action.

 

La maturité humaine est processus, développement, croissance. C'est pourquoi il est plus réaliste de parler de maturation. Ce processus n'est jamais rectiligne. La vie humaine avance comme un bateau, les vents lui sont quelquefois favorables et, d'autres fois, il lui faut aller contre vents et marées. Il n'y manque jamais de vagues à affronter ni d'écueils à esquiver. C'est dans ce domaine qu'on peut appliquer avec justesse la réflexion de saint Bernard : sur le chemin de la vie, ne pas avancer, c'est reculer, car rien de ce qui existe ne demeure immobile (Pur 2,3).

 

La maturation de la personne connaît différents niveaux et peut être considérée de façon globale ou partielle. Dans le premier cas nous parlerons d'une personne mûre, dans le second nous parlerons de maturité intellectuelle, de maturité de la volonté,  de maturité affective, de maturité sociale...

 

Le processus de maturation est quelque chose de relatif, il arrive très souvent qu'un niveau puisse avoir mûri plus qu'un autre; quelqu'un peut être intellectuellement mûr et en même temps être affectivement immature. Il peut aussi arriver que la maturité personnelle ne corresponde pas à l'âge chronologi­que; nous connaissons tous quelque adulte totalement infantile. La maturité n'est pas quelque chose d'absolu, elle dépend de beaucoup de variables, tels que : l'âge, les études, le type de vie, le niveau social et économique, l'appartenance sociale et culturelle...

 

Par ailleurs, la richesse d'une personnalité mûre est telle qu'on peut difficilement la décrire dans la totalité de sa plénitude et de sa complexité. Grâce à Dieu, il existe dans l'Ordre des moines et des moniales intégrés intérieurement et qui vivent harmonieusement les relations avec les autres­ ; des moines et des moniales qui savent par expérience ce qu'est le contrôle de soi, l'autonomie, la sociabilité et l'authen­ticité ; des moines et des moniales capables d'aimer, de prier, de travailler, de vivre ensemble, de souffrir, de jouir, de rire... et de mourir.

 

La psychologie contemporaine nous enseigne quels sont les cinq critères fondamentaux de la maturité humaine. De façon schématique et simplifiée, on peut les présenter ainsi :

 


 

 

 

 

Connaissance de soi et acceptation de soi

 

Maturité psychologique

 

 

Maturité affective

 

 

Equilibre et sécurité émotionnelle

 

Relation cordiale avec les autres

 

Maturité sociale

 

 

 

 

Coopération et engagement actif et efficace

 

 

 

Valeurs unificatrices de l'existence

 

Maturité morale

 

 

Je tiens à détacher maintenant le processus de maturation affecti­ve. L'immaturité affective a des influences négatives sur toutes les autres dimensions de la personnalité et à n'importe quel âge. Une personne mûre se reconnaît à un certain équilibre et à une certaine stabilité affective. Ce qui signifie que la raison, avec ses forces intellectuelles et de la volonté, et l'affectivité, avec sa tension stimulante, sont bien intégrées et coopèrent harmonieu­sement au service de la réalisation personnelle. Cela ne veut pas  dire que l'affectivité soit toujours calme et sereine mais que, si les inévitables contretemps de la vie secouent et altèrent l'équilibre affectif, celui-ci se réajuste ensuite à la normalité. La maturité affective est une réalité provisoire et instable qui ne s'atteint jamais pleinement ni définitivement et qui peut toujours souffrir vicissitudes et problèmes de toutes sortes. Il s'agit d'un idéal qui peut être atteint plus ou moins.

 

Les cinq critères les plus aisément vérifiables pour mesurer le degré de maturité affective sont les suivants :

 

- Tolérance aux frustrations : la personne pourvue d'un certain degré de maturité reconnaît les frustrations, admet sa responsabilité face à elles et les affronte avec réalisme. Si elles sont insurmontables pour le moment, elle sait les porter avec égalité d'humeur et, s'il le faut, renoncer. La personne immature au contraire est plus ou moins incapable d'attendre et elle vit le moindre délai comme une menace de perte définitive, aussi réagit-elle face à la frustration avec impatience ou colère, avec tristesse ou découragement et s'enferme dans l'auto-compassion.

 

- Capacité d'auto-manifestation : la personne mûre peut manifes­ter publiquement ses convictions et ses sentiments sans les défendre à outrance ni être la proie de ses émotions.

