† Sœur Véronique Dupont, osb
Abbaye Notre-Dame de Venière (France)
Sainte Macrine
« Toute sa vie fut liturgie »1
La vie de sainte Macrine
Grégoire de Nysse écrit la vie de Macrine (VSM)2 au plus tôt vers 380, au plus tard en 383, au sommet de sa carrière, aux plus belles heures de son rayonnement spirituel. Ce texte, contemporain de la Grande Catéchèse3, est le versant spirituel des vérités de la foi ; il en est l’illustration. On connaît l’occasion immédiate de la rédaction de ce texte : au cours d’un voyage qu’il fit en Arabie, afin d’y rendre compte des décisions du premier concile de Constantinople (381), Grégoire rencontre un moine, Olympios, auquel il parle avec émotion de la mort récente de sa sœur. Séduit, Olympios demande à Grégoire de mettre ce récit par écrit pour qu’il serve d’exemple aux moines et aux moniales.
Une liturgie eucharistique
Grégoire présente la vie de Macrine comme une liturgie eucharistique : Macrine prépare le pain, oint les mains pour les choses sacrées, offre les autres, et elle-même fait mémoire des magnalia Dei, appelle la sanctification (épiclèse), et meurt pendant l’eucharistie du lucernaire. Cette forme de mort, fin de prière et fin de vie, est un lieu commun tout à fait habituel dans les récits chrétiens de ce temps4.
Macrine prêtait ses mains au service liturgique (VSM 5, p. 159) ; qu’est-ce à dire ? Peut-être préparait-elle le pain eucharistique comme beaucoup de vierges de son époque, ainsi que le précise le père Daniélou5? Elle le recevait sûrement dans ses mains, qui, de ce fait, étaient ointes (Christ) et donc consacrées pour toutes les occupations de la journée.
Quelles étaient les occupations de Macrine dans la journée ? « Méditer les réalités divines, prier sans cesse, chanter des hymnes jour et nuit, accomplir les tâches indispensables dont on se préoccupe en cette vie. Elle ne laisse pas aux esclaves et aux servantes le soin des travaux matériels » (VSM 11).
Le primat de l’Écriture
Macrine a été entraînée dès sa jeunesse à méditer les réalités divines. N’a-t-elle pas appris à lire et à écrire dans les Écritures? N’a-t-elle pas été instruite dans les Écritures? Tout ce qui, dans l’Écriture inspirée de Dieu, apparaît comme plus accessible au premier âge constituait le programme de l’enfant, avant tout la Sagesse de Salomon, et de préférence, dans ce livre, ce qui contribue à la vie morale. Elle n’ignorait rien non plus du psautier, et récitait chacune de ses parties à des moments déterminés de la journée ; en se levant de son lit, en se mettant au travail ou en terminant celui-ci, en prenant son repas ou en quittant la table, en allant se coucher ou en se relevant pour prier, partout elle gardait avec elle la psalmodie, telle une compagne fidèle qui ne fait pas un seul instant défaut. L’éducation de Macrine se fait entièrement par l’Écriture Sainte, et, à son tour, Basile, le frère cadet de Macrine, sera initialement formé par l’Écriture, d’où l’abondance de citations et de références aux textes sapientiaux dans les écrits de Basile. Pierre, le petit dernier (qui deviendra évêque de Sébaste) sera aussi formé de la sorte. Macrine l’élève et le fait accéder à la culture plus élevée, l’exerçant dès l’enfance aux sciences sacrées (VSM 12). Pour les Anciens, l’Écriture est une porte d’entrée dans la connaissance universelle. On y apprend à lire et à écrire, à comprendre, à découvrir l’histoire, les sciences naturelles, la cosmologie, les mathématiques, la médecine, la symbolique des nombres, et, plus que tout, la Sagesse qu’est le Christ. L’éducation de Macrine et de ses frères commence donc, lorsqu’ils sont encore petits, par l’étude des livres sapientiaux et du psautier. Macrine récitait le psautier en entier tous les jours : « Pas un seul instant il ne lui faisait défaut »6 ; qu’est-ce à dire sinon qu’elle le connaissait par cœur (mémorisation par le