Mectildes VILAÇA CASTRO, osb, Belo Horizonte, Brésil
Conférence donnée à l'Assemblée des moniales de la Congrégation brésilienne, en mai 1999.
1. Le thème, ou mieux, la problématique qu'il m'incombe de traiter devant cette Assemblée de moniales, est celle de l'équilibre entre la prière et le travail, du ora et labora qui est devenu comme la devise de notre ordre. Elle a son origine dans un apophtegme d'Antoine, puis elle passe dans la Règle bénédictine. Saint Benoît légiférant dans ce sens, elle a été vécue et transmise tout au long des siècles.
Évoquant ces éléments essentiels - colonnes de notre quotidien, déjà assez connus - je dois m'arrêter sur le terme qui les unit : « équilibre ». Il y a déséquilibre quand des forces s'opposent, l'une essayant d'annuler ou d'annihiler l'autre. Je crois que ce que l'on trouve dans nos monastères, c'est seulement un certain déséquilibre, une tension entre ces deux forces. Il est indéniable que l'homme, par sa nature terrestre et déchue, attiré par le monde qui l'entoure, se sent plus naturellement enclin au travail qu'à la prière. La prière devient un labeur pénible ; mais le travail perd de sa valeur lorsqu'il est déconnecté de son axe fondamental, le Dieu Créateur, qui, comme Rédempteur, lui confère une nouvelle dignité (cf. GS 22).
2. Dans la sainte Règle, nous voyons saint Benoît préoccupé d'établir en tout l'harmonie et la paix « pour que, en tout, Dieu soit glorifié » (RB 57, 9).
Cela touche la question de la discrétion, du discernement, de la juste mesure. Sans aucun doute, la discrétion est une des grandes caractéristiques de notre Père saint Benoît, bon héritier des Pères du désert, du monachisme des origines.
Cet idéal de la discretio ne serait-il pas un but à atteindre dans la formation de tout moine, de toute communauté, pour qu'elle soit véritablement bénédictine ? Ce serait sans doute l'un des meilleurs services et un témoignage à donner au monde d'aujourd'hui, déchiré par des forces antagonistes, matérialistes, violent dans bien des domaines et secteurs de la vie. On ne peut nier que c'est aussi un monde en recherche d'équilibre entre des contraires, mais souvent démuni de la seule clef capable de tout tenir ensemble, Dieu.
Dans la RB, nous rencontrons souvent les verbes discernere - discerner, temperare - tempérer, et le substantif mensura - la mesure. Ce mot, plus souvent employé en référence à la nourriture, aux vêtements, à la discipline, aux résolutions de carême, révèle combien l'homme est enclin à perdre le sens de la juste mesure.
Mais c'est surtout au chapitre 64 de la Règle que saint Benoît aborde notre sujet, à partir du verset 7, quand il donne des orientations à l'Abbé dûment établi. En tant que « digne dispensateur de la maison de Dieu » il devra rechercher l'équilibre entre des contraires :
- « servir plutôt que régir », car c'est seulement ainsi qu'il présidera dans un esprit de service ;- « savoir où puiser les leçons nouvelles et anciennes », pour ne tomber ni dans le conservatisme ni dans le modernisme ;
- « faire prévaloir la miséricorde sur la justice à l'imitation de Notre Seigneur » ;
- « haïr les vices mais aimer les frères », ainsi la personne sera magnifiée et sauvée ;
- « se faire aimer plutôt que craindre » pour que ne prévalent pas chez les frères et dans la communauté la peur ou l'infantilisme qui empêchent l'épanouissement d'un être libre ;
- « dans la correction même, agir avec prudence et charité, éliminer les vices, être prudent et circonspect en tous ses ordres, accomplissant tout avec discernement et modération. »
Saint Benoît conclut : « Imitant cet exemple et d'autres semblables de la discrétion, cette mère des vertus, qu'il tempère tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas. Par-dessus tout, qu'il observe tous les points de la présente Règle. »Cette dernière tâche d'un Abbé, d'un supérieur monastique, est certainement la plus difficile : il s'agit de tempérer des forces qui s'opposent. Mais ne l'oublions pas, cette tâche échoit à toute la communauté, avec à sa tête l'Abbé et ses auxiliaires immédiats, rechercher l'harmonie et la paix monastique.
3. Cependant, c'est dans le chapitre 48 de la Règle que saint Benoît traite plus à fond de l'emploi du temps du moine. Le chapitre commence par la célèbre phrase attribuée à Évagre le Pontique : « L'oisiveté est ennemie de l'âme. » Que le moine indécis ne tombe pas dans la nonchalance, il se perturberait lui-même ainsi que la communauté.
