Décès de la première bénédictine malgache et de la première bénédictine ivoirienne

Le jour où le premier frère ou la première sœur d'un pays repose dans la terre de son monastère, on peut dire que la vie monastique est vraiment enracinée là. En août 2001, à quelques semaines d'intervalle, la première bénédictine malgache du monastère d'Ambositra, fondé en 1934, et la première bénédictine ivoirienne du monastère de Bouaké, fondé en 1963, se sont endormies dans le Seigneur. Nous livrons le témoignage de leurs sœurs sur ces aînées dont la réponse a permis la naissance du monachisme dans leur Église.

Ambositra, Madagascar

Sr Marie-Madeleine - Victoire Rasoazanany (1913-2001)

Victoire est née dans une famille très chrétienne d'Antananarivo, le 11 juin 1913. Sa grand'mère était dame d'honneur de la reine Ranavalona pour qui son père, rappelait-elle avec fierté, avait eu à confectionner de belles chaussures. Victoire, habituée à marcher pieds nus, n'accepta jamais qu'il exerce son art pour chausser sa fille.

Peu après sa naissance, la mort de sa mère la laissa entre son père et ses nombreux frères aînés qui l'entourèrent d'affection et elle s'épanouit dans cette chaude atmosphère.

Elle étudia chez les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, puis enseigna dans les petites classes où elle réussit très bien; jusqu'au jour où elle entendit l'appel à une vie cachée dans le silence et la prière. En juillet 1934, la lecture d'un article de Lakroa (journal catholique) lui ouvre un nouvel horizon. « Quatre Bénédictines, y lit-on, arrivent à Ambositra pour fonder un monastère. » En effet quatre sœurs venues de Vanves étaient arrivées le 11 juin précédent, appelées par le Vicaire apostolique pour le diocèse de Fianarantsoa, sur les hauts-plateaux du centre de Madagascar, pour y faire naître la vie monastique.

Victoire ignore tout de saint Benoît, mais la photo des sœurs, leur bon sourire, l'attire. Son père accepte, mais l'entourage se désole: "Une si belle fille, se faire religieuse dans une Congrégation inconnue et dans cette très lointaine contrée Betsileo. » Victoire reste ferme dans son projet. À ses frères éplorés qui lui répétaient: "Revenez vite nous visiter », elle répondait : "Fini ! jamais je ne reviendrai, je pars pour toujours. » Son père l'accompagna jusqu'à la petite maison où, pendant la construction du monastère, vivaient les quatre sœurs dont Mère Denys Jouin était la supérieure, avec quelques jeunes filles qui les avaient déjà rejointes. Tout le monde allait sur les terrains à cultiver et les lieux à aménager. "Voyez, disait-on, elles portent du fumier sur la tête comme des esclaves. » Victoire se donnait de tout son cœur à cette humble vie saine, joyeuse, fraternelle, à laquelle Mère François Copeau les initiait. Beaucoup de candidates cependant repartaient déçues, ayant cru trouver là un plus haut niveau social. Quant à Victoire, elle s'épanouissait toujours de plus en plus, et quand une jeune fille d'Antsirabe, Marquerite Vandenboomgaerde se fut jointe à elle, on put ouvrir le noviciat proprement dit.

Sr Marie-Madeleine aimait profondément saint Benoit et cette simplicité de vie dans la prière. Sans avoir fait d'études très poussées, elle profitait de tout, elle était douée pour la peinture, la musique... Plus tard, on l'envoya même deux ans à Vanves pour suivre des cours de musique à l'Institut catholique de Paris. À ['occasion d'un pèlerinage au cours de l'année jubilaire 1950, elle avait déjà connu Vanves et sa fondatrice, Mère Bénédicte Waddington-Delmas, pour qui elle avait une profonde affection filiale. Cithariste, lorsque ['Office fut chanté entièrement en malgache, elle aimait préluder à la célébration des fêtes en improvisant sur le thème des hymnes grégoriennes.