cœur). On lit cette même attitude dans la Lettre 107 de Jérôme au sujet de la petite Paula : « Que sa langue encore tendre soit imprégnée de la douceur des psaumes… Qu’elle apprenne en premier lieu le Psautier »7. De même dans la Règle, saint Benoît donne comme premier travail aux jeunes frères l’étude du psautier8. Mais la pratique scripturaire de Macrine ne s’arrête pas à l’Ancien Testament. Macrine vit la vie philosophique, or, le Philosophe, c’est le Christ. Cette vie philosophique menée à Annisa9 est la vie évangélique vécue dans son absolu. Elle rejoint les appels de saint Paul dans sa lettre aux Colossiens : « Rejetez tout cela : colère, emportement, méchanceté, injures, honteux propos, de votre bouche » (Col 3, 8), et de saint Pierre aux chrétiens : « Sanglez-vous tous d’humilité les uns envers les autres parce que Dieu s’oppose aux orgueilleux, mais aux humbles il donne sa grâce » (1 P 5, 5). La Vie de Macrine fait référence à de nombreuses autres citations de textes néotestamentaires semblables. Quant à la description qu’en fait Grégoire, n’est-elle pas, dans son style propre et caractéristique de cette époque, le signe du passage du vieil homme à l’homme nouveau (voir Col 3, 9-10) ? Quelques épisodes de la vie à Annisa nous sont présentés par Grégoire comme évangéliques, probablement pour bien établir le lien entre la vie monastique et la suite du Christ, l’imitation du Christ. Ainsi, un jour de famine, Pierre, le frère de Macrine, procure tant de provisions que la foule des visiteurs – attirée par la réputation de bienfaisance du monastère – « fit ressembler le désert à une ville »10 ; cela n’est pas sans évoquer la foule qui accourait auprès de Jésus, par exemple en Marc 1, 45, mais aussi lors de la multiplication des pains (Mc 6, 31-44) et lors des guérisons. Macrine accomplit elle-même de nombreux miracles (VSM 36). Grégoire veut ainsi montrer que l’idéal de la philosophie, c’est la perfection de la vie chrétienne, et que la poursuite de cet idéal est la poursuite non d’une abstraction, mais d’une personne : le Christ. Prier sans cesse, chanter la louange de Dieu est, pour Macrine et ses compagnes, son travail et son repos après le travail (VSM 11).
Travail/repos ; travail/détente ;
vaquer à Dieu, vacances en Dieu, repos en Dieu
Le labeur de la psalmodie et du chant des hymnes est source d’énergie, réfection. En ce sens, la vie à Annisa est une vie « angélique » car les anges louent Dieu sans cesse (VSM 12 et 15). Primauté toujours donnée à l’office divin. Macrine, malade, sachant que c’est la dernière fois qu’elle dialogue avec son frère, interrompt pourtant son échange spirituel (dialogue qui en fait une anamnèse des Magnalia Dei) (VSM 20) dès qu’elle entend le début du Lucernaire. Aussitôt, elle envoie son frère à l’Église, tandis qu’elle-même se réfugie auprès de Dieu dans la prière (VSM 22). À la fin de sa prière, elle se signe « et cessa tout à la fois sa prière et sa vie »11.
Trois célébrations
Plutôt que de relever toutes les traces de « liturgie » dans la vie de Macrine, regardons trois « célébrations liturgiques » : l’accueil d’un hôte, la mort dans le Christ, la liturgie des funérailles.
L’accueil d’un hôte
Lorsque Grégoire, évêque, arrive à Annisa pour voir sa sœur malade, le groupe des hommes (moines installés par Basile plus loin dans l’immense propriété familiale) va à sa rencontre tandis que le chœur des vierges, rangé en bon ordre auprès de l’église, y attend l’entrée de Grégoire. Grégoire entre, prie, donne la bénédiction aux vierges qui s’inclinent (VSM 16). De la même façon, lorsqu’un hôte arrive au monastère ou dans une fraternité basilienne, on commence par prier12. Cela, c’est une coutume déjà bien attestée au quatrième siècle en Orient. On la retrouvera plus tard dans la règle de saint Benoît par exemple13. Cette coutume devint universelle dans le monde monastique.