Ayant déjà établi en de précédents chapitres le temps et le déroulement de la prière liturgique, de l'Opus Dei auquel « rien ne doit être préféré », saint Benoît s'occupe des deux autres tâches du moine : le travail, labor manuum, et la lectio divina. Dans la Règle, le travail manuel comprend l'artisanat, les travaux domestiques et l'hospitalité. La Règle ne parle pas du travail intellectuel. De fait, commente dom Butler, le travail intellectuel ne se trouve pas dans la perspective de saint Benoît, bien que l'abbaye de Lérins, un siècle auparavant, fût déjà un centre de vie intellectuelle intense. Sous l'influence de Cassiodore les études et la vie intellectuelle entrèrent dans les monastères bénédictins. Dans le monastère qu'il fonda à Vivarium, Cassiodore créa en effet une école du savoir où les écrits patristiques et classiques - et même la littérature séculière - seraient étudiés, appréciés, transcrits (travail des copistes), et conservés1.
Saint Benoît fixe cependant pour son monastère un temps considérable, trois ou quatre heures par jour, pour la lecture de la Sainte Écriture et des Pères de l'Église. Il a une bonne connaissance de la Bible et des Pères latins, et, au dernier chapitre de sa Règle, il encourage les moines à lire toute la Bible, l'Ancien et le Nouveau Testament : « Est-il une page (...) qui ne soit une règle très sûre pour la conduite de notre vie ? Ou encore, quel est le livre des saints Pères catholiques qui ne nous enseigne le droit chemin pour parvenir à notre Créateur ? » La lecture de Cassien est recommandée - les Conférences et les Institutions - les Vies des Pères, la Règle de saint Basile, toutes ces œuvres « instruments de vertus pour moines vraiment bons et obéissants » (RB 73). Il s'agit certainement d'une lecture « sage », attentive et recueillie, accessible à toutes les intelligences, des nobles, paysans et barbares, cultivés et ignorants. Ainsi est proposé aux moines un type de culture plus empreint de sagesse que de savoir livresque.
Outre Cassiodore, auquel nous nous référons, l'autre grande influence, quant aux études intellectuelles, fut celle de saint Grégoire le Grand, quand se multipliait déjà la tendance à conférer les saints ordres aux moines. Il réprimande un Abbé lorsqu'il s'aperçoit que ses moines ne consacrent pas de temps aux études2.
Quant à l'organisation de la journée, en ce qui concerne la lecture et le travail, la Règle bénédictine détermine des temps fixes, qui varient selon les saisons, horaire d'hiver et d'été - et selon le temps liturgique, Carême et Pâques. Il nous est difficile d'évaluer avec précision cette répartition du temps. Ceux qui étudient la Règle en font une approche quelque peu mathématique et globale. On ne sait pas exactement le temps destiné aux repas et le temps qui était indispensable aux moines pour leurs divers besoins personnels. En tous cas, on observe une répartition équilibrée entre le temps de prière et le travail, étant donné que pendant le carême le temps dédié à la lectio divina augmente, tandis qu'en hiver le temps consacré au sommeil diminue, vision et flexibilité de saint Benoît. Si en ce temps, la vie des monastères ruraux était si simple et limitée, au cours du Moyen Âge et après le Moyen Âge nous notons des transformations de plus en plus grandes. De nos jours elles sont même violentes, - ce qui nous laisse anxieuses et sans voix.
4. Aujourd'hui, nous sommes appelées à vivre nos valeurs monastiques dans un monde accéléré par la technique et par la nervosité des grandes villes, dans le monde cruel de l'économie, où l'avoir est plus important que l'être, et où la consommation est signe de richesse et de puissance, dans un monde de personnes traumatisées psychologiquement par les familles déstructurées et leurs conséquences. C'est aussi un monde qui nous apporte des valeurs, fruits du développement scientifique, technologique et culturel dans tous les domaines. Le monde de la promotion de la femme qui nous touche de près.
Nous avons la chance de vivre dans une Église de plus en plus consciente de sa mission bien qu'au milieu de contradictions, travaillée par l'Esprit Saint comme un vrai renouveau.
Si aujourd'hui le travail est plus pesant dans nos communautés qu'en d'autres temps, au détriment de la qualité de notre prière et de notre vie monastique, nous savons que dans d'autres contextes, la Pax monastique fut une lutte de toutes les époques.
