Dom Ruberval Monteiro, osb
Monastère de la Résurrection, Ponta Grossa (Brésil)
Professeur de langage symbolique, art et liturgie,
à l'Institut liturgique pontifical de Saint-Anselme

Au fil de l’histoire,
« Marie a gardé ces choses dans son cœur  »
(Luc 2, 19)

 

Une image silencieuse qui parle

Les images sont souvent considérées comme la « décoration » d’une église, d’un monastère, d’une maison, de n’importe quel espace. Au contraire, tous les éléments sont en communication continue : rien n’est neutre  ! Même le vide des murs blancs a un effet sur nous, enfants du minimalisme, qui n’est pas toujours positif. Les premiers chrétiens utilisaient abondamment les images pour communiquer leur contenu symbolique, qui ne pouvait pas être traduit en concepts. Une fausse théorie très répandue a fait croire que les préceptes aniconiques de la tradition hébraïque empêchaient les premiers chrétiens d’utiliser des images. Au contraire, des études sérieuses1 et des découvertes archéologiques ont montré comment, à l’époque gréco-romaine des premiers siècles de notre ère, où la communication se faisait par le biais d’images, tant les hébreux que les chrétiens, influencés par les premiers, les utilisaient au service de leur foi et de leur culte2. Ils transmettaient un accès expérientiel et non théorique à l’ineffable mystère. Dans ce bref article, nous examinerons un module iconographique qui a été utilisé tout au long du premier millénaire et qui est toujours d’actualité.

ArtLiturgie1Le sarcophage de Pignatta (Ve siècle), trouvé à Ravenne, porte sur son côté le plus court, la figure primitive d’une splendide Annonciation : Marie est représentée assise sur une sorte de trône, à gauche, presque entièrement enveloppée d’un large manteau, et s’adonne à l’art de tisser un fil dressé verticalement. Devant elle, à droite, l’ange est debout, légèrement incliné vers le centre, avec des ailes majestueuses qui créent une sorte de mandorle ; sa main droite semble tenir un rouleau ou un bâton de voyageur (les figures sont très détériorées) et pointe la main levée de Marie, tandis que sa gauche se dirige vers le grand panier d’osier contenant la laine teinte en pourpre. Le bras droit de la Vierge a disparu, mais le signe de sa main se déplaçant horizontalement vers l’ange subsiste.

La Vierge qui file la laine

Cette iconographie s’inspire de la tradition apocryphe selon laquelle Marie, à l’arrivée de l’ange Gabriel, filait de la laine pour tisser le nouveau voile du Temple de Jérusalem :

Quelque temps après, il y eut un conseil des prêtres et ils dirent : « Il faut faire une tente pour le Temple du Seigneur». Le grand prêtre ordonna : « Appelez-moi des jeunes filles sans tache de la tribu de David. » (...) Le grand prêtre se souvint de Marie, une jeune fille de la tribu de David, qui était sans tache aux yeux de Dieu. Les serviteurs allèrent aussi la chercher. Ils les firent toutes entrer dans le Temple du Seigneur, et le grand prêtre leur dit : « Tirez au sort qui filera l’or et l’amiante, le fin lin, la soie, l’hyacinthe, l’écarlate et la pourpre ». La pourpre véritable et l’écarlate échurent à Marie. Elle les prit et retourna dans sa maison. (...) Pendant ce temps, Marie prit la laine écarlate, la fila et en fit du fil.

Un jour, Marie prit sa cruche et sortit pour puiser de l’eau. Et voici qu’une voix dit : « Salut, pleine de grâce ! Le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes ». Elle regarda autour d’elle, à gauche et à droite, d’où venait la voix. Toute tremblante, elle rentra chez elle, posa la cruche, prit la laine violette, s’assit sur son tabouret et la fila (...) Marie acheva de travailler la pourpre et l’écarlate et l’apporta au prêtre. Et le prêtre la bénit en ces termes : « Marie, le Seigneur Dieu a glorifié ton nom, et tu seras bénie parmi toutes les générations de la terre »3.

ArtLiturgie2Ce fil apparaît très fréquemment dans l’art byzantin occidental et oriental, et ce n’est qu’après le Moyen Âge que ce détail a disparu de l’iconographie occidentale tout en restant dans l’iconographie byzantine. La question qui se pose est celle de la raison de ce détail non biblique et de la signification de sa répétition. La référence au texte des apocryphes ne suffit pas à justifier la représentation, car l’art paléochrétien ne cherche pas à montrer comment les choses étaient dans le passé (vision historique), mais leur signification dans le présent.