Très habile manuellement elle pouvait passer dans toutes les charges, tout était accompli à fond. Elle fut portière du monastère au moins dix-huit ans. La justesse de son jugement, sa maturité, son attention à tous la rendirent très populaire. On la connaissait fort loin à la ronde et sa popularité s'accrut encore quand elle eut reçu d'une sœur créole le précieux secret de la fabrication d'un baume qui soulageait, voire guérissait, les rhumatismes et autres douleurs. Ce baume, accompagné de massages, attire une telle affluence, de tout rang social, qu'il fallut mettre des limites de temps à sa distribution. Avec un don de sympathie qui lui attachait les cœurs, Sr Marie-Madeleine inspirait aussi une certaine crainte: Masiaka be ronono, "Les vaches qui donnent beaucoup de lait ne sont pas commodes », dit le proverbe malgache applicable à son caractère.

La charge de Prieure à Mananjary (monastère fondé dès 1955 par Ambositra sur la côte est de l'lle), qui lui fut imposée pendant 6 ans par l'obéissance, fit partie pour elle des « choses impossibles » dont parle la Règle. Elle la porta « par amour et confiante dans le secours de Dieu ».

Cet amour de Dieu s'approfondit encore avec les épreuves de l'âge et de la maladie. Elle devint paisible et douce, supportant des infirmités en toute patience. Elle restait dans son fauteuil, contemplant la nature, et la Bible en mains.

Évoquons encore sa magnanimité, sa générosité: pas trace de racisme dans son comportement ni vis-à-vis des étrangers, ni à l'égard de ses compatriotes d'autres ethnies. Elle avait un profond respect de chacun qu'on sentait même à travers la brusquerie de certaines réactions. Un jour, quand elle était portière, un marchand de la forêt apporta un plein cageot de bananes. Sr Marie-Madeleine pesait les achats, une aspirante les emportait à la cuisine. Pendant le transport, voici qu'apparut une grosse pierre sous les bananes. Quelle honte ! Sr Marie-Madeleine resta un instant en silence puis dit simplement: « Voyez comme c'est triste ! Qu'allons-nous devenir, nous Malgaches, si maintenant que nous sommes entre nous nous agissons ainsi ! » Elle paya le marchand puis, sans plus de commentaire, prit la lourde pierre et alla s'asseoir dessus, à l'entrée de notre cimetière tout proche, pour y faire oraison. Le tout s'accomplit avec tant de délicatesse et de gravité que le marchand, qui aurait dû se sentir déshonoré et ne plus revenir, se retira confus mais repentant et revint confiant.

Son dernier mot, quelques instants avant sa mort, en la fête de la Transfiguration, fut: Aiza i Jeso ? (Où est-il Jésus?)-« Il est dans votre cœur » lui répondit Sr Lucie, une des plus anciennes sœurs de la communauté qui priait avec elle. Alors elle n'a plus rien dit.

Le jeudi 9 août pour la messe des obsèques la chapelle était pleine. Mgr Fulgence, évêque d'Ambositra, présida l'eucharistie, entouré d'une vingtaine de prêtres, parmi eux nos frères bénédictins de Mahitsy et cisterciens de Maromby. Dans son homélie, Monseigneur a exprimé sa reconnaissance envers notre sœur, pour ce qu'elle avait fait pour l'Église, ainsi qu'envers la communauté.

La liturgie était priante, avec la lecture du Cantique des cantiques et du récit de l'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine. Avant l'offertoire, les Professes ont chanté le Raiso (Suscipe me Domine) avec notre sœur, moment toujours émouvant. À la fin de la messe, des représentants de diverses communautés demandent la parole; après les discours les gens viennent au sanctuaire devant Mère offrir leurs condoléances. Puis procession au cimetière en chantant, remerciements, bénédiction. Enfin les ouvriers descendent le cercueil dans la terre où notre sœur attend la Résurrection. Le temps était beau.

Bouaké Côte d'lvoire

Sr Marie-Générosa, Françoise Bailly (1913-2001)

La vie de Sr Marie-Générosa est marquée par une ardente recherche du visage du Seigneur, dans la vie missionnaire puis dans la vie monastique. Elle est pour nous une aînée, totalement donnée à l'Église de Côte d'lvoire et à l'Église Universelle.

