Réflexions sur le présent et le futur des monastères.
Conférence prononcée à la Rencontre des Supérieurs majeures de la Péninsule ibérique à Valfermoso le 29 août 2001
Présentation du sujet
Présenter la vie monastique comme une conversion continuelle ne constitue certes pas une nouveauté. Saint Benoît considère la vie du moine comme un progrès spirituel continu qui requiert un genre de vie déterminé, une conversatio morum, un dynamisme vital qui conduit à l’union avec le Christ. De fait, la conversion est une disponibilité essentielle pour la foi ;elle l’était dans l’Ancien Testament, elle continue l’est encore pour la foi chrétienne. Les prophètes appelaient Israël à la conversion (Is 21,12 ; 45,22 ; Jér 12,13 ; 35,15) et la prédication évangélique s’ouvre sur un appel à la " metanoia " (Mc 1,15). Saint Paul décrit la vie du chrétien comme une métamorphose continuelle, une assimilation progressive à l’image du Christ (2 Cor 3, 18). D’une façon particulière et radicale, la vie de chaque moine et de chaque moniale n’est pas autre chose qu’un itinéraire de transformation commencé au baptême, un passage continuel du vieil homme à l’homme nouveau, une maturation spirituelle progressive sous l’action de l’Esprit.
Il y a de nombreux traités et études sur cet itinéraire de perfection et sur la spiritualité bénédictine. Les commentaires de la Règle et les monographies sur des passages de la RB présentent à la fois les sources monastiques et la tradition spirituelle dont dépend saint Benoît. De nombreuses publications de caractère parénétique insistent sur les exigences du moine et exhortent à la fidélité et au progrès dans les vertus, en montrant les difficultés qui peuvent se présenter et les résultats positifs que la vie monastique peut donner.
Ce colloque ne traite pas directement de la conversion comme attitude spirituelle ni de vertus éthiques déterminées, individuelles ou communautaires. Sans exclure ce sens radicalement chrétien de la conversion, ‘conversion’ désigne dans notre contexte une notion plus vaste ; il indique une adaptation, une modification de direction, un changement plus ou moins intense de genre de vie communautaire, et surtout l’urgente nécessité de repenser et de revaloriser des schémas de pensée, des notions monastiques qui, bien que stables, sont rarement intouchables. Ce vocable fait comprendre que nous ne pouvons jamais rester figés dans une position ni demeurer dans un semper idem qui pourrait empêcher toute herméneutique du passé et bloquer l’impulsion vitale qui n’a jamais été statique. En d’autres termes, la ‘conversion’ exprime cette attitude et disponibilité des monastères, nécessaires pour équilibrer avec justesse le passé au présent, pour vivifier la tradition en de nouveaux contextes socio-religieux et pour approcher ce qui est fondamental dans le monachisme bénédictin, de nouvelles situations, de nouvelles valeurs et de nouveaux milieux socio-culturels. Ce processus de conversion, analogue à la metanoia intérieure, requiert un double mouvement : il exige d’abord un retour à l’idéal originel, au modèle exemplaire, aux sources les plus authentiques pour les interpréter convenablement et distinguer l’essentiel du secondaire, discerner entre " la tradition " et " les traditions " ; et il exige en outre une connaissance et une juste estimation des caractéristiques positives, des signes manifestés dans le contexte anthropologique et culturel de notre époque, en ayant bien à l’esprit les nécessités impérieuses de notre temps. En toute situation, à tout moment de l’histoire, il n’y a pas que du négatif. En notre temps, malgré les excès d’un pluralisme relativiste, en contraste avec la tendance à la globalisation, des valeurs qu’on ne peut ignorer se développent. De fait, l’être humain persiste avec ses profondes exigences, en dépit du vide laissé par la perte des idéaux et la faible formation chrétienne. Bien que les intérêts immédiats paraissent dominer notre époque et que la quête intense d’avantages et de satisfactions purement matériels attire la société occidentale, il subsiste cependant une profonde insatisfaction. Au fond de tout groupe et de toute personne subsiste un besoin de valeurs humaines et de sens religieux qui, parfois inconscient, n’en est pas moins réel.
