Sœur Ainzane Juanicotena, ocso

Monastère de Quilvo (Chili)

Ce qui est le plus vivifiant
dans l’Ordre aujourd’hui

 

« Nous avons reçu un esprit de fils
et nous crions: Abba, Père ! »
(cf. Rm 8, 15)

 

Quilvo2017Tout ce qui est vivifiant est un cadeau immérité et le plus grand cadeau que j’ai reçu de l’Ordre, le plus vivifiant, c ’est le don de la filiation.
Comme tout don qui vient de la main de Dieu, nous le goûtons dans la conscience d’être pécheurs, pauvres, pardonnés et rachetés.

Accueillis quand nous revenons vers le Père, comme le fils prodigue (cf. Lc 15, 11-32), ou comme la fillette à qui il a dit : Talitha kumi (Mc 5, 41) ou comme Lazare sorti du tombeau (Jn 11, 44). Le Père nous accueille par l’entremise du Fils qui, en ses jours mortels, s’est exclamé: « Personne ne m’ôte la vie, je la donne librement » et qui, en souffrant, a appris à obéir (cf. Jn 10, 18 ; He 5, 8).

Or, nous vivons au cœur d’une crise globale dans laquelle la vie s’est engagée de manière quasi imperceptible vers une désolation effarante : un monde de guerre, de pandémie, de faim, de mort, de haine, un monde d’égoïsme extrême, désintégré et désintégrant.

Le monde des communications technologiques a aussi déployé ses ailes et les attractions sont instantanées, l’information est rapide, légère, abondante, variée. Nous ne parvenons pas à traiter tout ce qui est offert et d’autres propositions arrivent ; nous nous conformons peu à peu à une manière préétablie de comportement dans la société. Nous cessons de penser, de nous interroger sur ce qui est au-delà, et sur le pourquoi des choses, nous nous assoupissons, nous nous étourdissons dans la société en proie à la lassitude, nous devenons indifférents, nous perdons le goût de la vie, nous préférons n’avoir pas de problèmes, ne pas prendre de risques et nous nous fermons à l’idée que la vie se reçoit. Pourtant, en même temps, il y a au cœur humain un désir qui aspire ardemment et crie, cherchant la rencontre avec Dieu. Un désir qui reconnaît que nous avons reçu la vie et qu’à cause de cela, nous pouvons la transmettre, car personne ne donne ce qu’il n’a pas… et c’est seulement si nous la transmettons que la vie se maintient en nous et se répand vers les autres. Parce que nous sommes image et ressemblance de Dieu (Cf. Gn 1, 26) nous portons en nous-mêmes un sceau qui crie, aspirant à cette rencontre avec son Créateur, un mouvement continu nous habite qui va vers le point de rencontre entre Dieu et moi, à travers une relation entre un Tu et un Je. Par conséquent, notre vie est faite pour les autres et c’est seulement à travers les autres que nous pouvons nous rencontrer.

Concrètement, nous sommes appelés à regarder, à lutter pour la vie de Dieu et à la servir dans les autres, en chaque frère de communauté, avec cet optimisme anthropologique cistercien qui affirme énergiquement que le dernier mot sur l’homme ne sera jamais le péché mais le don de Dieu, le fait qu’il est à son image et sa ressemblance.

Que nous en soyons ou non conscients, chaque être humain porte en lui ce sceau parce que Dieu nous a créés et que nous sommes ses fils. C’est là le désir le plus profond du cœur humain, être pleinement en face de Dieu, adhérer à Lui en toute liberté.

La vie, commencée par un désir lancinant, située dans un espace et un temps concrets, l’aujourd’hui, commence à prendre forme à travers l’éveil de notre étroite relation avec Dieu, du don de la filiation que nous avons avec Lui. Filiation reçue à travers le Fils Jésus Christ qui a laissé son sceau imprimé en chacun de nous, en chaque atome de notre être, et en toute la création. Un sceau qui réclame son Créateur et nous fait fils pour toujours.

