EDITORIAL

Dom Jean-Pierre Longeat, osb
Président de l’AIM

 

JPLongeat2018La famille bénédictine est riche de trois entités qui se déploient en de multiples facettes : la Confédération bénédictine avec ses quelques 80 congrégations masculines et féminines, l’Ordre cistercien (OCist), lui-même comprenant plusieurs congrégations, et l’Ordre trappiste (OCSO). Comme dans toute famille religieuse, ces trois entités ont leur réunion générale : Congrès des abbés et Symposium de la CIB pour la première, Chapitres généraux pour les deux autres. Ce sont des moments importants où tous les supérieurs, toutes les supérieures, et éventuellement les délégué(e)s des régions ou des communautés, se retrouvent pour des temps de partage intense.

Après les reports dus au confinement, les Chapitres généraux des deux Ordres cisterciens ont eu lieu au cours de l’automne dernier. Ce numéro du Bulletin donne un écho de leurs réflexions, de leurs projets, de leurs perspectives.

Nous avons voulu également donner la parole à une sociologue sur le phénomène si grave des abus subis par la vie religieuse féminine. Dénoncés depuis longtemps, ces méfaits ne sont pas suffisamment pris en compte. Cet exposé suscitera peut-être des commentaires et permettra, il faut l’espérer, à des voix de s’exprimer plus librement. L’AIM se veut attentive à cette expression et accompagne autant que possible les actions mises en œuvre pour contrer de tels comportements.

Le père Robert Igo, quant à lui, nous fait part de son expérience, après de nombreuses années au Zimbabwe, de devenir abbé du monastère d’Ampleforth, Maison fondatrice, dans un contexte bien différent de celui de l’Afrique. Le Père Abbé Robert tire de cette reconversion de nombreux enseignements utiles pour chacun de nous.

La rubrique « Grands témoins de la vie monastique » met en valeur la grande figure du Bienheureux Columba Marmion qui, depuis sa béatification, trouve un renfort d’audience dans l’Église et dans le monachisme. De même, Mère Josephine Mary Miller, ancienne prieure générale des Bernardines d’Esquermes, qui a longtemps participé au Conseil et au Comité exécutif de l’AIM, peut être reconnue comme une grande figure qui a donné toute sa vie au service de la cause évangélique et monastique.

Nous avons tenu à faire découvrir la belle histoire et la remarquable architecture du monastère de Tautra, en Norvège. Enfin, nous donnons des nouvelles du DIM, de la session de formation Ananie et de quelques projets soutenus par l’AIM.

Que toutes ces propositions nous aident à aller de l’avant.

 

Le cénobitisme, ou
les équilibres communautaires

 

Une des principales caractéristiques de notre vie est d’être cénobitique. Nous vivons en communauté et nous témoignons ensemble ainsi de la réalité du Corps du Christ. Il y a là quelque chose de profondément mystérieux, car même si l’homme est un animal social, il faut bien reconnaître que la vie commune ne lui est pas spontanément facile. Saint Benoît s’attache beaucoup à ce problème auquel il accorde la plus grande importance.

« Les cénobites sont ceux qui vivent en commun, dans un monastère, et combattent sous une Règle et un abbé ; ils sont formés par une longue épreuve dans le monastère, ils apprennent, grâce au soutien de nombreux frères, à lutter contre le démon. Ils sont là comme dans une armée fraternelle. Ils sont libres par rapport aux coutumes mondaines dans leur conduite. Ils ne sont pas renfermés dans leur propre bergerie, mais dans celle du Seigneur. Ce n’est pas la satisfaction de leur désir qui leur sert de loi » (RB 1).

Ils passent leur vie dans un lien stable avec leur communauté et, sauf raison spéciale, dans le monastère lui-même. C’est ainsi que l’on peut dresser un premier portrait du propos cénobitique selon saint Benoît d’après le chapitre 1 de la Règle.

Au début de la Règle, la préoccupation de Benoît reste marqué par la conversion personnelle. La communauté serait comme l’un des moyens de cette conversion pour éprouver le chemin de la charité. Mais tout au long de la Règle et surtout à la fin, on perçoit une ouverture à la dimension proprement communautaire comme un bien en soi. Si donc ce propos communautaire est si important, il nous faut essayer de donner quelques moyens pour y avancer et notamment pour parvenir à vivre les équilibres difficiles qui font que chacun puisse se retrouver dans cette communauté, à sa place, selon sa véritable personnalité.