Centré sur le rapport de la vie monastique avec le contexte vital d’un moment historique déterminé, ce colloque renoue avec un problème récurrent à travers les siècles, très aigu actuellement, les publications récentes sur le rapport du monachisme avec notre époque contemporaine le montrent. Réfléchir sur l’interaction entre les monastères et le milieu où ils vivent, la culture et la mentalité qui nous entourent, conduit nécessairement à s’interroger sur les pas qu’il convient de faire pour continuer à être un ferment efficace dans la société, sans se confondre avec elle. En ce sens aussi la vie monastique est une conversion continuelle.
Je suis conscient de la difficulté du sujet ; il serait prétentieux et sûrement inutile de suggérer ici des solutions pratiques, d’autant plus que nos monastères sont dans des contextes différents, appartiennent à des congrégations bénédictines distinctes et chacun a son histoire et sa tradition particulières. En outre, encore que le fait soit discutable, la configuration des monastères bénédictins féminins est distincte des masculins tant pour la législation que pour l’activité de leurs membres. Je me limiterai à des considérations sur certaines bases nécessaires à toute ‘conversion’ ou ‘adaptation’ du monachisme, réparties sur les deux temps de notre rencontre. En un premier volet, devant abbés et abbesses réunis, je présenterai une double réflexion : 1) vocation bénédictine, communauté, Eglise, monde ; 2) d’une spiritualité gnostique à une vie sapientielle. En un second volet, adressé plus directement aux monastères féminins, je traiterai deux aspects plus concrets : 1) moniales cloîtrées ? ; 2) " nous voulons fonder une école où l’on serve le Seigneur " (Prol 45). Les quatre sujets convergent vers le caractère dynamique de la vie monastique comme conversion continue.
1. La vocation bénédictine : communauté, Église, monde. Difficultés et avantages d’une tension toujours nouvelle
Cette première question peut être considérée sous un double aspect : 1) rapport entre monastère et Église et 2) tension entre la communauté et le " monde ".
Communauté et Église
1. Communauté et Église.
La vie bénédictine ne correspond ni à l’idéal anachorétique de saint Antoine, ni à la vocation des stylites d’Egypte, ni à la vie dans les monastères du désert de Nitrie. Elle est distincte de la vie communautaire proposée par saint Pachôme et se rapproche plus, en revanche, du monachisme pré-bénédictin d’Italie. La RB n’est pas rédigée pour les habitants du désert. Saint Benoît naît, vit et écrit sa Règle dans un contexte géographique fertile, entouré d’une nature favorable où l’on peut cultiver la terre, récolter et moissonner. L’activité monastique, agricole ou artistique, des disciples de saint Benoît était productive et servait non seulement pour l’approvisionnement de la communauté mais aussi pour la vente aux voisins du monastère. Le monachisme bénédictin suppose une ‘conversion’ notable, quand on le compare au genre de vie des moines d’Orient et à quelques genres de moines que l’auteur de la Règle avait connus dans son propre secteur géographique. Saint Benoît est novateur d’une certaine manière, même par rapport à sa source la plus immédiate, la Règle du Maître. Il y a plus encore : saint Benoît conçoit le monastère à l’intérieur d’un diocèse, sous l’autorité d’un évêque, inséré dans une église locale .En réalité le monastère est une petite église dans la grande Église, on pourrait le définir comme une église domestique qui a pour modèle l’Église apostolique.
En partant de ce principe, le rapport communauté-Église n’est pas une question pratique, une décision qui dépendrait de l’initiative de l’abbé ou des moines. Concrètement, l’activité des moines ne peut être en marge de la vie de l’Eglise, en se limitant à donner l’exemple d’une " communauté silencieuse ". La vie monastique doit être présente et active dans le monde ecclésial. Il ne s’agit pas là d’une option, fruit d’une pensée ou d’une idéologie d’un monastère particulier. La voix prophétique du monachisme doit résonner et faire retentir clairement sa parole au-delà des murs du monastère. Nous nous trouvons devant un problème hautement théologique et plus concrètement devant un problème ecclésiologique.