Nous sommes fils de Dieu, c’est le sceau ineffaçable, mais la relation que nous avons avec Dieu, le don d’être fils de Dieu, se forme à travers la relation avec des personnes concrètes, en un lieu concret. La contemplation du Christ, la relation directe avec Lui, dans l’écoute, comme rencontre avec la Parole vivante, est la base pour pouvoir vivre avec foi et obéissance la relation avec la communauté, l’abbé et l’Ordre. Appuyés sur la tradition de l’Ordre, les coutumes de la maison dans la continuité de la vie, sur les témoins concrets qui ont donné leur vie pour nous et qui la donnent aujourd’hui, nous vivons le don de livrer notre vie à Dieu dans la relation avec les autres. Ma vie livrée à Dieu se donne en aimant mes sœurs et le don que je reçois de Dieu se reçoit de leurs mains, ma relation aux autres reflète ma relation à Dieu et vice-versa.

La gratuité du don reçu, le fait de me savoir aimée de Dieu est ma garantie, rien ne se perd quand tout est offert ; c’est seulement à travers cette action de grâce que ma vie acquiert du goût et de la couleur. Me reconnaître comme fille aimée, libre, pauvre, pécheresse, qui a besoin de pardon et d’amour.

La vie commune, avec les regards tournés vers un but unique, le Christ, est une école de sagesse, une puissante énergie, et la réponse nouvelle à l’individualisme qui nous affecte tellement aujourd’hui. C’est l’expression la plus authentique du fait que nous sommes créés pour la relation ; c’est seulement à travers les autres que je peux vraiment voir qui je suis et marcher ainsi vers le Christ ; le miroir des autres me permet de me reconnaître, de me situer dans une réalité, d’éclairer mon chemin pour savoir où je suis, et me donne la lumière dont j’ai besoin pour vivre la conversion que Dieu me demande et que je ne peux déployer qu’à travers les autres.

La force pour cet élan de conversion, c’est de me reconnaître misérable et de me savoir objet de miséricorde, soutenue par le Christ à travers mes sœurs de communauté, le reconnaître dans le concret de la vie, qui sert de tremplin pour me pousser à vivre le don de l’obéissance comme réponse à un amour reçu.

Ce chemin d’obéissance me « christifie » car c’est la manière d’être du Fils Jésus Christ. C’est notre manière d’aimer, la condition de notre pleine réalisation. L’obéissance est notre prière, et pour que ce soit possible, il faut s’agenouiller devant le mystère du Christ fait chair, soit en le vivant dans l’Office, soit en l’écoutant dans la lectio, soit en le regardant en silence, soit dans le service qui m’est demandé chaque jour. Il est le chemin, le soutien, la source de notre foi dans le Fils de Dieu fait chair.

Et pour que ceci soit possible, il faut que l’obéissance s’accompagne d’une joie, une joie ni artificielle, ni d’apparence, dans laquelle je me montre heureuse mais où je me morfonds au-dedans, pas exempte non plus de souffrance, Mais une joie qui est toujours pascale, faite de la croix et de la gloire de chaque jour. Si l’obéissance ne se vit pas de manière joyeuse, ce n’est pas une vraie obéissance ; celle-ci doit partir de la racine d’être fils, héritiers et aimés ; et, comme fils, nous sommes libres, heureuses et désireuses de répondre à cet amour de la manière la plus pleine, comme le Christ l’a fait et nous l’a enseigné, à travers l’obéissance.

La confiance, la certitude d’être fille de Dieu, vivant dans un temps et un espace concrets, où chaque seconde est une nouvelle renaissance à la vie pleine avec le Christ, c’est la respiration de notre organisme, le battement de notre cœur. Vivre en sa présence, jouir du déroulement de la journée et de la communauté que Dieu m’a donnée, cultiver la joie en nous-mêmes et en ceux qui viennent, en les aidant à reconnaître leur désir personnel et communautaire de bonheur et de vérité, qui ne réside pas dans de bonnes règles ni dans une plus grande quantité de sœurs. Mais qui va plus loin, en cherchant la qualité et la profondeur de la relation avec le Christ, le fruit d’une manière de sentir et d’une volonté communes, pour marcher sur le sentier de la plénitude présente et pour aller ainsi toutes ensemble à la vie éternelle (RB 72, 12).