 

- Capacité de prendre des décisions : la personne mûre peut décider sans tergiversations inutiles quand elle a la certitude morale de ce qu'elle doit faire.

 

- Ouverture à l'altérité : la personne mûre est  capable d'accepter les  autres comme                   différents et de s'enrichir de ces différences.

 


- Adaptation aux circonstances  : la personne pourvue d'un certain degré de maturité est souple face au changement et supporte aisément l'anxiété que provoquent habituellement l'inconnu et les risques. Et elle réagit généralement avec humour à l'imprévu, ce qui ne veut pas dire qu'elle se rit de la réalité comme d'une plaisanterie.

 

Se pose alors maintenant une question: la maturité humaine et la maturité affective s'identifient-elles à la sainteté chrétienne ? La réponse est: non! Il n'existe pas de corrélation parfaite entre sainteté et maturité. Mais nous pouvons affirmer cependant que l'intégration affective est condition normale de la croissance spirituelle. Et la croissan­ce spirituelle se répercute sur la maturation de la personne.

 

Ce que je viens de dire là justifie le fait que la maturité humaine soit l'un des critères de discernement au moment de la demande d'une jeune moniale ou d'un jeune moine à faire sa profession monastique. Je me limiterai à signaler ici quelques-uns des facteurs susceptibles de conditionner et de favoriser d'une certaine façon la maturité affective de nos candidats et de nos jeunes moines et moniales.

 

Parmi les facteurs qui peuvent avoir favorablement prédisposé nos candidats à mûrir affectivement, je tiens à signaler:

 

- L'expérience d'une vie familiale, surtout durant l'enfance et l'adolescence. Les expériences relativement positives sont celles qui ne sont pas tombées dans les extrêmes du rejet ou du protectionnisme, du rigorisme ou de la permissivité, des idéaux inaccessibles ou peu adaptés à la personne concrète. Il est évident que cela suppose des pères et des mères relativement mûrs et capables de vivre ensemble avec une certaine harmonie.

- L'expérience inoubliable et unique d'avoir aimé quelqu'un profondément et véritablement et de savoir qu'on a été aimé d'un amour semblable.

 

Parmi les facteurs qui peuvent renforcer ou favoriser la maturité affective de nos jeunes moines et moniales au cours de leur formation, je veux signaler les expériences qui :

 

- Favorisent de façon plus ou moins explicite le développement de la connaissance, l'acceptation, l'affirmation et l'évalua­tion de soi.

- Favorisent la connaissance morale authentique qui se définit par le choix de valeurs librement embrassées et un sentiment du pardon et de la faute sans complexe de culpabili­té, repentir sans lamentations! 

- Rendent possible des relations d'amitié interpersonnelle authentique, d'amitié particulière mais pas exclusive, caractérisée par: l'affection réciproque, le respect de la liberté, le partage des valeurs, l'élan vers le Seigneur.

- Permettent d'établir une véritable relation de filiation spirituelle, dans laquelle se recevra le charisme monastique que vit la communauté, par la médiation d'un père ou d'une mère dans l'Esprit.

- Apprennent à sentir les mouvements du coeur et à discerner leur orientation pour accueillir les bons et rejeter les mauvais.

- Aident à se centrer sur l'amour, grandissant dans une relation affective avec Jésus-Christ et à s'ouvrir, avec lui, au service fraternel.


Mais celui qui désire approfondir cette pédagogie de l'affectivité peut recourir à ce grand pédagogue et mystagogue que fut Aelred de Rielvaux. Dans son Speculum caritatis, Aelred propose, avec de profondes intuitions pédagogiques, une méthode de formation personnelle en trois dimensions:       

 

- Niveau de l'orthodoxie ou des contenus doctrinaux.

- Niveau de l'orthopraxie ou de l'agir responsable.

- Niveau de l'orthopathie ou du sentir juste.

 

Cette dernière dimension, celle du sentir juste ou orthopathie, il la développe en l'analysant minutieusement au Livre III de son oeuvre. Aelred affirme, en conclusion, que l'amour parfait est l'amour guidé par la raison et soutenu par l'affection. Qui aime ainsi a acquis un haut degré d'intelligence émotionnelle  et de sens  affectif.

 

La raison et l'affection, le coeur et la tête, doivent toujours aller de pair. Non parallèlement mais en convergeant vers le but proposé et souhaité. Quand la raison se trouble vient la désorien­tation, quand l'affection se refroidit vient l'insatisfaction. Malgré cette interdépendance et cette corrélation, l'expérience prouve que dans les grandes décisions de la vie, l'affection compte plus que la raison. 