Par nature l’Église est une communauté missionnaire. Comme chrétiens, les moines et les moniales ou les communautés monastiques sont appelés non seulement à donner le témoignage de leur foi par un genre de vie - encore qu’il soit parfait et édifiant - de pénitence et de prière mais aussi à diffuser de façon positive et active la parole de l’Évangile. Le caractère ecclésial de tout monastère suppose un devoir pastoral actif de la communauté. Le Nouveau Testament ne laisse aucun doute sur ce point : l’activité apostolique est un service sacré, saint Paul l’appelle activité cultuelle, dont il est le ‘liturge’ (Rom 15,16). Le célibat pour le Royaume est considéré dans l’évangile comme une disponibilité totale au service de la parole, sans exclure la valeur d’anticipation eschatologique. La diffusion active de la parole évangélique est un devoir de tout baptisé et surtout de toute église, de toute communauté chrétienne. C’est ainsi que l’interprétait le biographe de saint Benoît, saint Grégoire le Grand, au livre des Dialogues. Comme la grande Église, toute la communauté bénédictine est fondée sur une double dimension, l’une centripète : former un seul corps, chercher l’unité des membres et réunir les différents charismes pour le bien commun ; l’autre centrifuge : diffuser la parole au-delà des murs du monastère. "Comment pourraient-ils croire sans avoir entendu prêcher ? Comment pourraient-ils entendre la prédication sans que quelqu'un la proclame ? Et comment la proclameraient-ils sans avoir été envoyés ? Comme il est écrit " Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix " (cf. Rom 10,14-15).
C’est le moment de rappeler que la RB doit être interprétée à la lumière de l’évangile, et non l’évangile à la lumière de la RB, comme le chapitre 73 l’indique clairement. La vie et l’activité monastiques doivent être pensées et orientées dans un contexte ecclésial. Chaque communauté n’est pas seulement un membre singulier de la grande Église, elle est en elle-même une petite église, une église domestique, dans laquelle ne peuvent manquer des membres doués de divers charismes. Tout monastère possède les droits et devoirs propres à toute communauté croyante ; avant tout doit être donné un témoignage de vie, d’unité, de cohérence et d’amour, mais en même temps le service et la diffusion de la parole incombe aussi aux moines et moniales.
Chaque communauté doit déterminer le " comment " de ces principes mais non en discuter le fait. Le mode d’application du devoir missionnaire est évidemment tributaire de multiples conditions, aussi bien du passé que du présent. Tout monastère devra étudier sa situation et ses possibilités. Il s’agit d’un équilibre et d’une conversion continue. Néanmoins, à la lumière du mandat missionnaire de l’évangile il convient de reconsidérer notre législation et nos coutumes, surtout le devoir d'accueil, le type d’hospitalité et l’accueil des hôtes. Plus concrètement, il faut réexaminer notre pratique actuelle de la norme prescrite par la Règle : lire à l’hôte la Loi divine, c’est-à-dire l’Écriture Sainte. Cette pratique, qui à l’époque de saint Benoît avait un sens spirituel, a aujourd'hui une énorme portée. Recevoir un hôte implique souvent non seulement l’édifier comme le suppose la Règle, mais aussi l’instruire et parfois le catéchiser. Cette norme bénédictine ne peut plus être entendue aujourd’hui comme un simple rite ou une participation à la liturgie. Lire la Loi divine, exposer et interpréter l’Écriture d’une façon vivante et existentielle selon les principes de l’exégèse et de l’herméneutique récentes - cela suppose une sérieuse préparation et aussi une formation continue, pour que les moines et moniales soient capables de formuler un discours de qualité et de rendre raison de leur propre foi, de transmettre un message chrétien qui ne se borne pas à répéter des dogmes ou des formules, ni seulement des expériences personnelles, mais qui puisse illuminer le sens historique et le sens théologique vivant et actuel que contiennent les Ecritures, fondement de notre foi.