 

Les fonctions et les personnes

Dans une communauté, l’abbé a un rôle quasi impossible à tenir. Il est là comme le vicaire du Christ. Cela veut dire qu’il doit sans cesse pointer le doigt vers celui qui est l’abbé véritable, le Christ, qui est livré comme Parole de Dieu par son enseignement et par son exemple. Il en va un peu de même pour ceux qui exercent d’autres responsabilités dans la communauté. Une des difficultés de notre vie communautaire, c’est de confondre souvent la fonction qu’exercent les uns et les autres et ce qu’ils sont en eux-mêmes. À tel point que si certains n’exercent pas de fonction majeure, ils peuvent en faire un complexe ou en éprouver une réelle jalousie consciente ou inconsciente ; un peu comme s’ils ne pouvaient exister aux yeux des autres, tant la tentation de croire que l’on est perçu uniquement par ce que l’on fait est grande. Mais il peut y avoir aussi la tentation inverse : vouloir exister pour soi-même sans coïncider véritablement avec la fonction que l’on a le devoir d’exercer. C’est-à-dire vouloir se réaliser soi-même d’abord et n’exercer la responsabilité que de surcroît. C’est le meilleur moyen de s’attribuer un pouvoir trop subjectif, y compris sous le mode de la séduction. C’est une grosse illusion que de situer le face à face de l’abbé et de sa communauté sur ce registre. Il me semble important que l’une des principales qualités des responsables soit l’honnêteté à assumer sa responsabilité, sans renier ce que l’on est, bien sûr, mais en le mettant au service de ce que l’on a à accomplir. En l’occurrence, l’attitude de l’abbé doit renvoyer constamment au Christ. En raison même de cette honnêteté, il peut exister selon la nature propre que le Seigneur lui a donnée sans trop se préoccuper des commentaires de toutes sortes qui sont inévitablement portés sur son comportement ou son action. Ainsi, Il pourrait ne pas y avoir de déséquilibre entre les aspirations personnelles de celui qui est en charge et les aspirations légitimes des autres membres de la communauté puisque tous sont appelés à se mettre vraiment au service les uns des autres, sans se cacher derrière un personnage de fonction, ou sans se mettre en avant en imposant le poids de sa subjectivité.

Reste à définir en quoi consiste l’honnêteté ; saint Benoît en décrit quelques aspects : nourrir un double enseignement par des actes plus encore que par des paroles. Ailleurs, saint Benoît dit que l’abbé devra être le premier à appliquer la Règle dans sa totalité. Qu’il soit chaste, sobre, miséricordieux ; il aura toujours devant les yeux sa propre faiblesse, et se souviendra qu’il ne faut pas broyer le roseau déjà éclaté. Qu’il ne soit ni turbulent, ni inquiet ; qu’il ne soit ni excessif, ni opiniâtre ; qu’il ne soit ni jaloux, ni trop soupçonneux. Ainsi, peut-être pourra-t-il ne pas faire acception des personnes, ne pas aimer l’un plus que l’autre, ne pas préférer l’homme libre à celui venu de l’esclavage, ou d’autres catégories sociales et culturelles : car libres ou esclaves, nous sommes tous un dans le Christ et nous portons tous les mêmes armes, au service d’un même Seigneur… Il témoignera à tous la même charité. Il considérera combien est difficile et laborieuse la charge de conduire des âmes et de s’accommoder aux caractères d’un grand nombre et surtout, pour l’abbé, dans les taches qu’il distribuera, il se conduira avec discernement et modération, et se rappellera la discrétion du saint patriarche Jacob, qui disait : « Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront en un jour » (cf. RB 64).

Cette vie honnête est un projet difficile, mais elle est la clef d’une existence libre selon la volonté de Dieu. Si jamais comme abbé, je peux parfois éprouver quelques difficultés à ressentir cette liberté d’exister c’est que par ailleurs, l’enracinement n’est pas assez « honnête ». Ce mot d’honnêteté paraît peut-être insuffisant, mais il vient de saint Benoît lui-même qui écrit au chapitre 73 :

« Cette Règle que nous venons d’écrire, il suffira de l’observer dans les monastères pour faire preuve d’une certaine honnêteté de mœurs et d’un commencement de vie monastique… Qui que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis, avec l’aide du Christ, cette toute petite Règle, écrite pour les débutants. Cela fait, tu parviendras avec la protection de Dieu, aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus, que nous venons de parler. Amen. »


Le dialogue

Saint Benoît veut que chacun trouve bien sa place dans la communauté en donnant son avis. C’est le sens du chapitre 3, l’appel des frères en conseil : « Ce qui nous fait dire qu’il faut consulter tous les frères, c’est que souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur. » Mais cette prise de conseil se fait avec beaucoup de sagesse : « Les frères donneront leur avis en toute humilité et soumission. »

En fait, cette dimension n’est pas toujours facile à mettre en œuvre. D’une part, les questions relatives à la vie du monastère sont nombreuses et ne peuvent être toutes l’objet d’un débat ; c’est pourquoi, d’ailleurs, il existe le conseil. D’autre part, malheureusement, il est assez rare de trouver des communautés où tous sachent s’écouter mutuellement. On sait trop à l’avance ce que l’on doit penser des propos de tel ou tel. À tel point que certaines paroles ne sont pas suffisamment prises en compte.

