Dom Mauro-Giuseppe Lepori, OCist
Abbé général de l'Ordre cistercien
Discours d’ouverture du Chapitre général
de l’Ordre cistercien
Sept ans se sont écoulés depuis le dernier Chapitre général. Ces années n’ont pas été faciles, elles ont été marquées par la pandémie du Covid-19, la fragilité croissante de nos communautés et un certain nombre de démissions de supérieurs suite à de graves irrégularités et abus de pouvoir.
Nous rencontrons beaucoup de nouveaux visages dans la composition de notre Chapitre général : sept Abbés Présidents ont changé, et nous avons une Congrégation de plus, la congrégation de Sainte Gertrude la Grande. L'Abbé Président Eugenio Romagnuolo de Casamari nous a malheureusement quittés en avril 2020, victime du Covid. Il y a quelque 43 nouveaux Supérieurs hommes et femmes (autant que la moitié des membres du Chapitre Général), dont 7 administrateurs. 13 communautés ont perdu leur statut de sui juris pour diverses raisons. Il n'existe à ce jour qu'un seul Supérieur d'un nouveau monastère sui juris, celui de Phuoc Hiep, au Vietnam. De grands Supérieurs de l'Ordre ont mis fin à leur fidèle service. Mère Gemma Punk, de Regina Mundi, a démissionné après 75 ans comme Supérieure. Nous savons maintenant qu'elle a « régné » plus longtemps que la reine Elizabeth ! Mère Rosaria Saccol, de San-Giacomo-di-Veglia, a déposé sa charge abbatiale après 51 ans, et est retournée saintement au Père le 23 novembre 2021. Mère Irmengard Senoner de Mariengarten a récemment mis fin à son service après 39 ans d'abbatiat.
Je voudrais nommer les supérieurs qui, en plus de ceux déjà mentionnés, sont retournés à la Maison du Père au cours de ces années : l’Abbé Président émérite de la congrégation supprimée de Marie Médiatrice de toutes les Grâces, dom Gerardus Hopstaken ; l’Abbé Président émérite de la congrégation de la Sainte Famille, dom Jean Lam ; l’Abbé Président émérite de la congrégation de San Bernardo, en Italie, dom Ambrogio Luigi Rottini ; Mère Consolata, de Frauenthal ; Mère Assunta, de Santa Susanna ; le P. Abbé Bao, de My Ca ; le P. Abbé Christian, de Rein ; le P. Abbé Denis, de Dallas ; Mère Presentación Muro, de Santo Domingo de la Calzada ; Mère Agnès, de Kismaros. Une autre perte douloureuse pour l’Ordre a été le décès prématuré du père Sebastiano Paciolla le 22 juin 2021. En sept ans, le nombre de membres du Chapitre général ayant le droit de vote est passé de 100 à 87. Les membres de l’Ordre sont passés d’environ 2500 à 2217, et ce nonobstant quelques pays comme le Vietnam et quelques communautés d’Europe et des États-Unis qui ont suffisamment de vocations.
Comme je l’ai dit au Saint-Père lorsque je l’ai rencontré le 13 juin dernier : « Nous marchons plus péniblement mais nous marchons davantage ensemble ». François m’a répondu en citant un dicton africain : « Si tu veux marcher vite, marche seul, mais si tu veux marcher en sécurité, marche avec les autres. » Oui, je pense que nous marchons davantage ensemble mais pas toujours et pas avec tout le monde. En fin de compte, nous verrons au cours de ce Chapitre général si j’ai dit au Pape la vérité ou un mensonge. J’espère que vous ne me forcerez pas à aller me confesser !
À quoi doit servir un Chapitre général ?
La Carta Caritatis nous le répète depuis 903 ans : « IIs y traiteront du salut de leurs âmes : qu’ils prennent des dispositions pour l’observation de la sainte Règle ou des prescriptions de l’Ordre, s’il y a quelque chose à corriger ou à ajouter ; ils rétabliront entre eux la paix et la charité » (CC VII,2).