Considérant la dimension ecclésiale des monastères, selon notre tradition, il me semble nécessaire aujourd’hui plus que jamais d’orienter l’activité monastique vers l’étude et le savoir, pour pouvoir contribuer à la mission de l’Église par un apport de réflexion et de sagesse, en cultivant la pensée et la parole des moines et moniales à un niveau qualifié et profond. Cela signifie promouvoir le savoir théologique, de préférence à une collaboration dans des apostolats plus immédiats et concrets, ou à des organisations proprement pastorales.
Je sais parfaitement que diriger des moines et des moniales vers les études demande non seulement que ceux-ci en aient les capacités, mais réclame aussi des moyens économiques qui sont parfois limités. Je voudrais seulement souligner la tendance, l’importance du propos qui devrait guider la vie communautaire et sa relation avec l’Église : être un noyau de culture et de spiritualité. A cette fin il convient d’offrir à ses jeunes membres une solide formation qui ne se limite pas à un témoignage de pénitence et de prière. Pour que le monastère, et la prière elle-même, acquièrent solidité, qualité et stabilité religieuse, on ne peut vivre aujourd’hui seulement d’expériences spirituelles. On doit pouvoir être capables de rendre, de façon ordonnée et profonde, raison de sa propre foi pour soi-même et devant ses contemporains. On doit par conséquent connaître la théologie et être au courant de la pensée socio-religieuse actuelle. Investir pour le futur consiste avant tout pour une communauté monastique à exiger des candidats une ascèse de l’étude à côté de l’ascèse de la vie. Il faut former les jeunes non comme si c’était un privilège, mais en insistant sur la responsabilité du savoir, en évitant que les moines et moniales remplissent leurs journées d’occupations qui morcellent leurs vies. A l’âge de la maturité, ces activités laisseront les frères et sœurs les mains vides. S’ils ne sont pas saints - ce n’est pas le cas de tout le monde - ils se sentiront frustrés, ce qui n’est pas une expérience rare dans les monastères.
Il ne s’agit pas pour autant de pousser les plus doués comme s’il s’agissait d’une promotion. Au contraire, il faut encourager en elles et au sein de la communauté une nouvelle mentalité. Il faut créer parmi les moines une sensibilité plus vive à la culture, et les éveiller à la valeur et surtout à l’exigence majeure du savoir, une culture et un savoir considérés alors comme un devoir exigeant. Il s’agirait en outre d’offrir à tous et à toutes une formation permanente et en particulier d’enseigner aux jeunes un comportement sérieux et le goût du labeur patient, exigeant, dur et surtout humble, de l’étude. Ce devrait être, à mon avis, la tendance, ou mieux, l’orientation et l’idéal du travail, le "labora" bénédictin par excellence, précisément à notre époque où l’on a tendance à vivre de manière rapide et superficielle. Ce devrait être l’exigence posée par la communauté aux candidats à la vie monastique, "ora et labora", en distinguant clairement dès le début les qualités des postulants pour les orienter selon leurs dons et possibilités vers le "labor" où chacun pourra se développer de manière qualifiée et servir les autres.
Le rapport de nos monastères avec le milieu ecclésial, concrètement : l’activité pastorale monastique, devrait évoluer à mon avis dans ce sens. Être des noyaux de culture théologique et humaine à une époque où dans nos églises manquent - et manqueront à l’avenir - les bases d’un savoir humaniste et chrétien, sérieux et profond. Des noyaux de formation artisanale et artistique de haut niveau. Personne n’ignore, en effet, que le milieu socioculturel dans lequel nous devons vivre est dominé par la technologie, le rendement, la production, par la vitesse, le bien-être immédiat, par les intérêts financiers qui conditionnent le monde. Un panorama passablement gris non seulement d’un point de vue chrétien, mais aussi pour la culture, les lettres, l’histoire et les sciences philosophiques et théologiques au sens large. Un triste panorama y compris au niveau des valeurs artisanales. J’oserais dire qu’il incombe aux monastères la responsabilité de former des communautés d’élite, mais pas au sens exclusif ou négatif ; au contraire, une élite qui, de façon analogique aux monastères du Moyen Âge, au milieu d’une société ignorante du savoir classique, puisse transmettre et faire connaître au monde actuel les valeurs humaines et religieuses qui fondent la sociabilité, la paix, l’espérance, la promotion et la perfection, bases pour recouvrer le signifié profond et éternel qui donne son véritable sens à la vie humaine selon l’Évangile.