Nous le voyons à l'insistance des Pères du désert quand ils parlent de l'importance de la prière. Ils disaient que « la prière est le miroir du moine », de son être profond, de sa vie, de son travail et aussi que « la prière est l'épouse du moine » avec laquelle il doit former un être unique, avec laquelle il doit s'identifier et ne se permettre aucune infidélité. S'il travaille et ne prie pas son travail est perdu, ce ne sera plus un travail d'Église, un travail monastique et spirituellement constructif. On ne peut attendre du moine qui ne prie pas, ou qui prie mal, un service utile du Règne de Dieu. D'autre part , les Pères combattaient les Messaliens qui rejetaient le travail afin de réaliser le « priez sans cesse3 ».
Quant à la relation entre travail et liturgie, le Père Michel Cuënot, auteur contemporain, fait une excellente étude biblique du chapitre 2 de la Genèse. En voici le résumé : le Seigneur confia à l'homme et à la femme la responsabilité de cultiver et d'entretenir le jardin du paradis. Avant de s'arrêter pour philosopher, l'homme apprend à travailler la terre et établit une relation existentielle avec cette dernière. Appelés à collaborer librement au dessein du Créateur, l'homme et la femme éprouvent la tentation de se noyer dans cette tâche pour satisfaire leurs besoins égoïstes. Déjà apparaissait l'image de notre société matérialiste de consommation. Or, l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, avait vocation de faire de ce service-culture un service-culte du Seigneur : servir la terre par son travail et servir le Seigneur par son action de grâce, deux pôles nécessaires à une activité totalement humaine. Et quand l'homme ne lève plus les yeux vers Celui qui habite les cieux, il devient serviteur-esclave et esclavagiste de ses frères4.
Cela nous ramène à notre liturgie, à faire de notre vie, de notre travail, un culte agréable à Dieu, une liturgie qui soit véritable célébration de la vie et pas seulement louange rituelle.
Liturgie - Eucharistie et Opus Dei - lectio divina et oraison personnelle, se complètent. La lectio sans la liturgie court le risque de subjectivisme, de perte de l'objectivité sacramentelle ; la liturgie sans lectio s'épuisera, tombant dans le ritualisme.
Le travail d'esclave que nos ancêtres ont vécu et qui est encore pratiqué de nos jours sous des formes diverses, nous a donné, à nous, Sud-Américains, une conception dépréciée du travail manuel, surtout le plus humble. Ce fut aussi le fait d'autres hommes qui ont aussi connu l'esclavage en d'autres temps, voilà pourquoi les règles monastiques insistent tant sur l'humble travail des moines.
En tout cas nous devons revaloriser le concept du travail - qu'il soit manuel ou intellectuel - en tant que culte rendu à Dieu et service de nos frères. Telle est la proposition du monastère : qu'aucun travail de quelque nature que ce soit n'y soit dévalorisé ou surestimé. Ce qui nous intéresse c'est la double dichotomie, à Dieu et aux frères, rendue possible seulement par une conversion et une incessante prière. Il est vain de se lever à l'aube ou la nuit, de retarder l'heure de son repos pour gagner son pain dans le labeur de ses mains, ce pain que Dieu accorde à ses bien-aimés quand ils dorment5.
« Quand ils dorment », cela nous amène à la confiance filiale de celui qui a besoin de dormir, de se reposer, de jouir de « vacances », de « loisir » de vacare Deo dans une juste mesure et selon ses besoins. Combien d'entre nous s'y refusent par ascèse ou par générosité ! Nous ne pensons pas qu'en obéissant à ce rythme nécessaire à notre nature, non seulement nous obéissons à Dieu, nous sommes plus humbles, mais aussi nous servons mieux notre communauté.
En conclusion
Nous entrons au monastère portant tout un héritage de notre famille, de notre milieu, d'expériences personnelles chargées de valeurs négatives et positives. Nous portons en nous la réalité du péché, de nos passions, de nos erreurs et de nos ignorances. Mais aussi une vie chrétienne, souvent reçue de nos parents et alimentée de vie religieuse, d'où nous fûmes appelées à la vie monastique. Nous arrivons au monastère prêtes à tout, à nous convertir, à accepter d'être corrigées, à changer nos manières de voir, nos habitudes, à façonner nos passions pour qu'elles se transforment en vertus. Nous convertir pour mener une vie communautaire, solidaire, « guidées par l'Évangile » à la suite de saint Benoît. Donc, une vie exigeante. Et, dans cette École du Service du Seigneur, le genre de vie est de vivre une continuelle conversion des habitudes. La question que nous nous posons est la suivante : est-ce que nous restons fidèles ? m
Mère Mectildes Vilaça Castro est née le 11 novembre 1924 ; elle a fait profession le 3 mai 1958 à l'abbaye N.-D. de Grâce de Belo Horizonte, Brésil. Elle a été Abbesse du monastère N.-D. du Mont d'Olinda (fondé par Belo Horizonte en 1963) de 1974 à 1997.