 

 

3. Auto-affirmation et altérité

 

L'expérience nous démontre très clairement cette simple vérité anthropologique: à savoir que l'affirmation du je et la place qu'il tient dans la vie est la préoccupation primordiale de tous les jeunes. C'est-à-dire que la jeunesse est l'âge de l'auto-affirma­tion personnelle. Et ceci vaut non seulement pour les hommes mais aussi pour les femmes, bien que de façon différente.

 

Qui que ce soit d'entre nous se rend bien compte que, jusqu'à 40 ans, nous cherchions le sens de notre vie au fur et à mesure que nous la construisions; à partir de cet âge, la question est autre: quel est le sens de ce que j'ai fait et vécu ? La conséquence pratique de cette façon de réagir est simple : quand nous étions jeunes nous éprouvions un grand besoin d'auto-affirmation, d'être des  protagonistes, et de nous réaliser personnellement. Nous avions besoin d'être quelqu'un, de nous sentir quelqu'un et d'être reconnu comme quelqu'un. Passés les 40 ans, il est déjà trop tard pour s'affirmer et être quelqu'un, et si nous sommes parvenus à une certaine intégration et une certaine sécurité personnelle, le problème de l'auto-affirmation n'a plus de raison d'être. Si j'ai voulu recourir à notre propre expérience, c'est parce qu'il est facile d'oublier que ce que les jeunes sont et vivent aujourd'hui, nous l'étions et le vivions, nous, hier.

 

L'auto-affirmation des jeunes donne lieu à une tension fondamentale et inévitable: la tension entre l'affirmation individuelle et l'affirmation collective du charisme monastique. Cela est tout à fait normal et ne doit étonner personne. L'important, c'est comment résoudre la tension.

 


Avant de répondre à cette question, faisons quelques observations et établissons quelques préalables. Ceux qui ont d'eux- mêmes un amour sain et une estime normale pourront plus aisément affirmer et embrasser le charisme collectif ou communautaire. Celui, au contraire, qui ne jouit pas d'une sécurité personnelle moyenne ou ne peut faire fond sur lui-même prendra appui sur le charisme comme un naufragé s'accroche à une épave au milieu des vagues. Dans ce cas, il n'y aura aucune tension mais il n'y aura pas davantage de croissance personnelle ni d'enrichissement du charisme; on reçoit peu et on donne moins encore.

 

Deuxièmement, l'expérience vocationnelle, quand elle est authenti­que, peut se comprendre ainsi: le charisme touche "quelque chose" de profond dans le jeune qui se sent appelé, et la marque demeure tout au long du processus de formation (et au-delà, tout au long de la vie). Quand cette expérience n'a pas eu lieu, il manquera la motivation intime et personnelle  pour vivre en moine; le charisme se réduit alors au port d'une cape blanche, d'un capuchon ou d'un voile, c'est-à-dire qu'il demeure quelque chose d'extérieur et de rajouté.

 

Il est évident - l'expérience de tant de formateurs et formatrices le confirme - que beaucoup de novices et de jeunes profès ont besoin d'être aidés pour découvrir des aspects d'eux-mêmes "non-affirmés" et voir comment le charisme leur est en quelque sorte co-naturel. La connaissance de soi au plan humain doit s'accompagner de la connaissance de soi au plan spirituel ; à l'identité humaine correspond une identité charismatique et les deux identités doivent  arriver à en faire une.

 

Il est très probable, par ailleurs, que les jeunes moines soient plus portés à l'"individualisme" et à faire des «coupes» dans le charisme en fonction de leur convenance personnelle. Il est aussi probable que les jeunes moniales se sentent portées à embrasser le charisme même s'il leur est trop grand ou trop petit. Dans ce cas, le remède est simple: souligner l'aspect "objectif" du charisme cistercien à qui est enclin à l'individualisme et à l'auto-affirma­tion. Et, au contraire, à qui est enclin au conformisme ou à l'adaptation,  lui rappeler qu'il pourra difficilement construire une identité charismatique s'il ne tient pas compte de sa propre identité humaine, identité qui doit être reconnue, valorisée et affirmée.