Et pourtant dans le monastère, chacun tient une place unique. Chacun possède une intelligence unique nourrie par une expérience de vie particulière. Untel est parfaitement naturel et sans complexe qui parle comme cela lui vient à l’esprit sans s’interroger davantage, tel autre est capable d’apporter une réflexion sur les principes d’une action, tel autre au contraire sur l’intelligence pratique de sa mise en œuvre. Cette écoute mutuelle est capitale pour pouvoir exister en communauté, elle n’a pas lieu uniquement en réunion de Chapitre, elle doit présider à tous les instants de notre vie. On remarque souvent que certains s’éloignent de la vie communautaire parce qu’on ne prend pas suffisamment en compte leur parole. Toute personne a envie d’exprimer quelque chose, c’est même l’originalité de la nature humaine ; si elle ne peut le faire dans le groupe où elle vit, elle dépérit et parfois cherche ailleurs un espace plus propice. Ceux qui pensent avoir quelque chose de plus intéressant à dire que les autres doivent faire effort de patience, pour entendre ce qu’ils estiment moins approprié mais qui reste pourtant utile. Ainsi chacun pourra exister dans ce dialogue qui est une composante essentielle de l’amour. Tout, bien sûr doit se faire avec discrétion, discernement. Il ne s’agit pas de dire n’importe quoi, n’importe comment à n’importe qui, sous prétexte que l’on aurait besoin de parler.


Obéissance

Comme une conséquence de l’écoute mutuelle, il y a l’obéissance, cette qualité d’attention les uns à l’égard des autres.

« Ce n’est pas seulement à l’abbé que tous les frères doivent rendre le bien de l’obéissance : il faut encore qu’ils s’obéissent les uns aux autres. Ils sauront que c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu » (RB 71).

Qu’y a-t-il de plus beau dans une communauté que des frères, des sœurs qui, indépendamment de leur âge, de leur fonction, de leur milieu et formation d’origine, s’obéissent à l’envi. Plutôt que de se toiser les uns les autres en exerçant cette tentation de pouvoir extérieur qui ne mène qu’à des incompréhensions, des conflits, voire de profondes injustices, il est merveilleux d’essayer de s’entendre, en tous les sens du terme, de se servir, de se retrouver dans un véritable service mutuel.

Il est malheureux que souvent, notre regard sur l’autre porte des marques d’envie. Nous avons tous des dons différents, pourquoi vouloir posséder les dons d’autrui plutôt que de faire fructifier les nôtres qui sont toujours infiniment précieux pour tous ? Untel sait magnifiquement accueillir, tel autre compter ou organiser, tel autre chanter ou enseigner, untel encore accompagner les autres sur un chemin difficile, tel autre pratiquer un silence fructueux, ou encore supporter la maladie saintement, dire une bonne parole, conduire un tracteur, réparer une voiture ou la conduire à la perfection, certains savent écrire des livres, d’autres préparer admirablement les choses de la cuisine, ou tenir un lieu parfaitement en ordre et très propre ou que sais-je encore ? Aucun de nous n’est dépourvu de dons ou de qualités, mais elles ne sont vraiment au service de l’ensemble de la communauté que quand on accepte de les y mettre et de les y développer et surtout quand la communauté accepte de les accueillir et d’y obéir.

Cela signifie qu’aucun parti pris négatif n’est valable dans une vie commune. On entend trop souvent des jugements sur les autres, des rejets parfois ; plus on refuse, et plus l’autre s’enfonce dans son impossibilité. L’amour, c’est l’espérance immense de la confiance malgré toutes les tentations de refus que l’on peut éprouver à l’intérieur de soi.

Ainsi, on peut s’obéir positivement, s’accueillir, s’aimer, se reconnaître, se pardonner, se construire, s’édifier mutuellement et trouver ce bon équilibre dans une communauté ouverte, ou l’impossible est rendu possible pour un témoignage inouïe et pour une diffusion de la Bonne Nouvelle : le Christ a brisé le mur de la haine.

Voilà la vraie joie dans la conversion du cœur.