Nèe d'un père Français et d'une maman Agni, elle a été chérie dans son enfance, mais cette enfance s'est déroulée sous le signe de la croix. Partie très jeune au pensionnat des Sœurs de Notre-Dame des Apôtres à Moossou, elle eut la douleur de perdre son père. Elle se dit alors: « Eh bien ! puisque je n'ai plus de papa vivant : Dieu est mon Père. »

On peut dire que sa compassion a été à l'origine de sa vocation religieuse: voyant les sœurs françaises se fatiguer beaucoup dans certains travaux, elle se disait: Pourquoi n'y aurait-il pas une sœur africaine avec elles pour les aider? A la mort de l'une d'elle, elle se dit: "Tu sais que tu as la vocation, tu dois remplacer Sr Paula, c'est toi qu'elle appelle pour la remplacer. »

Première jeune Ivoirienne à répondre à l'appel de Dieu, elle part pour la France en 1931, faire son noviciat à Vénissieux, près de Lyon. Elle était encouragée par Mgr Moury, qui avait demandé à un carmel de France de prier spécialement pour les vocations religieuses ivoiriennes et pour le séminaire de Bingerville; une carmélite avait alors offert sa vie à Dieu à ces intentions et décédait à l'arrivée en France de Françoise Bailly. Celle-ci reçoit donc le nom de Sr Marie-Générosa, émet ses premiers vœux le 8 mars 1934 - René Koussi, premier prêtre ivoirien, fut ordonné le 1er mai de la même année.

Sr Marie-Générosa passe 30 ans dans la congrégation de Notre-Dame des Apôtres, en 9 missions successives, dont 6 ans au Bénin. Au cours d'une retraite de toutes les sœurs africaines prêchée par l'Abbé Bernard Agré en octobre 1964, elle entend parler du projet de fondation d'une congrégation ivoirienne, Notre-Dame de la Paix. Chaque sœur était libre de rester dans la congrégation actuelle ou d'entrer dans la nouvelle. Le moment était venu pour Sr Marie-Générosa de s'ouvrir à ses Supérieures du grand désir qui l'habitait: vivre la vie monastique (en mission à Bouaké elle avait entendu Mgr André Duirat appeler la venue de moines et moniales dans son diocèse). Elle sentit aussi qu'il fallait beaucoup de prières et de sacrifices pour réaliser la fondation Notre-Dame de la Paix, fondation qu'elle porta dans son cœur et dans sa prière, ainsi que sa congrégation d'origine, Notre-Dame des Apôtres, jusqu'à son dernier soupir. Elle vint donc rejoindre au monastère de la Bonne Nouvelle en 1965 les bénédictines arrivées en 1963 de l'abbaye de Pradines en France.

Quelle a été sa vie au monastère ? Des travaux tout simples accomplis avec beaucoup d'amour, la prière communautaire, personnelle ou partagée avec des amies qui venaient la voir. Puis les longues années de maladie et des interventions chirurgicales successives. Sa santé ne lui permit pas de terminer sa vie à Bouaké; elle passe à Pradines les 13 dernières années.

La Sainte Vierge Marie qu'elle aimait tant est venue l'y chercher après l'Angelus de midi, en la fête du Cœur Immaculé de Marie, fête de notre Fédération, pour la présenter à son Fils en qui elle a cru, qu'elle a aimé et préféré à tout et qu'elle contemple désormais dans un joyeux face-à-face. Le 22 août est aussi le jour anniversaire de la mort du P. Augustin Planque, fondateur des sœurs de Notre-Dame des Apôtres.

Très symbolique de la fécondité de sa vie avait déjà été la célébration de son jubilé d'or, en 1984, à la Cathédrale de Bouaké. Elle était revenue de France pour le centenaire de l'Église en Côte d'lvoire: temps de grâce et de joie intense pour elle, au contact de l'Église qui est à Abidjan, et retrouvailles de notre communauté, avec les nouveaux visages de ses « petites filles »,comme elle aimait les nommer avec tendresse.

Nous avons été heureuses que sa Pâque soit célébrée à nouveau dans la Cathédrale de Bouaké, après que l'Eglise d'Abidjan l'ait accueillie et honorée de tout son cœur... Son corps repose désormais dans la terre de notre monastère de la Bonne Nouvelle; le premier grain à y être enfoui, et qui est pour nous un signe fort et plein d'espérance.