 

Maintenant donc, comment résoudre la tension entre personne individuelle et charisme du groupe ? La tension se résout en la personne de Jésus-Christ connu, aimé et suivi. Lui seul nous affermit intérieurement dans notre identité la plus secrète, là où nous sommes ses frères et soeurs et les enfants adoptifs de son propre Père. Lui seul, par son Esprit, nous appelle à la voie monastique  dans la tradition cistercienne et nous configure à Lui selon la grâce charismatique de la vocation particulière.

 

Il est supposé qu'au moment de la profession solennelle la tension entre le je personnel et le je charismatique est fondamen­talement résolue. Dans le cas contraire, on court le risque de moines et moniales marginaux de par leur individualisme ou  dont la personna­lité monastique fait défaut ou s'avère non affirmée.

 

L'expérience montre que ceux qui embrassent le charisme avec un je non affirmé entrent généralement dans une étape d'hyper-affirmation retardée. Cette situation est détectée par le syndrome suivant : ces personnes sont en quête d'emplois et de nominations ; elles ont aussi coutume de s'installer dans un coin du monastère qu'elles transforment en palais ou en forteresse si besoin est.

 


Affirmer que l'être humain est relationnel c'est affirmer que l'uni­cité du je personnel consiste en sa relation essentielle aux autres. La personne humaine est un-en-relation. C'est un principe anthropologique élémentaire d'une importance capitale pour notre tradition monastique cénobitique. Que pouvons-nous dire de la dimension personnelle de la relation dans la vie de nos jeunes moines et moniales ?

 

La rupture et la séparation qu'implique la vie monastique sont souvent causes de problèmes surtout dans les cultures où la famille d'origine conserve sa valeur. Mais il faut affirmer qu'on ne peut choisir vraiment la conversatio monastique s'il n'y pas eu d'abord rupture avec sa famille. C'est grâce à cette rupture qu'on pourra créer ensuite des liens libres et conscients avec sa communauté monastique, et recréer un autre type de liens avec sa famille naturelle.

 

Cette expérience de rupture implique une crise de vide et de solitude affective qui dure plus ou moins. Si cette crise n'est pas bien accompagnée par les formateurs et formatrices, elle peut être un bouillon de culture d'"amours" et autres expériences affectivo-sexuelles.

 

La rupture des liens familiaux au début de la vie monastique permet de reprendre la relation à un autre niveau: les éventuelles dépendances antérieures se transforment en une relation d'interdé­pendance.

 

Mais la réalité prouve qu'il n'en est pas toujours ainsi. Dans bien des cas, la dépendance s'est inversée: le moine et la moniale deviennent les personnes sur lesquelles les membres de la famille peuvent compter et auxquelles ils peuvent recourir pour des raisons d'ordre spirituel ou simplement matériel. Et devant de telles attentes, on se laisse généralement prendre au piège, celui d'assumer un rôle de conseiller ou de bienfaiteur, selon les cas. Et ensuite, quand le moine ou la moniale passe par une crise vocationnelle, la famille en est déconcertée.

 

Les cas ne manquent pas non plus dans lesquels le vide affectif propre au désert monastique renvoie le moine ou la moniale à sa famille d'origine: neveux, nièces, fils de quelque neveu...Je ne parle pas ici de ces situations qui exigent de laisser temporelle­ment la vie monastique pour venir en aide aux parents. Service qui, s'il se prolonge de trop, peut aboutir à la perte de la vocation monastique.

 

Les relations des jeunes moines et moniales avec leur communauté respective et, plus encore, avec des compagnons de noviciat ou de monasticat, sont en général la pierre de touche de la maturation personnelle et vocationnelle.

 

Il semblerait que les novices et les jeunes profès vivent la relation avec leurs compagnons de noviciat ou de monasticat de façon un tant soit peu conflictuelle : mélange tour à tour ou simultané d'adhésion et de rejet. Ceci serait dû au besoin d'identification et de différenciation avec le groupe d'égaux. Quand jalousies et envies sont bien prises en charge et converties en amour, elles peuvent devenir le fondement d'amitiés profondes et durables. C'est dans ce contexte qu'avec crainte et tremblement je me permets deux mots sur ce qu'on appelle la dépendance affective féminine.