En cela, elle reprend de nombreuses exhortations apostoliques, comme celle que saint Paul adresse aux Éphésiens :
« Moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte donc à vous conduire d’une manière digne de votre vocation : ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même il y a un seul Corps et un seul Esprit. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, au-dessus de tous, par tous, et en tous. (…) En vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons pour nous élever en tout jusqu’à celui qui est la Tête, le Christ. Et par lui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance, grâce aux articulations qui le maintiennent, selon l’énergie qui est à la mesure de chaque membre. Ainsi le corps se construit dans l’amour » (Ep 4, 1-6.15-16).
Dans toutes ses exhortations à raviver la nature synodale de l’Église, le pape François nous aide à redécouvrir notre charisme cistercien précisément comme un « chemin commun » de communautés unies par une même vocation, une même espérance, une même foi, une même charité. Dans mes lettres et certaines conférences de ces quatre dernières années, j’ai essayé de stimuler parmi nous cette conscience synodale de notre vocation et de notre mission, indépendamment des différences d’observance et de style que nous vivons dans nos communautés ou congrégations particulières.
En cela, j’ai été grandement aidé par la participation à diverses rencontres de l’Église : le synode des évêques de 2018 consacré aux jeunes, la rencontre au Vatican en février 2019 sur le thème des abus dans l’Église, puis le début du parcours synodal de toute l’Église les 9 et 10 octobre 2021, parcours qui culminera avec le synode des évêques l’année prochaine. J’ai également été stimulé par la surprise d’être élu au Conseil exécutif de l’Union des Supérieurs généraux et la surprise encore plus grande d’être élu vice-président de cette Union. Ce n’est pas une tâche qui me demande beaucoup, heureusement, mais elle m’aide à être plus attentif à ce qui palpite dans l’Église universelle et dans le monde. J’ai essayé de faire participer l’Ordre à cette conscience. J’ai réalisé combien les autres Ordres religieux sont attentifs à notre expérience monastique et à notre sensibilité pour affronter les problèmes et surtout pour vivre la mission de l’Église. Il est important que nous en soyons conscients, car ce n’est pas tant le rôle d’Abbé général qui me qualifie pour cette tâche mais la vocation que je partage avec chacun d’entre vous.
Dans son discours du début du processus synodal, le pape François a dit, il y a exactement une année :
« Communion et mission risquent de rester des termes un peu abstraits si l’on ne cultive pas une pratique ecclésiale qui exprime la réalité concrète de la synodalité, à chaque étape du chemin et du travail, favorisant l’implication effective de tous et de chacun. Je souhaite affirmer que célébrer un synode est toujours une chose belle et importante, mais celui-ci ne porte réellement de fruits que s’il devient l’expression vivante de l’être de l’Église, dans un agir caractérisé par une vraie participation. Ce n’est pas là une exigence de style, mais de foi : la participation est une exigence de la foi baptismale. Comme l’affirme l’apôtre Paul : “C’est dans un unique Esprit, en effet, que (…) nous avons été baptisés pour former un seul corps” (1 Co 12, 13). Voilà bien la seule origine dans le corps ecclésial : le Baptême. C’est de lui, notre source de vie, que découle l’égale dignité des enfants de Dieu, dans la diversité des ministères et des charismes. C’est pourquoi, tous sont appelés à participer à la vie de l’Église et à sa mission. S’il manque une réelle participation de tout le Peuple de Dieu, les discours sur la communion risquent de n’être que de pieuses intentions » (discours du Saint-Père François du 9 octobre 2021).
