Dom Robert Igo, osb
Abbé d’Ampleforth (Royaume-Uni)
La grâce de faire une fondation
et l’expérience du retour
Quand on m’a demandé en 1995 d’aller au Zimbabwe et de faire une fondation monastique, j’avais cinq bonnes raisons pour lesquelles je n’étais pas la bonne personne. Heureusement, j’ai écouté la voix du Saint-Esprit et j’ai dit : « oui ». Si j’avais écouté la voix du doute et de la peur, j’aurais raté la plus grande grâce de ma vie. Quatre ans d’investigation minutieuse par la communauté d’Ampleforth ont conduit les frères à faire un pas dans la foi, mais peu ont probablement pleinement compris ce que cette décision signifierait, notamment ceux à qui on a demandé d’aller faire la fondation. Il n’y a pas de livres qui décrivent clairement les règles de base pour faire une fondation monastique. C’est vraiment un voyage dans la foi.
Les fondations sont loin d’être faciles et, comme l’accouchement, elles sont désordonnées, douloureuses, pleines de peur et d’anticipation, mais en même temps, elles changent la vie. Qu’est-ce que vingt-cinq ans m’ont appris ? La réponse simple et véridique est que j’ai appris plus que ce que je peux dire dans une brève réflexion. Le séjour au Zimbabwe m’a ouvert l’esprit et le cœur et a approfondi ma foi chrétienne et ma compréhension de la vie monastique.
Dès le départ nous sommes allés au Zimbabwe respectueux de la nouvelle culture que nous étions en train d’adopter. Nous avons appris très tôt à être flexibles et créatifs, nous gardant ouverts à ce que l’expérience quotidienne nous présentait. Nous étions convaincus cependant qu’il nous fallait être très clairs sur l’essentiel de la vocation monastique que nous souhaitions partager avec les autres : une vie de foi, fondée sur la Parole de Dieu et guidée par la Règle. Une vie nourrie par l’office divin et vécue dans une communauté forte qui vivait du travail de ses propres mains. Nous sentions que nous avions une graine à semer, appelée « sagesse monastique » et que notre priorité était d’écouter et d’apprendre sur le sol dans lequel cette graine devait être lancée. L’écoute et la volonté d’apprendre étaient des valeurs clés.
Avant même de mettre le pied sur le sol zimbabwéen, nous avions commencé à revenir à l’essentiel et à revoir les différents éléments de la règle de saint Benoît. Cette réflexion collective nous a amenés à la conviction que nous devions être une communauté « en formation » pour devenir une communauté capable de former les autres. Pour cette raison, nous avons accordé une grande importance à nous édifier en une véritable communauté de frères, une famille qui non seulement priait ensemble mais qui travaillait ensemble en prenant la responsabilité de la cuisine, du nettoyage, de l’entretien, etc. Nous pensions que c’était notre vie ensemble qui était le plus grand outil d’évangélisation. Nous avons décidé de ne pas accepter de postulants dans notre communauté pendant dix ans, nous laissant le temps d’apprendre la langue, la culture et de construire ensemble une famille dans laquelle d’autres pourraient s’intégrer.
En essayant de devenir une telle communauté, tout en s’adaptant à une culture différente, le climat n’était pas toujours agréable ou confortable. Cela a impliqué du temps, de la tolérance, des erreurs, des malentendus et de la persévérance. Les gens ne deviennent pas nécessairement une communauté simplement parce qu’ils vivent côte à côte dans le même bâtiment. Nous nous rappelions constamment que la dimension communautaire était prioritaire et que de cette base solide découlerait notre apostolat.
Penser et réfléchir sur la formation a été un don supplémentaire. À travers notre réflexion nous avons réalisé que nous voulions avant tout transmettre la vie et pas seulement des coutumes. J’ai appris de manière concrète le risque d’inviter les gens à devenir membres d’un groupe plutôt que de conduire les gens dans un cheminement de disciple. Cette réflexion commune était elle-même une formation vitale de la communauté. Finalement, notre document de formation, « Une vie de transformation », est né et, dans un sens réel, toute la communauté s’était approprié cette formation ; nous avons certainement été enrichis par toute cette expérience.