 


La dépendance affective, entendue comme l'anxiété ou la crainte de ne pas être aimé, n'est pas un monopole féminin. Mais il est vrai cependant que les jeunes moniales, parce qu'elles sont femmes, sont plus vulnérables à l'amour et à son absence. Il n'est par consé­quent pas rare que les novices établissent une relation de dépendance avec la Mère Maîtresse. Là où la dépendance est davantage tolérée et permise, elle se vit généralement avec plus d'indépen­dance et moins d'avidité et de possessivité. Le remède le plus efficace à la dépendance est triple: ne pas dramatiser la situa­tion, aider à grandir dans l'estime de soi et faciliter des temps forts de rencontre avec soi-même en profondeur devant le Seigneur.

 

Il n'est pas nécessaire de dire que les moines, jeunes et moins jeunes, connaissent bien les problèmes mentionnés ci-dessus. Nous pouvons dire cependant que la cause principale de conflit chez nos novices et nos jeunes profès vient de leur besoin de s'affirmer.

 

L'expérience de cours mixtes de formation, habituels dans quelques régions de l'Ordre, montre que les jeunes y accentuent généralement l'identité de leur sexe, jusqu'à tomber très souvent dans un certain "sexisme", qu'il soit machiste ou féministe. D'un autre côté, les relations d'amitié avec quelqu'un de son sexe et surtout avec le sexe opposé  peuvent se vivre de façon un peu conflictuelle à cette étape de  la formation. Il n'est pas rare non plus que surgissent des confusions : amitié ou amour ? Qu'il suffise de signaler que les affections humaines se modèlent selon la signifi­cation qu'on leur attribue: un amour peut se transformer en amitié s'il est vraiment lu ou interprété en cette clé. Quoiqu'il en soit, les fruits positifs de ces cours compensent amplement les risques encourus et même quelque échec éventuel. La connaissance mutuelle et l'amitié entre les jeunes membres des différentes communautés assurent un avenir de relations d'amitié et de coopéra­tion entre les communautés.

 

L'affectivité et la sexualité humaines sont des réalités éminemment relationnelles. Nous les vivons, nous, dans le célibat. Beaucoup de jeunes, garçons aussi bien que filles, entrent au monastère avec de profondes blessures en ce domaine fondamental de l'existence humaine. Très souvent, il s'impose de leur venir en aide. La sexualité humaine, parce qu'elle est humaine justement, a besoin d'être personnalisée. Cela veut dire qu'elle a à être interprétée dans le contexte de l'histoire personnelle propre à chacun. Les formateurs et formatrices doivent être prêts à les accompagner en les aidant de trois façons :

 

- donner sens au vécu passé: ceci se fait dans le contexte d'un dialogue accueillant et éclairant qui permette de révéler et raconter sa propre histoire personnelle.

 

- Le récit doit permettre de découvrir les maillons qui relient les expériences du passé à ce qui se vit présen­tement.

 

- Il s'agit ensuite d'essayer d'intégrer ce passé dans un projet de cénobitisme et de célibat.

 

Dans le cas d'une identité sexuelle peu définie, des problèmes d'homophilie et d'homosexualité ont coutume de se présenter. Cette affirmation vaut autant pour les moines que pour les moniales, bien que le phénomène apparaisse de façon assez différente chez les uns et les autres. La question du discernement de la vocation de personnes à tendance homosexuelle et de leur intégration positive dans la vie communautaire mériterait d'être traitée à part et déborde le contenu de cette conférence.

 


Notre option pour le célibat ou la virginité consacrée est une alternative à l'option matrimoniale pour vivre notre affectivité-sexualité. Nous serions naïfs ou sots en acceptant sans esprit critique les modèles mondains ou ceux d' opinions prétendument scientifiques. Il nous faut être créatifs et capables de dire une parole personnelle sur ce que signifie vivre chastement et modeler notre affectivité-sexualité selon une forme monastique qui soit significati­ve.

 

Les relations communautaires tendent à se stabiliser au fur et à mesure que passent les années. Quand les tâches prennent une importance excessive, elles affectent la vie commune et la participation active aux actes communautaires: pour certains, il est plus facile de travailler pour les autres que de vivre avec eux. Ceci peut en venir à affecter le sens de l'appartenance communautaire et le lien affectif qui en résulte. Dans d'autres cas, l'implication dans les services et les tâches communautaires a un effet positif: elle renforce le sens de l'appartenance et de la collaboration.

 

 

4. Praxis significative et capacité générative

 

Je pars d'une affirmation de principe : il n'y a pas d'"être sans faire" et vice-versa. Le faire appartient à l'être et l'exprime, mais nous définissons très souvent l'être par son faire. N'avons-nous pas l'habitude de dire : père-maître, soeur-portière, cellé­rier... Plus encore, nous adressons nombre de nos prières à Dieu, notre Créateur.