Un proverbe Baoulé dit: Sè allè n'a san man, nzaama bé fitè man - Tant que le soleil n'est pas couché, les étoiles ne paraissent pas. Aujourd'hui, le clair et chaud soleil de son amour a disparu à nos yeux, mais les étoiles vont briller dans le ciel de notre Église et de notre pays de Côte d'Ivoire... S'il plaît à Dieu... sè gnamien o di sû. Amen !

« L'événement » de ses funérailles. Notre sœur étant « la première dans la vie religieuse », nous étions conscientes que sa vie, au-delà de notre communauté, appartient à l'Église de Côte d'lvoire. C'est pour cela que son corps a été ramené au pays. Mais nous ne pensions pas que son enterrement nous ferait vivre de tels moments d'Église, à Abidjan comme à Bouaké ! Un bel hommage lui fut rendu par sa famille, bien sür, une foule d'amis, de religieuses - qui assurèrent l'organisation et l'animation des célébrations – le cardinal et les évêques, pour qui la grande sœur ou la « grande maman », qui avait aidé, soutenu, conseillé...

Le 28 août à l'aéroport d'Abidjan, arrivée du corps accompagné par Mère Abbesse de Pradines, à 19 heures: c'est-à-dire avec 3 heures de retard... mais tout le monde attendait, chantant et priant; une petite délégation de notre communauté était là aussi. A 20 heures, vêpres solennelles à l'église Notre-Dame de Treichville, où elle avait été en mission.

Le 30 août messe de Requiem, puis départ par la route, vers Bouaké à 340 kilomètres. Accueil au monastère par la communauté, nos frères moines et nombre d'amis, au chant du psaume 121 ! Là, dans le chœur de notre petite église, elle fut longuement entourée par l'office monastique, des chants, des temps de prière et de silence, et... des dances: traduisant l'émotion certes, mais surtout la certitude d'une vie accomplie sur la terre et " digne » du repos auprès des « ancêtres »...

Le 31 messe de Requiem à la Cathédrale de Bouaké, suivie de l'inhumation dans notre monastère...

Impossible de décrire les multiples gestes des uns et des autres pour donner leur part, dans tout ce qui était à faire...; impossible aussi de dire tous les « signes » du ciel qui nous ont accompagnées ! Notons seulement celui-ci, qui a saisi toute l'assemblée: notre sœur venait d'être déposée dans la tombe, le célébrant terminait la dernière prière: « Qu'elle trouve auprès de Toi, Seigneur, la paix et la joie... » quand brusquement le ciel, complètement gris et bouché depuis le matin, s'est « déchiré », d'un seul coup un éclatant et chaud rayon de soleil a illuminé la tombe et la foule !... Stupeur et saisissement de joie chez tous, chacun a les yeux vers le ciel et le chant a jailli « Lumière des hommes, nous marchons vers toi, Jésus Christ, Fils de Dieu, tu nous sauveras ! »

La Supérieure Générale des Sœurs de Notre-Dame de la Paix témoignait: « Sr Marie-Générosa demeure celle qui a ouvert la porte de la vie consacrée à nous toutes, sœurs ivoiriennes. Pour nous, religieuses de Notre-Dame de la Paix, en particulier au temps de notre fondation, elle a opté d'être notre "veilleuse" auprès du Seigneur, dans la prière et le travail en référence à la Règle de saint Benoît. »

Nos sœurs africaines s'adressaient aux amis: « Nous remercions le Seigneur pour cette longue vie de chef de cordée, témoignant que la vie religieuse apostolique et contemplative est possible pour nous, filles du pays. La fécondité spirituelle de notre aînée qui nous entraîne à sa suite fait comprendre à nos mamans que la maternité spirituelle est plus riche et épanouissante que la maternité biologique. »

Une histoire unique s'achève, I'histoire des prémices des fils et filles de ce pays qui, d'une génération à l'autre, se consacreront entièrement à Dieu dans le sacerdoce, la vie religieuse apostolique, la vie monastique et contemplative. « Grand-mère » nous offre l'assurance que nous pouvons aller jusqu'au bout de notre engagement.

Que ce grain de blé enfoui en cette terre ivoirienne que notre sœur a tant aimée et pour laquelle elle a prié jusqu'à son dernier souffle, que ce grain meure vraiment afin de porter des fruits de réconciliation et de paix en notre pays, et qu'il suscite de nombreuses vocations au service de l'Évangile et de l'Église.