La mort dans le Christ
Plus Macrine pressent sa mort biologique proche (vers la fin de la journée, ce qui est là aussi un symbole), plus elle a hâte d’aller vers son Bien-Aimé (VSM 23). Son lit est tourné vers l’Orient. C’est à l’Orient que les premiers chrétiens plaçaient le paradis ; c’est de l’Orient que l’on attend le retour du Christ, mais aussi la venue des anges qui accueillent l’âme des justes et la conduisent au paradis de Dieu. Pacôme voit à l’Orient l’âme d’un frère emporté vers les anges. Macrine contemple vers l’Orient la beauté de l’Époux, les yeux incessamment posés sur lui. Jaillit alors dans son cœur et de ses lèvres sa prière. Tout en priant, Macrine trace une croix sur sa bouche, ses yeux, son cœur : protection de tout son être contre les démons. Puis elle manifeste le désir de dire la prière de l’eucharistie du Lucernaire, autrement dit la grande prière du soir. Elle le fait par gestes et dans son cœur, ne pouvant plus parler tant elle est fiévreuse. Cette prière s’achève par une signation tandis qu’en un profond soupir cessent sa prière et sa vie (VSM 25). Cette manière de nous présenter la mort de Macrine veut dire que toute sa vie était devenue prière, toute sa vie était devenue liturgie : liturgie au sens fort, large, non pas accomplissement de rites, mais inclusion de sa vie tout entière dans la liturgie. Cela ne signifie pas que tout ce que nous accomplissons dans la vie monastique est rituel, tant s’en faut, mais que rien n’est exclu de notre vie chrétienne : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 22-23).
La liturgie des funérailles
Un fait relaté par Grégoire montre que la liturgie imprègne toute la vie monastique. Lors de la mort de Macrine, on entonne des chants funèbres. Macrine avait bien fixé un temps pour les larmes (VSM 27), en prescrivant de pleurer au temps de la prière, mais elle avait bien notifié que ces larmes ne devaient être ni des gémissements ni des plaintes. Autrement dit, il y a un temps pour tout, un temps pour pleurer, un temps pour rendre grâce. Mais s’il y a un temps pour tout, cela ne veut pas dire que l’on peut tout faire n’importe comment. On peut exprimer sa peine dans la liturgie (cf. le chant des psaumes par exemple). Jésus aussi pleura. On pleure, mais on ne se plaint pas. Sous la direction de Lampadion, la maîtresse de chœur, les vierges psalmodient « car les psalmodies apaisent les gémissements », dit Grégoire de Nazianze14. On passe la nuit à chanter des hymnes, comme pour les martyrs. Ce trait liturgique signifie que la mort de Macrine est équivalente à celle d’un martyr, cela parce qu’elle a été fidèle jusqu’au bout ! C’est pour cette raison que la célébration d’un jubilé, voire les funérailles d’une moniale, sont une célébration plus grande que la profession monastique : la profession est grave, c’est une promesse pour l’avenir ; la mort d’une moniale, c’est la promesse accomplie. La psalmodie se chante en deux chœurs. Un chœur féminin : les moniales d’Annisa et les autres femmes (car une foule nombreuse vient, non sans troubler parfois la psalmodie), et un chœur masculin : les moines et les autres hommes. Ces chœurs chantent soit en alternance, soit ensemble, en un chœur « parfaitement homogène grâce à une mélodie commune à tous »15. Le convoi funèbre se met en marche vers la chapelle sise à environ un kilomètre et demi et dédiée aux quarante martyrs de Sébaste. Y reposent déjà les parents de la défunte. Le cortège est conduit par l’évêque Araxios, auquel Grégoire ouvre la route. De ce convoi, on sait essentiellement que la foule, très grande, était gênante : on mettra toute la journée pour accomplir ce petit parcours. Il s’agit d’une vraie procession liturgique (VSM 34), avec diacres, clercs inférieurs, céroféraires et autres. Pendant tout ce trajet, on psalmodie, comme les trois enfants dans la fournaise, d’une seule voix, d’une seule bouche (voir Dn 3, 51). Au moment de l’ouverture du tombeau, une vierge, puis plusieurs, se mettent à crier ; la confusion s’ensuit. Finalement Grégoire demande le silence, le chantre invite à la prière et le peuple se recueille. Comme les vierges sages (Mt 25), le cortège va à la rencontre de l’Époux, le visage de Macrine est déiforme. Pour l’ensevelissement (VSM 35), notons une coutume biblique pratiquée alors : afin que l’on ne découvre pas la nudité des parents (morts depuis très longtemps !) – les grecs répugnaient à voir de tels spectacles –, on recouvre leurs corps (ce qu’il en reste !) d’un linceul neuf16 et l’on dépose Macrine près de sa mère, selon leur volonté commune. La vie de Macrine est une ascension mystique vers le Christ. On trouve les mêmes « échelons » spirituels dans la Vie de Moïse17, même s’ils sont présentés ici sous une autre forme.