Il ne s’agit pas de réussite ou de dépendance à l’égard des « fruits spirituels » du chemin de la communauté, ni non plus de la mort ou de la vie de celle-ci, mais d’une parfaite conformité à la volonté de Dieu. Sans cette conscience de la joie de vivre vers Dieu, nous devenons arides, sans goût, sans enthousiasme. Nous perdons l’étincelle qui nous fait désirer la vie et vivre comme de vrais chrétiens ; nous devenons pleins d’amertume, cette ennemie de la vie. Parce que celui qui vit vraiment est prêt à mourir. Combien de fois nous cramponnons-nous à nos sécurités et à nos schémas pour ne pas mourir, et oublions-nous de chercher à vivre ? Nous devons vivre avec le désir d’accompagner le Christ dans sa passion jusqu’à la résurrection.

Il doit y avoir dans nos cœurs une allégresse prête à jaillir pour vivre une vie ouverte à la nouveauté, pour nous reconnaître libres et ainsi ouverts afin de recevoir et donner le pardon. M’ouvrir à des formes nouvelles, de nouveaux objectifs, m’examiner moi-même et voir que ces choses qui, jadis, donnaient la vie, ne la donnent peut-être déjà plus. Éliminer les préjugés, courir des risques, oser, innover, ne jamais se limiter, s’identifier aux autres, être jeune avec les jeunes, enfant avec les enfants, vénérer les anciens. Chercher toujours la vie… Il faut se laisser faire par les autres !

Combien de fois nous cramponnons-nous à nos critères et ne pouvons-nous laisser entrer la grâce nouvelle que Dieu nous offre en chaque événement ? Combien de fois nous cramponnons-nous à nous-mêmes et ne savons-nous pas reconnaître le bien derrière les actions des autres ? Combien de fois nous cramponnons-nous aux structures et oublions-nous que les structures doivent servir à la vie nouvelle infusée par l’Esprit Saint dans notre cheminement ? Combien y a-t-il de souffrance dans le monde… et moi, combien de fois ne suis-je pas compatissante envers la sœur qui est à côté de moi ?

Nous devons apprendre (comme le Fils a appris, cf. He 5, 8-9) de chaque événement et des autres, avec toute la nouveauté et la particularité qui le distingue, à reconnaître que l’autre est un apport dans ma vie. Je dois être une source disponible pour tous, être réceptive et recevoir, en vivant ouverte aux autres, en les aimant à chaque instant, sans ces fantaisies romantiques à propos du bien, qui canonisent notre mal et dissimulent notre besoin de conversion, mais avec réalisme. Sans critiques, sans plaintes ni résistances, mais avec une miséricorde lucide, en les valorisant et ne nous laissant pas entraîner par le mal qu’on a pu commettre, mais en croyant à la bonne volonté et au désir de bien qui se trouve en chaque frère que Dieu a mis près de moi, heureuse de les aimer et de les accepter pleinement comme ils sont.

Et ainsi, me laisser faire et former par les autres. C’est seulement à travers des personnes concrètes, avec des noms et des visages concrets, que je peux me laisser former par Dieu, seulement à travers la médiation humaine des autres que je peux laisser Dieu agir en moi et prendre chair en moi. L’autre est le sacrement de la volonté de Dieu dans ma vie.

Vivre dans l’obéissance filiale, de façon concrète et selon le charisme de notre Ordre, dans une communauté, sous une règle et un abbé (RB 2), le regard fixé sur la vie éternelle et avec le condiment savoureux de la foi est une règle de vie dans nos monastères. La filiation divine se fait chair grâce à ces trois piliers fondamentaux :

– Communauté : C’est le lieu où je peux me laisser faire par le Seigneur à travers les autres. C’est le Corps-Église où se produit la rencontre avec Dieu, où tous, nous sommes membres, et le Christ est la tête. Notre propre communauté est Corps du Christ, c’est une Église monastique qui vit en communion avec l’Église universelle.

C’est le lieu où je reçois le pardon et la vie quotidienne, c’est le lieu où ma misère vient au jour, où je fais l’expérience de mes faiblesses, de mes limites, de mes péchés et où je me sais soutenue, je me reconnais aimée malgré ma pauvreté. C’est le lieu où je peux déployer mes ailes vers le Christ à travers le service des autres, par le travail et le don de moi-même.