Il ne s’agit pas en réalité d’une idée neuve. Il convient d’appliquer simplement le principe d’une ‘conversion’ dans la mesure où nos monastères regardent trop vers le passé et n’ont pas de projet clair pour l’avenir. Dans la mesure où ils se convertissent en communautés de " Marthe ", quand la préoccupation du quotidien ne laisse pas le temps d’élaborer un projet pour l’avenir et d’approfondir le sens de la Parole. Il est nécessaire que les communautés bénédictines apparaissent avec une dimension prophétique capable de prévenir et d’orienter le processus incertain et dangereux se développant dans notre société. Ce n’est pas simplement en répétant les notions et le style du passé qu’on peut vivifier le présent et le futur de l’Église, et des moines en particulier. Il est nécessaire d’insérer la bonne substance, le noyau valide de notre tradition, dûment purifié, dans les nouveaux genres de vie qui doivent être revitalisés, sans les ignorer ni les condamner ni les détruire. Cela exige un processus d’adaptation ou de conversion qui demande de penser à nouveaux frais d’où nous venons et ce que nous faisons. Cela implique de reconnaître quel est le degré d’optimisme de notre vie et quelle est la créativité de nos projets. Voilà notre contribution positive " in medio Ecclesiae ".
Le sens ecclésial puissant du monachisme nous amène à considérer la seconde partie de notre sujet : la relation entre la communauté et le monde.
La communauté et le monde.
Le mot ‘monde’ n’a pas automatiquement un sens négatif. ‘kosmos’ au sens positif se trouve parfois, même dans l’évangile de Jean. Au chapitre 3, verset 18, l’évangéliste révèle que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour le sauver. Le monde est l’espace où Dieu exerce son œuvre de rédemption. Dans notre réflexion, le ‘monde’ exprime le contexte sociologique de nos monastères, marqué par le pluralisme, par des tendances sociales et religieuses distinctes. Un contexte sociologique où le bien et le mal se trouvent mélangés, où il est donc difficile de condamner les uns et d’absoudre les autres. Ce monde qui est nôtre est l’objet de l’amour et de la volonté salvifique de Dieu. De plus, le monde est le lieu où l’Église pérégrine et se sanctifie.
La question qui nous occupe présentement est le rapport entre la communauté monastique et la société qui l’entoure, entre le monastère et le monde au sens large et complexe qui inclut à la fois salut et condamnation, non comme deux réalités distinctes, mais comme l’expression de l’ambiguïté propre de la condition humaine. Quelle attitude devrait prendre une communauté monastique par rapport au ‘monde’ qui l’entoure ?
N’importe quel groupe humain ou religieux peut déterminer son attitude par rapport à la sphère qui l’entoure. Attitude d’autodéfense, d’isolement, ou même de ‘fuite’ ; ou bien au contraire, une attitude d’écoute, de disponibilité et d’ouverture, avec le propos d’exercer une influence efficace dans un large contexte social.
Dans l’histoire du monachisme on trouve les deux orientations et des applications diverses de l’un et de l’autre genre de vie, avec toutes les nuances intermédiaires. On sait bien qu’au cours des âges le paradigme monastique a véhiculé de multiples possibilités et modalités du don de soi pour le Royaume de Dieu. En réalité, à l’intérieur d’une même tradition monastique, la manière de suivre le Christ a pris les formes les plus hétérogènes. La solitude des ermites coexiste avec la vie cénobitique ; la plus haute contemplation n’exclut pas la plus intense activité apostolique ; une vie cachée et pauvre s’est révélée de fait germe de créativité, de relations pacifiées, de promotion sociale, ce qui a conduit les monastères à être des sources de richesse et de civilisation. L’attention à l’office choral n’a pas exclu un accueil profond des arts et des sciences, bases de la culture. L’isolement du monde n’a pas empêché de s’adonner, comme mission monastique, à l’éducation des jeunes, à l’enseignement et au soin des âmes, et même à fonder des nouvelles communautés dans les pays lointains. Aujourd’hui les congrégations nationales ou internationales incarnent le même caractère pluraliste et différencié de la Confédération bénédictine.