Les miracles accomplis par Macrine
Dans l’épilogue (VSM 39), saint Grégoire fait allusion à de nombreux miracles accomplis par Macrine, miracles de diverses formes : guérisons de maladies, expulsions de démons, allusion à un miracle opéré au temps de la famine ; mais il ne raconte pas en détails tous ces miracles, pensant que la sainteté de sa sœur est déjà bien établie sans qu’il soit la peine d’en rajouter. Ainsi, au cours du récit de la vie de Macrine, seuls deux miracles sont rapportés, l’un concerne Macrine elle-même, l’autre, un petit enfant, ce second miracle étant la base, pour Grégoire, d’un enseignement philosophique (c’est-à-dire monastique). Ces miracles ne sont pas choisis au hasard par Grégoire. En effet, si l’on rappelle des miracles, dans une Vie, c’est pour montrer la similitude entre le saint ou la sainte et le Christ. Les miracles sont donc choisis selon le critère rigoureux de la référence scripturaire ; ici : guérison d’un aveugle et onction dans la foi.
Le miracle concernant Macrine
Ce miracle est mis en lumière après le décès de Macrine, alors que Grégoire et Vetiana, l’une des vierges d’Annisa, vont recouvrir le corps de Macrine. En effet, Vetiana raconte alors à Grégoire que sa sœur avait autrefois une grave tumeur au sein et refusait de se faire soigner malgré les injonctions de sa mère. Lorsqu’elle était en prière dans le sanctuaire, elle fit de la boue avec ses larmes et la déposa sur la tumeur. Sa mère insistant toujours pour qu’elle se fasse soigner, Macrine l’invita à faire le signe de la croix sur son mal ; ce qu’elle fit. La tumeur disparut, laissant juste une petite marque pour être « un mémorial de l’intervention divine, un sujet et un motif d’incessante action de grâces envers Dieu »18. À travers ce récit apparaît la profondeur de la foi de Macrine. La structure même de ce texte n’est pas sans rappeler les guérisons évangéliques opérées par Jésus : « Va, ta foi t’a sauvé » (Mt 9, 22).
Le miracle de l’enfant du militaire
Le récit de ce miracle est merveilleux (VSM 37-38), car il fait sans cesse le va-et-vient entre la vie philosophique et la maladie de l’enfant d’un militaire. En effet, ce militaire et sa femme se rendirent à Annisa dans le but de voir Macrine et de visiter le monastère. Ils y amenèrent leur petite fille qui souffrait d’un œil par suite d’une maladie infectieuse. Le militaire visite le monastère des hommes (dirigé par Pierre, le frère de Macrine et de Grégoire), tandis que son épouse visite le monastère des femmes (dirigé par Macrine). Au moment de leur départ, en signe d’amitié, ils reçoivent l’invitation – chacun dans leur monastère respectif – de prendre part à la table philosophique. La petite fille est avec sa mère. Macrine la prend sur ses genoux, remarque son mal et promet à sa mère une récompense puisqu’elle est venue à la table philosophique. Elle lui donne un collyre pour guérir les maladies des yeux. Après ce banquet, le couple repart chez lui et, en cours de route, ils s’aperçoivent qu’ils ont oublié le collyre ; au même instant, ils découvrent que l’enfant est guérie. La maman comprend alors que le vrai collyre, c’est la prière, remède divin. Le militaire prend alors l’enfant dans ses bras et se rappelle tous les miracles de l’Évangile ; leur foi les a sauvés. Ces deux miracles sont très évangéliques. Leur base commune est la foi. Ils sont rapportés dans un style volontairement imité des Synoptiques (voir Lc 4, 40 ; 7, 21).