– Abbé/abbesse : C’est la personne qui tient la place du Christ dans le monastère (RB, 1), c’est l’abbé, l’abbesse de la communauté, qui vit pour la servir ; et la communauté forme son abbé, son abbesse. La pureté de cœur est fondamentale dans ma relation avec mon abbé/abbesse, la vérité avec moi-même pour vivre cette relation, reconnaître mes amertumes, mes obscurités, mes inconséquences, mes lumières et mes réussites, pouvoir être transparente à son égard, me savoir fils/fille de cette personne concrète comme représentante du Christ.

– La Règle : C’est la structure vitale de notre vie ; sa forme est christocentrique et nous donne la manière concrète de vivre l’Évangile – vivre, non accomplir ! Parce que toutes nos actions ont un rayonnement pour le monde entier. Rayonnement qui ne dépend pas de notre mérite ou démérite, mais de la rencontre avec le Christ, comme dit le psaume 33, 5 : « Contemplez-le et vous serez rayonnants ».

La radicalité de notre vie pour vivre la rencontre avec le Christ à partir d’une humanité, en un temps et un monde concrets nous établit dans la rencontre avec nos frères actuels. Dans l’ici et l’aujourd’hui qui regardent vers l’éternité. Tous les éléments de notre vie se rencontrent dans cette réalité d’aujourd’hui. Faire ce que j’ai à faire et être là où je dois être, c’est là notre offrande, c’est là notre prière.

Dans notre Ordre, nous pouvons reconnaître ces aspects. La paternité et la maternité spirituelles sont vécues en nous aidant et nous engendrant mutuellement, mais elles sont toujours aussi un défi.

La filiation que nous devons offrir au Christ à chaque moment est un témoignage vivant à l’intérieur de l’Ordre, la relation avec l’Abbé général, la Maison mère, le Père immédiat, les maisons filles et sœurs, l’interdépendance mutuelle, où la respiration de chaque cœur et du cœur commun sont le Christ. Nous sommes fils d’une communauté concrète, qui appartient à un Ordre concret, régi par une structure solide, où ce qui domine toujours est cette union filiale d’amour que nous avons entre nous. Ceci exprime le fait réel d’être engendré, de recevoir son identité, son visage, des mains d’un autre qui tient la place du Christ. Cette filiation n’est pas sentimentale mais évangélique ; par conséquent, c’est un chemin de foi, beaucoup plus profond que les apparences.

L’amour du Christ pour chacun de nous, se reconnaître aimé de Dieu et reconnaître l’amour de Dieu dans les autres, et le vivre dans l’éternel présent de la réalité quotidienne, c’est le don le plus précieux dont nous pouvons jouir, la vie même. Vivre enracinés dans la réalité présente, avec la conscience claire d’être immergés dans une vie transitoire dont la destination finale est Dieu.

Nous sommes venus vivre avec le Christ, et la mort au moi est la condition pour vivre ; la vie est bouillonnante, renouvelée, toujours un cadeau dont il faut rendre grâce, parce que le plus grand don que Dieu nous a fait est la vie, et la capacité d’en jouir nous donne la paix pour assumer consciemment et avec joie le sentiment de notre destinée librement choisie, comme réponse à un amour qui nous aime et nous a choisis le premier (1 Jn 4, 19).

C’est seulement en grandissant nous-mêmes que nous pouvons aider les autres à grandir dans le Christ et déployer une paternité ou maternité spirituelles, comme réponse au fait d’être filles et fils de Dieu.

Nous devons vivre vraiment dans un monde au-delà, où les rêves deviennent réalité, voir déjà dans le présent le scintillement de l’amour de Dieu qui sera le tout de la vie à venir, c’est cela vivre unie au Christ, le regard fixé sur Lui, affrontant le quotidien dans cette lumière, avec le regard tendu vers une christification totale en Lui, avec tout et tous.

Être reconnaissant pour ce que nous ne méritons pas, pardonner ce qui nous a déjà été pardonné., et par-dessus tout, aimer toujours et à chaque instant avec l’amour que seul un enfant de Dieu peut comprendre, celui du Christ.

Que la Vierge Marie nous guide par son amour de Mère à l’union intime, audacieuse, vive, reconnaissante, avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Amen.