Ce petit signe est chargé d’un riche contenu. Filer la laine est un geste très ancien pour l’humanité  : les différentes fibres de la laine sont réunies en un seul fil, grâce au fuseau et au geste délicat des doigts qui contrôlent le nombre de fibres pour créer l’uniformité, qui est ensuite progressivement enroulé sur la bobine. Cette activité, très répandue chez les femmes de l’ancien monde préindustriel, est comprise depuis les premiers siècles par les chrétiens comme un symbole grandiose du mystère de l’Incarnation, dans lequel, dans le mouvement circulaire sacré du fuseau, la matière humaine, dans le sein de la Vierge Marie, devient le Verbe de Dieu fait chair. Elle tient dans sa main le fil impérial pourpre qu’elle a tissé : son travail sera désormais de devenir « le métier à tisser de la chair de Dieu », selon la métaphore de saint Proclus de Constantinople (+ 447). Sur le mystère de l’Incarnation, nous ne pouvons nous exprimer qu’avec des symboles, car les mots et les concepts humains en sont incapables. Le pape Benoît XVI l’a bien dit :

L’évangéliste Luc répète à plusieurs reprises que la Vierge a médité en silence sur ces événements extraordinaires dans lesquels Dieu l’a impliquée. « Marie gardait ces choses, les méditant dans son cœur » (Lc 2, 19). Le verbe grec utilisé symbállousa signifie littéralement « rassemblant » et suggère un grand mystère à découvrir peu à peu4.

ArtLiturgie3Au Moyen Âge occidental, l’iconographie du filage a cédé la place à une autre image très proche du geste artisanal de la création d’un fil : la psalmodie ! Marie tient le psautier dans ses mains et « unit » la Parole et la vie. Cette « jonction » nous fait comprendre que le mystère de l’Incarnation n’est pas quelque chose qui s’est produit une fois dans le temps, mais qu’il se poursuit tout au long de la vie, celle de la Vierge Marie, celle de l’Église et la nôtre, tout au long de l’année liturgique, qui nous apprend à réunir – sans rien exclure – toutes les fibres de notre histoire personnelle, communautaire et ecclésiale, pour créer un fil qui ira jusqu’à la pièce unique devant le Sancta Sanctorum. Le rideau ou le voile symbolise la révélation d’un mystère caché , le seuil de l’éternité.

Le travail artisanal de filage « symbolique » des événements historiques avec les psaumes, les prophètes et l’Évangile, poursuit le travail des Pères de l’Église, tissant l’histoire du salut avec leur contribution, aux confins du maintenant et du pas encore.

Le déroulement du temps liturgique nous unifie en tant qu’êtres humains intégrés, en nous-mêmes et avec les autres, dans la trame d’une histoire qui dépasse notre compréhension au fur et à mesure que le temps s’écoule. Célébrer les fêtes liturgiques avec attention, soin et amour est toujours une façon de sortir de nous-mêmes et de nous laisser emmener hors de nous-mêmes, afin de contextualiser notre propre parcours personnel dans un contexte plus large et donc encore plus vrai. Chaque fois que nous célébrons une fête ou une simple heure liturgique, ainsi que la récitation de prières qui marquent le tournant des jours dans nos vies, nous faisons l’expérience de faire partie d’un projet qui est plus grand que nos sentiments, nos émotions, nos désirs et nos frustrations. « La liturgie a une valeur thérapeutique pour tout ce qui, en nous, risque de nous replier sur nous-mêmes, de nous fermer des possibilités d’expansion et de croissance dans la vie. »6

L’iconographie de l’Annonciation primitive et médiévale se révèle, à la lumière de la grande Tradition, un symbole efficace pour contempler le Mystère christologique en lui-même, ainsi qu’une méthode pour une participation active à la célébration liturgique, véritable service divin pour notre unification en tant que, et avec le Corps du Christ. Après tout, suivant l’image symbolique, Dieu est lui-même le tisseur divin !

 

 

1. A. GRABAR, « Recherches sur les sources juives de l’art paléochrétien I », Cahiers Archéologiques XI, Paris, 1969, 58-71 ; A. GRABAR, Le vie della creazione nell’iconografia cristiana. Milan 1983, 5.

2. Cf. P. PRIGENT, L’image dans le judaïsme du IIe au VIe siècles, Labour et Fides, Genève, 1991, 23-42.

3. « Protovangelo di Giacomo » (X-XII), in Apocrifi del Nuovo Testamento, a cura di MORALDI, L., Unione Tipografico, Torino, 1971, 77-78. [Protévangile de Jacques, 10.1-12.1.]

4. Benoît XVI, Homélie pour la messe de la solennité de Marie Mère de Dieu et de la 41e journée mondiale de la paix, 1er janvier 2008.

5. H. PAPASTAVROUP, Le voile, symbole de l’Incarnation - Contribution à une étude sémantique, Cahiers archéologiques 41, Paris 1993, 141-168.

6. M. SEMERARO, La messa quotidiana, juillet, EDB, Bologne, 2015, 308.