La vie de Macrine est une course vers le Christ et avec lui
Ceci n’est pas sans rappeler le De instituto christiano attribué à Grégoire de Nysse19. Grégoire, et c’est tout dire du caractère de Macrine, compare sa sœur à un coureur qui arrive près du but, ayant dépassé son adversaire et annonçant déjà sa victoire, voyant la couronne du vainqueur et dirigeant son regard vers le prix de l’appel d’en haut. Macrine vit en athlète du Christ. Sa poursuite du Christ est libération progressive en vue de le voir (VSM 23). Le Christ est son Amant. Macrine éprouvait un divin et pur amour du Christ, son époux invisible. Elle nourrissait cet amour au plus intime de son être. Son cœur était tout animé par le désir de se hâter vers son Bien-Aimé pour être plus tôt avec lui, une fois libérée des liens du corps : « En vérité, c’est vers son amant que se dirigeait sa course, sans qu’aucun des plaisirs de la vie ne détourne à son profit son attention »20. (La paternité de saint Grégoire de Nysse n’est pas certaine.)
Fascinée par le Christ, elle contemple en lui la beauté de l’Époux et elle tient les yeux incessamment fixés sur lui. Elle meurt comme elle a vécu, « vêtue comme une fiancée » parée pour son époux21. Resplendissant de lumière, même dans un vêtement sombre, Macrine est revêtue de Lumière, comme Adam et Ève à l’origine, avant l’aventure des tuniques de peau. Comme le Christ, Macrine vit pour Dieu (Rm 6, 10). Macrine est devenue Lumière, comme son Créateur. Sa vie n’a été qu’une ascension vers le Christ. Le but de la course, un visage : celui du Bien-Aimé.
Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu !
Pour conclure, disons que la vie de sainte Macrine est un progrès constant, une célébration permanente. La poursuite de l’idéal philosophique est une ascension mystique : en effet, se libérer des passions, c’est-à-dire les maîtriser, c’est être crucifié avec le Christ, clouer sa chair par la crainte du Christ ; c’est purifier son âme afin qu’elle soit trouvée sans tache devant Dieu (VSM 24) et accueillie par lui. Les valeurs mises en évidence par la vie philosophique sont aussi : la virginité, la pauvreté (la « pauvreté, nourrice de la philosophie »22 écrira saint Basile), pauvreté qui est renonciation à une carrière, aux habitudes de luxe, et volonté délibérée d’égalité avec les pauvres, d’où le sens profond du travail ; toutes ces valeurs n’étant pas une fin en soi. Le but, c’est le Christ. Aussi s’achemine-t-on vers lui dans la vie « immatérielle » appelée aussi vie angélique. Qu’est-ce à dire ? Les anges sont ceux qui voient sans cesse la face de Dieu ; par la contemplation Macrine vit dans la société des anges, « cheminant dans les hauteurs avec les puissances célestes »23. Depuis que le Christ s’est assis à la droite du Père, dans son humanité ressuscitée, les hommes sont devenus citoyens des cieux : ils sont montés au ciel avec le Christ, ils sont nés à la vie nouvelle. Ceci est une vérité ontologique et non pas morale. Le baptême en a fait des habitants du ciel : « Dieu nous a ressuscités et nous a assis avec le Christ dans les régions supra-célestes » (Ep 2, 6). Nous y sommes, nous sommes concitoyens des anges, nous avons droit de cité dans le ciel. Notre appartenance à la cité céleste nous libère ontologiquement de l’emprise de la cité terrestre pour nous placer sous une autre juridiction, dans un corps politique. Mais, nous sommes encore sur la terre ! Oui, c’est vrai, mais nous ne sommes plus sur la terre, « nous sommes des étrangers sur la terre » (He 11, 13). Par le sacrement, le mysterium, les réalités du ciel viennent se communiquer dans le sensible, prendre place dans le temps, grâce à quoi nous ne sommes pas transportés au ciel par extase, comme Plotin, mais ontologiquement.