Pour traiter notre sujet – rapport ‘communauté-monde’, limitons-nous aux monastères de nos pays d’Europe latine : Italie, Espagne et France, qui ont beaucoup de points communs, en comparaison des monastères anglais, autrichiens ou nord-américains, coréens ou africains aux contextes et traditions particuliers. Mettons bien au clair l’intention des considérations qui suivent : il ne s’agit pas ici de proposer des conseils pratiques ou des normes utiles pour résoudre la tension entre monastère et société. Leur but est simplement de souligner quelques principes à considérer pour préciser l’option de chaque monastère et de noter quelques points pour aider au choix personnel et favoriser le discernement du pour et du contre dans le rapport toujours délicat entre ‘communauté’ et ‘monde’.
Les monastères.
Nous profitons des avantages de la civilisation et des moyens de la vie moderne. Nous ne pouvons pas condamner implicitement ou explicitement le monde qui les a élaborés. D’un point de vue sociologique il existe nécessairement une relation entre un groupe et la société, entre l’unité familiale et le contexte social. Il existe sans doute une influence réciproque entre la communauté monastique et son enracinement humain, culturel et religieux. Les vocations qui arrivent au monastère sont nées et ont grandi dans le monde qui nous entoure. Je ne souhaite pas décrire les caractéristiques de ces vocations mais il est évident qu’elles portent une vision des choses, des attitudes psychologiques et des schèmes mentaux complètement différents d’il y a 40 ans.
La communauté monastique doit correspondre positivement à tout ce qu’elle reçoit de son environnement, en présentant cette attitude humaine, cette compréhension, cette sagesse de vie spirituelle et intellectuelle caractéristiques de la tradition bénédictine, de sorte qu’elle soit compréhensible, aimable et bénéfique dans tous les sens, et profite au bien de tous. Elle doit manifester, en tant que communauté qui suit le Christ, le visage accueillant, magnanime et bienveillant de Dieu. Il est donc nécessaire d’œuvrer de manière qualifiée pour pénétrer la société. Pour saint Benoît, les moines fabriquent, voyagent, savent lire et écrire, et lire non seulement les Écritures mais aussi les Pères. Si nous comparons la formation des moines de saint Benoît dans la société des Ve et VIe siècles avec le niveau culturel de nos communautés du XXIe siècle, nous devons bien admettre un évident déficit.
La personne et la communauté.
En réfléchissant au rapport entre la communauté et le monde, on ne peut éluder l’analogie de notre sujet avec une question plus personnelle et psychologique : l'autonomie personnelle des moines et moniales face à leur engagement communautaire. Comme la relation entre l’unité du groupe et la société environnante, l'équilibre entre individu et communauté doit demeurer en tension, vive et dynamique. D’un côté il y a la personne avec ses dons, ses qualités, son dynamisme, ses possibilités propres de progrès et de maturation, de l’autre il y a l’appartenance de l’individu, son insertion dans la vie du monastère qui supposent compromis, renoncement, soumission personnelle au modèle communautaire. Ces deux principes ne peuvent s'accommoder de recettes préétablies ou de normes efficaces par elles-mêmes. La tension ne se résout pas par l’imposition méthodique d’un schéma de pensée, en insistant, au nom de Dieu et de la vocation monastique, jusqu'à ce que la personne plie par soumission au modèle de vie présenté comme idéal. On ne peut soumettre les candidats avec l'autorité de la "patris potestas" et leur faire admettre des formes et des valeurs d’une spiritualité idéalisée et d’une culture du passé, en allant jusqu'à kidnapper leur psychisme et leur faire enfin croire qu'ils acceptent librement une idée arrêtée de la vie monastique ; cette conviction qui persiste en de nombreux monastères et chez beaucoup de responsables de la formation peut conduire des personnes sérieuses et convaincues à abandonner la vie monastique. Il est aujourd’hui nécessaire de prendre un autre chemin. Une orientation beaucoup plus attentive, complexe et respectueuse, je dirais, plus réfléchie, qui permette au candidat une évolution raisonnable, une connaissance