La troisième expérience séminale était la relation avec l’Église au sens large et la localité dans laquelle nous vivions. À travers les retraites au monastère et ailleurs, à travers le partage avec nos visiteurs et la confiance que les évêques nous ont témoignée, nous nous sommes sentis partie intégrante de l’Église locale et avons donc beaucoup mieux apprécié les défis et les problèmes auxquels les autres étaient confrontés. C’était également vrai pour les gens des environs. Notre action caritative (aider à financer la scolarisation des enfants, nourrir les familles dans le besoin, un peu d’assistance médicale) que nous pouvions apporter ont permis de renforcer une vraie relation avec la population locale. Les gens de la région connaissaient le monastère et ils connaissaient les frères. Nous faisions partie de leur vie.
Un voyage de foi vivant dans un cadre où la foi était vibrante, vivante et croissante était passionnant et plein de défis, mais ce n’était pas sans problèmes. Chaque jour, nous devions faire confiance à Dieu. Ce que j’ai trouvé à mon retour en Europe, c’est une Église qui semble souvent fatiguée et vieillissante. Une Église qui semble ficelée par son infrastructure, qui se donne trop souvent à elle-même sa mission. Une Église où la conversation porte sur la chute des nombres plutôt que sur les possibilités futures. Revenir à un monastère de longue tradition sédentaire, de plus grande taille et confronté à une période de transition n’a pas toujours été simple. Le contraste entre une petite communauté évolutive qui permettait la spontanéité et le sens de la famille et une communauté imprégnée de modes de vie institutionnels m’a demandé d'être patient, humble et sensible. La comparaison n’est jamais utile si elle conduit à privilégier une chose plutôt qu’une autre. J’ai appris à respecter la différence et à la voir comme une opportunité et non comme une menace. J’ai toujours aimé ma communauté, que ce soit au Zimbabwe ou à Ampleforth. En fait, l’une des plus grandes leçons que j’ai apprises est que l’essentiel est la qualité de notre vie ensemble, peu importe où nous nous trouvons. Le témoignage que nous donnons à la foi et le soin que nous nous donnons les uns aux autres sont notre témoignage de l’Évangile de la vie. Mon séjour au Zimbabwe dans un monastère jeune et en plein développement m’a cependant permis de rêver.
Je rêve donc d’une famille monastique, pas seulement d’une collection de moines qui vivent dans le même bâtiment. Une famille passionnée par l’Évangile et qui apprécie une rencontre vivante avec Jésus. Disciples de Jésus dont la vie de prière est une porte qui les attire, eux et les autres, dans la grande soif de Dieu et du service du monde. Une communauté de frères qui reconnaît les dons individuels, les besoins et les limites de chacun des membres de sa famille en prenant soin les uns des autres de manière créative et pratique, en travaillant à la construction d’une compréhension et d’une confiance mutuelles. Une communauté où l’amour n’est pas seulement un mot pieux mais une expérience vécue et ressentie. Une communauté où nous travaillons pour créer un sentiment d’appartenance.
Je rêve d’une fraternité monastique accueillante et ouverte aux autres, en particulier à ceux qui sont en quête de foi, de sens et de finalité. Des fils de saint Benoît qui voient dans la pratique fidèle des vœux le premier outil d’évangélisation et qui ont une véritable mission à introduire les autres dans une relation avec le Christ. Une communauté qui est une ressource spirituelle dynamique pour le diocèse et au-delà, et qui cherche des occasions de célébrer la foi avec une diversité de personnes. Une communauté qui veut être sainte et encourager les autres à faire de même. Une communauté qui veut vivre pleinement sa vie.
C’est ce que mon expérience dans une fondation m’a apporté : la capacité de rêver à quelque chose de différent ; mon expérience de retour là où ma vocation a commencé, maintenant comme abbé, est de partager humblement ce rêve avec les autres.