 

Faire passer l'être avant le faire peut mener à des situations malheureuses ou, du moins, paralysantes et peu créatives. Quand nous affirmons que la vie monastique "est" ceci ou cela, nous courons le risque de faire de la vie monastique une abstraction idéale à laquelle le moine doit se conformer. Ceci peut empêcher la dynamique évolutive du charisme monastique tout comme celle du moine et de la moniale. Quand le charisme est quelque chose de statique et de défini, celui qui le vit se définit et se paralyse. Il peut être plus pédagogique de présenter le moine comme quelqu'un qui "fait" ceci ou cela. Est-ce par hasard que saint Benoît parle du moine comme d'un artisan qui exerce son art dans l'atelier qu'est le monastère ?

 

Restons-en donc à cette vérité de La Palisse: nous sommes moines et moniales parce que nous agissons comme tels !...  Nous avons toujours dit que la spiritualité monastique est quelque chose de très concret et de très pratique, elle est plus praxis que théorie.

 

L'expression "praxis significative" peut sembler un tant soit peu recherchée. Je l'utilise cependant car je trouve qu'elle exprime bien ce que j'essaie de communiquer. Notre praxis significative comprend deux réalités concrètes : les observances ou exercitia, et tous les autres travaux et services communautaires propres à notre vie monastique.

 

Notre praxis est monastiquement significative quand notre agir s'exerce dans le contexte de la tradition monastique et dans un cadre monastique (faire sa lectio dans un cloître monacal n'est pas la même chose que la faire dans un café d'une grande ville...). C'est ainsi que le faire modifie peu à peu l'être, que l'agir modèle l'identité ; c'est en agissant en moine qu'on devient moine. Au contraire : le moine qui joue au séculier finit dans le monde. Et même si le séculier qui joue au moine ne finit pas toujours au cloître, il finit pourtant en général par être tout simplement déphasé même s'il demeure dans le siècle.

 


Par conséquent, le charisme monastique ne s'incarne dans les jeunes profès et professes que dans la mesure où ils le vivent, c'est-à-dire, dans la mesure où il se concrétise en des actions significa­tives.

 

Ces jeunes apprennent au cours de leur formation initiale que tout ce qu'ils font prend corps selon le sens qu'ils lui donnent  en relation avec le contexte dans lequel ils vivent. Nous pouvons ainsi parler d'un travail et d'un jeûne monastique, bien que ce qu'on est en train de faire soit une banalité que tout le monde fait.

 

La praxis monastique construit l'identité monastique personnelle et, de même, elle déconstruit et construit notre image de Dieu. La praxis de l'humilité et de l'obéissance monastiques, par exemple, nous apprennent bien plus sur la kénose de Dieu dans le Christ que beaucoup de manuels traitant du sujet.

 

Avec l'incorporation définitive dans la communauté, commence une  «étape  productive» de la vie du moine et de la moniale. Il n'est pas rare que l'excès d'activité empêche de trouver la signification de tout ce que l'on fait. Ceci peut donner lieu à un certain activisme ou à la polarisation sur l'activité et à la perte de son sens profond. L'activisme est toujours une activité dépourvue de sens et d'objectif, une activité dégénérée et dénaturée. L'une des fins de la formation permanente est précisément d'aider à donner sens à son activité, de quelque type qu'elle soit.

 

Vers la fin de la jeunesse, au début de l'âge adulte apparaît une nouvelle réalité. A la praxis significative se joint la capacité générative, c'est-à-dire: la créativité, au sens physique et psycho-moral.

 

- Sens physique: c'est-à-dire devenir père ou mère, donner naissance à une vie nouvelle que l'on conduira vers le  développement de la personnalité propre, en prodiguant confiance, affection et estime afin que l'autre puisse devenir lui-même et aimer à son tour.

 

- Sens psycho-moral: c'est-à-dire s'engager dans des activités et des services ou entreprendre des oeuvres qui mûriront avec le temps jusqu'à parvenir à leur pleine autonomie, et tout cela sans prétendre à une reconnaissance de paternité, sans créer de liens de dépendance, sans réclamer de "droits d'auteur" et sans faire de son oeuvre un moyen d'immortaliser son nom.