et transformation de soi qui lui permette de fonder sur un terrain sûr une décision raisonnée, l’effort renouvelé de se consacrer au service de Dieu à la suite du Christ au sein d'une communauté bénédictine déterminée. Le monastère doit être un lieu pour découvrir et guérir les blessures profondes de chacun – comme le dit la Règle, plutôt qu’un lieu où se pratiquent des observances déterminées, qui tiendraient lieu pour les moines de critère de fidélité et d’attitude spirituelle profonde. Pour arriver à une vraie " conversatio morum " il faut absolument un dialogue fraternel, profond, intelligent, confiant et respectueux sans que le responsable ou n’importe quel autre moine prétende jouer au psychologue amateur ou être le maître qui impose des théories monastiques et des " observances traditionnelles ". Ces critères de formation provoquent, au moins, des réactions inconscientes chez le candidat. Il se sent catalogué selon une typologie humaine de manuel. Durant les premières années au monastère il se présentera comme un moine soumis et observant. Mais plus tard apparaîtra la réalité profonde de sa personnalité qui aura échappé aux " psychologues " et aux " maîtres " parce que ce candidat n’avait pas eu l’opportunité de se manifester dans un dialogue constructif, réaliste et sincère.
Je ne crois pas changer de sujet en insistant sur la relation fondamentale qui doit exister entre l’individu et la communauté, entre la personne et la structure monastique. Cette réflexion qui semble rejoindre notre sujet très indirectement est en réalité fondamentale. On ne peut résoudre le problème des relations entre la communauté monastique et le monde sans résoudre avant, dans le monastère même, d'une façon équilibrée, la tension qui existera toujours entre l’individu et la communauté, entre l’individu et le groupe humain.
La communauté et son l'environnement.
Dans le même sens entre en ligne de compte une réflexion ultérieure, non pas d’ordre psychologique mais philosophique, aussi importante pour élaborer son propre jugement sur le rapport entre la communauté et la réalité socioculturelle d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d'un discours spéculatif ; il s’agit de renouveler le rapport classique, fondamental entre ‘l'être’ et ‘l'avoir’: agere sequitur esse, comme on l’a répété pendant des siècles. Nous touchons à la racine profonde de tout individu et de toute communauté. De fait, le sujet humain, son être s'exprime dans ses actions et principalement dans ces manifestations que nous appelons connaître et aimer. En réalité, le vivant porte en soi d’énormes possibilités, il a la force de grandir dans tous les sens, de transmettre sa richesse intérieure. C'est justement au moment d'agir qu’il fait l’expérience de soi-même, dans le bien et dans le mal. Il jouit et il souffre. Quand il exerce une activité il s’enrichit et son être même se perfectionne. Au moment où la personne pense par elle-même, elle s'interroge sur le sens de ses actes, elle choisit son agir, c'est-à-dire qu’elle exerce sa liberté. C'est alors que se manifeste sa façon d'être et que ses actions modèlent et transforment sa personne. Mais l'action n’exprime pas seulement la potentialité de l'être, c'est sa réalisation même. Disons plutôt que ‘l’agir’ permet que ‘l’être’ se transcende soi-même, qu'il se dépasse, qu’il s'enrichisse - quoi que ce soit par une humble soumission à une activité personnelle, mais surtout dans l’effort pour suivre le Christ. En cas de sentiment non précisé ou ‘d’actuation’ erronée, la personne se détériore. De ce point de vue, on a corrigé récemment l’aphorisme traditionnel sur le rapport ‘être’ et ’agir’, en reconnaissant dans l’action non seulement un résultat nécessaire de l’être mais une efficacité profonde sur l'être même.
Pour que le rapport en ‘être’ et ‘agir’ soit dynamique et constructif on ne saurait fixer d’une façon mécanique et définitive l’agir du sujet en déterminant toutes ses actions une fois pour toutes. À l’intérieur d'une communauté monastique, un espace de mobilité est nécessaire pour éviter les ruptures. L'acte personnel peut être aidé, orienté, pédagogiquement instruit, mais pas étouffé. Sans une action interpersonnelle sincère et profonde c’est impossible.