Concitoyens des anges, cela veut dire affrontement au démon, l’ange tombé, l’ange dont la jalousie ne manque pas de s’exercer sur ceux qui sont devenus concitoyens des anges, d’où la place du combat spirituel qui est une réalité devant laquelle il ne faut pas se voiler la face. Tant qu’il y aura des moines, des moniales, ils lutteront contre les démons, quelle que soit la forme que ces démons puissent prendre selon les époques. La vie monastique n’est pas simple retour au paradis, elle est entrée dans la cité des anges, dans le royaume du Christ où tout est restauré, où l’ordre est rétabli. Peu à peu tout l’être du moine, de la moniale, est déifié comme le fut l’être de Macrine. Tant que nous sommes encore sur la terre, nous participons à la croix du Christ et en même temps nous exultons avec les anges. Nous vivons dans les deux mondes à la fois. La mission du monachisme dans l’Église est de tenir ouverte la porte de communication entre le ciel et la terre, porte par laquelle les anges entrent et sortent, porte par laquelle l’Église assiste et participe à la liturgie et à la vie de la cité céleste.
1. Cet article a paru, sous une forme légèrement différente, dans « Liturgie », n° 124, mars 2004, p. 23-35. (Reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction de cette Revue et de la communauté de Venière.) Conférence donnée à Koubri, en la fête de tous les Saints, 1er novembre 2003 ; à la mémoire de Mère Marie Hamel et de sœur Joséphine Balma.
2. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, « Sources chrétiennes » 178, Cerf, Paris, 1971.
3. Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, « Sources chrétiennes » 453, Cerf, Paris, 2000.
4. Voir Grégoire de Nazianze, lors du décès de son père, de sa mère et de sa sœur Gorgonie.
5. Jean DANIÉLOU, « Le ministère des femmes dans l’Église ancienne », La Maison-Dieu 61 (1960), p. 88. www.patristique.org, page 2.
6. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 3, p. 151.
7. Grégoire de Nysse, Ibidem 8. Saint Jérôme, Lettres, t. 5, 107, 4, CUB, Paris, 1955, p. 147.
8. Saint Benoît, Règle 48, 10.
9. Annisa est le nom du domaine familial, proche de Néocésarée, où Macrine fonde un couvent en 341. www.patristique.org, page 3.
10. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 12, p. 185.
11. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 25, p. 227. www.patristique.org, page 4.
12. Basile de Césarée, Règles monastiques, PR 312.
13. Benoît, Règle 53, 4. www.patristique.org, page 5.
14. Grégoire de Nazianze, Discours funèbre pour son frère Césaire, 7, 15, dans Discours 6-12, « Sources chrétiennes » 405, Cerf, Paris, 1995, p. 219.
15. Grégoire de Nysse, i, 33, p. 249. www.patristique.org, page 6.
16. Voir Gn 9, 25 ; Lv 18, 7.
17. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, « Sources chrétiennes » 1ter, Cerf, Paris, 1968.
18. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 31, p. 247. www.patristique.org, page 7.
19. Grégoire de Nysse, Écrits spirituels, Migne, Paris, 1990, p. 61-100.
20. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 22, p. 215-217. www.patristique.org, page 8.
21. Grégoire de Nysse, Vie de sainte Macrine, 32, p. 247.
22. Basile de Césarée, Lettres I, 4, CUF, Paris, 1957, p. 15. www.patristique.org, page 9.