 

Nous pouvons dire que la capacité générative, dans son acception la plus commune, est cette capacité innée d'affermir et d'orienter les générations qui suivent afin qu'elles prennent elles-mêmes plus tard la relève. Il s'agit d'une étape de la vie à laquelle nous sommes tous appelés à parvenir dans la mesure où l'on atteint une certaine maturité personnelle, affectivo-sexuée.

 

C'est sur cette base humaine que s'enracine la capacité générative spirituelle et théologique du moine et de la moniale adultes. Le célibat ou la virginité pour le Royaume est une invitation à développer pleinement sa propre capacité de paternité ou de maternité. L'être humain a été créé pour la fécondité et le conseil évangélique de chasteté pour le Royaume de Cieux est une source de fécondité qui jaillit d'un coeur intègre; il s'agit en fin de compte d'une participation à la fécondité créatrice du  Dieu Père-Mère. C'est ainsi seulement que l'on peut donner vie à l'autre, sans propriété ni possessivité, justement parce qu'elle vient de Dieu.


Nous savons tous que, dans un monastère, les services qui permet­tent de se sentir "protagoniste" en quelque chose n'abondent pas: abbé/abbesse, père-maître/mère-maîtresse, cellérier/cellérière, chantre...ce qui veut dire que beaucoup de moines et de moniales à l'âge génératif ne trouvent pas où réaliser leur aptitude, ce qui entraîne une éventuelle frustration qui rejaillit sur soi et sur les autres. Peut-être que l'on peut faire ici une distinction selon les genres, même s'il est sûr que tous ne l'accepteront pas. Il semblerait que, dans les monastères de moniales, la capacité générative soit l'exclusivité de la Mère-Abbesse et, par contamina­tion éloignée, de quelqu'autre soeur qui tourne autour de cet orbite. Dans les monastères de moines, il est admis qu'il y ait divers pères (avec un "p" minuscule) bien qu'un seul soit le Père-Abbé. Question à discuter!

 

Plus concrètement, la capacité générative des profès et professes adultes, comprise comme affermissement et orientation de la génération qui suit, ne trouve pas toujours à s'exprimer au monastère. Il n'est pas rare que cela soit source de crises et de régressions sur le chemin de la maturation humaine et spirituelle. Même le célibat ou la virginité pour le Royaume peut finir par être vécu de façon castratrice. La frustration de la capacité générative est cause de repli sur soi, quête obsessionnelle d'intimi­té, invalidité précoce, préoccupation excessive de soi.

 

Une capacité générative vécue de façon positive, au contraire, est source d'élargissement des horizons, d'enrichissement mutuel, d'augmenta­tion de l'énergie vitale humaine, toutes choses qui donnent l'envie de vivre.

 

Mais ce n'est pas tout. Il existe une forme de capacité générative que tous et toutes peuvent vivre dans la maison de Dieu qu'est le monastère. Je parle de ces deux vertus soeurs que saint Benoît nomme sollicitudo et cura. Il est vrai que Benoît parle presque toujours de sollicitude et de soin en référence à l'Abbé et à ses collaborateurs. Un Abbé sage est celui qui sert la communauté comme un collaborateur parmi les autres. Une communauté où tous collabo­rent est une communauté  qui fait amplement place à la sollicitude, le soin, l'attention et le service mutuels. Le monopole de la sollicitude est en soi monopole de la capacité générative, et ses conséquences sont bien connues : communautés stagnantes, paralysées, immobilisées, composées de personnes apathiques, proies faciles de l'acédie et du mauvais zèle. Il est très difficile de persévérer dans de telles communautés, à supposer que quelqu'un ait ressenti l'attrait d'y entrer.

 

La capacité générative et l'immobilisme ont une influence profonde, pour le meilleur et pour le pire, sur la qualité vitale de la vie communautaire et sur l'esprit qui anime ou décourage l'institution monastique.

 

J'ai présenté, tout au long de ces conférences, cinq sujets qui mériteraient d'être approfondis: la maturité affective, l'autonomie personnelle, l'ouverture relationnelle aux autres, la praxis significative et la capacité générative. Je l'ai fait d'un point de vue anthropologique comme fondement d'une théologie vécue, c'est-à-dire, d'une spiritualité. J'estime que la formation, tant initiale que permanente, ne peut ignorer ces réalités. Nos moines et moniales, jeunes et moins jeunes,  méritent le meilleur de notre part.