Le rapport entre le ‘monastère’ et le ‘monde’ ne sera jamais être résolu tant qu'il n'existe pas une souplesse et compréhension entre les membres de la communauté et tant que la tension entre l’individu et le groupe, entre la personne et la structure, n'est pas suffisamment équilibrée.
Le rapport entre ‘monastère’ et ‘monde’ est un équilibre impliquant une conversion continue. Les personnes changent, les situations se modifient, l'histoire ne se répète jamais exactement.
Le rapport entre le ‘monastère’ et le ‘monde’ est analogue au rapport entre le moine et sa communauté. Une tension ne se résout jamais si elle réclame une conversion constante. Une tension qui, d'une part, exige de connaître parfaitement les forces du monastère et ses possibilités et, d’autre part, d'être très au courant du contexte humain, socio-religieux et économique dans lequel nous vivons. En réalité, cela demande un examen continu à partir d'une base fondamentale : reconnaître que notre façon de penser et d’agir peut toujours être améliorée et que, pour l’améliorer, il faut être intelligemment disponible et savoir accueillir de nouveaux points de vue, de nouvelles expressions culturelles, de nouveaux modes de penser, tout en étant capable de définir justement le noyau de la bonne tradition monastique. Sensibles à ces exigences, nous pourrons parvenir avec succès à nous maintenir en lien avec l’Église grâce aux valeurs culturelles et spirituelles, et à être présents au monde sans faire partie, comme un ferment positif, sans participer de ce ‘monde’ éloigné de Dieu et contraire à la dignité humaine. Nous serons disposés à assumer le caractère missionnaire de l’Église et, par notre activité qualifiée, être des modèles dans une société aujourd’hui complexe et difficile.
Pour terminer je dirais que le rapport entre ‘monastère’ et ‘monde’ devrait être l’objet d’une décision arrêtée par chaque monastère. Cela pourrait d’ailleurs rendre service pour orienter les candidats à la vie monastique, pour leur présenter un certain genre de vie : pas seulement une communauté priante, mais aussi une communauté qui travaille sérieusement, où chaque membre s’investit dans un travail qualifié, comme artisan ou comme intellectuel, avec tout le poids de responsabilité et d’engagement que cela exige. Privilégier une activité qui fasse sentir au moine, au long des étapes de sa vie, sa responsabilité communautaire et lui rappelle le devoir religieux, ecclésial et social de sa présence au monastère.
Nous arrivons par un autre chemin à la même conclusion : l'urgence de donner aux moines une formation sérieuse et adéquate qui leur permette d’offrir à la société un savoir historique, biblique, théologique et humaniste, articulé et fondé, savoir qui baisse actuellement, y compris chez les chrétiens de notre pays. Une formation sérieuse dans l’exercice d’un travail artisanal qui requiert de s’y adonner avec persévérance.
Une communauté de personnes formées, de moines compétents, exerçant dans l’humilité et la responsabilité un travail professionnel ou des recherches scientifiques, soutenus par un même projet commun et partagé, avec un sens de la qualité dans leur ouverture au monde. Dans une telle orientation communautaire, le rapport " communauté-monde " demeurera certainement en tension continue mais il suscitera presque spontanément, si la communauté vit fortement son unité, une interaction profitable et efficace pour la société alentour, qui laissera l’ empreinte d’une présence positive, qualifiée, humaine et religieuse dans le monde d’aujourd’hui. Seule une communauté pacifiée, qui cherche dans le consensus une orientation définie, et capable d’un accord sur sa mission et son activité à l’extérieur, pourra résoudre de façon dynamique la tension persistante entre le monastère et le monde.
Pius-Ramón Tragan, OSB, moine de Montserrat
Le Père Pio Tragán, né en 1928, a fait profession à l'abbaye de Montserrat, Espagne, en 1949. Il a été Recteur de l'Athénée Saint-Anselme, Rome, de septembre 1990 à juillet 1997. Le second volet annoncé par le Père Pio a été traité dans une autre conférence.
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