Participer à la mission de l’Église
« Tous sont appelés à participer à la vie de l’Église et à sa mission », dit le pape François. Je voudrais insister sur cette phrase, parce qu’elle nous fait prendre conscience que nous rencontrer et travailler en commun n’est pas une tâche pour nous seulement mais doit être animée d’un souffle universel. Certes, comme nous le demande la Carta Caritatis, nous devons nous occuper du salut de nos âmes, donner des dispositions concernant l’observance de la sainte Règle ou de l’Ordre, corriger ou favoriser la vie de nos communautés et rétablir entre nous le bien de la paix et de la charité (cf. CC VII, 2). Mais si dans tout cela nous ne pensons pas à la mission de toute l’Église, c’est-à-dire si nous ne pensons pas au salut du monde entier, tout le travail sur nous-mêmes sera narcissique, stérile et ne portera aucun fruit, pas même pour nous-mêmes. Parce que depuis le début, notre Ordre est resté uni et travaille à sa propre conversion, « désirant être utile à tous les membres de l’Ordre ainsi qu’à tous les fils de la sainte Église – prodesse illis omnibusque sanctae Ecclesiae filiis cupientes » (CC I, 3). Les enfants de l’Église signifient toute l’humanité. Nous sommes appelés à être des pères et des mères, des frères et des sœurs de toute l’humanité. Pas d’une humanité abstraite, mais de l’humanité qui naît, vit, travaille, souffre, meurt dans le monde d’aujourd’hui. Nous ne devons pas nous sentir stériles et inutiles si nous n’avons pas de vocations ou si nous devons fermer un monastère.
Nous devons nous sentir stériles et inutiles si nous vivons notre vocation sans cette passion pour l’ensemble de l’humanité. Le Pape parle toujours de « l’Église sortante », c’est-à-dire de la passion missionnaire qui fait que toute l’Église tend à rejoindre chaque brebis désorientée et éloignée du troupeau du Christ. Nous aussi, en respectant les caractéristiques plus contemplatives ou plus apostoliques de chacune de nos congrégations et communautés, nous devons retrouver et raviver ce rayonnement missionnaire, afin de rester vivants et surtout de nous réjouir de la joie de l’Évangile. Comme l’écrit encore le Pape dans Evangelii Gaudium :
« Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile » (EG 20).
Parfois nous devenons sombres et mécontents, susceptibles et capricieux, simplement parce que nous oublions la souffrance dans le monde, nous oublions la pandémie, la pauvreté, la guerre, la faim, la vie dépourvue de sens de tant d’hommes et de femmes, de tant de jeunes. Nous oublions la douleur innocente de trop d’enfants, l’insécurité dans laquelle vivent tant de familles, les difficultés économiques et sociales auxquelles sont confrontés les laïcs. Nous oublions les chrétiens persécutés, nous oublions les martyrs. Nous oublions les migrants. Nous oublions la tristesse des pécheurs qui ne rencontrent pas leur Rédempteur. En somme, nous oublions toutes les brebis perdues sans berger, c’est-à-dire que nous oublions la compassion du Christ pour l’humanité (cf. Mc 6, 34).
Combien de fois, confrontés, avec certains d’entre vous, à des problèmes jamais résolus où les conflits, les revendications, les désobéissances, les infidélités sont sans cesse ravivés, nous nous sommes dit : mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec le salut du monde et donc avec le Christ qui est venu vivre, souffrir, mourir et ressusciter pour nous sauver ?
Mais il est réconfortant de voir que la majorité des communautés et des personnes vivent avec cette conscience missionnaire, et cela rend leur vie grande et radieuse, même et surtout lorsque les circonstances, les conditions, la santé les obligent à réduire l’activité. Ceux qui aiment beaucoup, même s’ils ne peuvent rien faire, agissent comme Dieu !
Beaucoup de frères et de sœurs ont, pour ainsi dire, un « cœur sortant », c’est-à-dire un cœur ecclésial, missionnaire, même et surtout s’ils ne peuvent que prier et surtout, tout offrir pour le salut du monde. Je suis ravi de voir que tant de jeunes de nos communautés ont ce sens universel de notre vocation, et cela me remplit d’espoir.
C’est avec cette espérance que j’ouvre notre Chapitre général sur lequel nous avons déjà invoqué l’Esprit Saint et nous continuerons à l’invoquer, en faisant épiclèse sur tout ce que nous vivrons, dirons, penserons et ressentirons durant ces jours, afin que tout soit offert à l’Esprit pour qu’il incarne le Christ Rédempteur, Miséricorde du Père, comme dans le sein de Marie, Mère de l’Église, Mère de Cîteaux.