Rencontre des supérieurs monastiques francophones

Monastère Sainte-Croix de Friguiagbé, Guinée Conakry
(20-26 janvier 2014)

À partir du compte rendu de la session

 

Comme tous les quatre ans, les supérieur(e)s des monastères bénédictins et cisterciens de l’Afrique de l’Ouest se sont réunis au mois de janvier dernier sur le thème : « Cinquante ans de fondation en Afrique subsaharienne ; cet héritage de saint Benoît, comment l’avons-nous accueilli et comment le transmettre aux générations futures ? ».

Cette rencontre avait lieu au monastère de Sainte-Croix de Friguiagbé en Guinée-Conakry. Elle réunissait le père Théodore Coco, abbé de Dzobégan, Togo, le père Ange-Marie Niouky, abbé de Keur Moussa, Sénégal, le père André Ouédraogo, abbé émérite de Koubri, Burkina Faso, le père Stanislas Diouf, prieur de Saint-Joseph de Séguéya, Guinée Conakry, le père Michel-Benoît Alafia Moreira, prieur de Hékanmé, Bénin, Mère Paul Galland, prieure de Bonne-Nouvelle, Côte-d’Ivoire, Mère Marie-Espérance Sarr, abbesse de Keur Guilaye, Sénégal, Mère Henriette Kalmogo, prieure de Notre-Dame de Koubri, Burkina-Faso, Mère Blandine-Marie Kuegah, prieure de Dzogbégan, Togo, Mère Bibiane Igbaro, abbesse de l’Étoile-Notre-Dame, Parakou, Bénin, Mère Marie-Reine Hounsou, prieure de Toffo, Bénin, Mère Nathalie Courtois, prieure de Notre-Dame de l’écoute, Bénin, Mère Raphaël Verzaux, prieure de Friguiagbé, Guinée Conakry. Mère Joséphine Djufouo, ancienne prieure de Babété, Cameroun, et Mère Benoît Morisson, abbesse de Maumont, France (abbaye fondatrice de Friguiagbé) étaient aussi présentes.

Friguiagbe1Cette session était « animée » par le père Jean-Pierre Longeat, Président de l’AIM et de la CORREF, et le père André Mamadou Ba Camara, curé de Kindia (Guinée), ville voisine de Friguiagbé.

Comme la thématique de ces journées le suggère, une telle rencontre s’imposait alors que plusieurs monastères de l’Afrique de l’Ouest viennent de célébrer ou vont célébrer leurs cinquante ans de fondation.

Dans un premier temps, tous les membres présents ont pu exprimer les questions et les convictions avec lesquelles ils arrivaient :

1) Quelle est notre identité, qui sommes-nous ? Comment sommes-nous perçus au regard de l’extérieur (par l’Église locale, par les voisins), et à nos propres yeux ? Quel est notre lien avec nos fondateurs ?

2) Quelles valeurs monastiques nous font vibrer ? Quelles valeurs monastiques sont en souffrance ? Est-ce l’obéissance ? la relation à l’autorité ? la relation fraternelle ? l’écoute ? la clôture ? la solitude, l’équilibre à trouver (la discretio) entre le retrait du monde et l’ouverture au monde (accueil, relation avec la famille) ? l’autonomie économique ? etc.

Après cette  prise de parole, le père Jean-Pierre a pu faire les constatations suivantes :

– Dans nos communautés, un déplacement des mentalités est indéniable ici comme en France ! Ce qui se vivait il y a cinquante ans et même moins ne se perçoit plus de la même manière aujourd’hui. Nous sommes appelés à vivre dans une société en mutation continuelle.

– Ici, comme en France, la vie monastique ne va pas de soi et aura toujours du mal à être bien comprise. Ici comme ailleurs en Europe, on pourra toujours entendre, devant un jeune qui entre au monastère : « Quel gâchis ! Si encore il entrait au séminaire pour devenir prêtre ! », ou pour une jeune fille : « Au moins si elle s’engageait dans une vie apostolique ! ».

Pour faire face à une telle réalité, il faut souligner deux points d’importance :

– Il est nécessaire que la formation dans nos communautés soit plus « expérientielle » (la pratique) que théorique ; en effet, la formation n’est pas qu’une question de transmission notionnelle, c’est un partage de valeurs vécues, expérimentées et ainsi approfondies.

– Par ailleurs, il serait bon dans nos communautés de développer une culture de l’inter-culturalité telle que l’Église insiste aujourd’hui avec raison. Ce point sera à reprendre.

À l’issue de cette mise en commun, voici ce qui se dégageait pour la suite des débats : Finalement, dans les thèmes évoqués, il y a deux registres : celui des questions communes à tout le monachisme aujourd’hui, et d’autre part des questions plus aiguës actuellement dans la vie monastique en Afrique :

Questions communes :

– l’équilibre entre retrait du monde et ouverture au monde ;

– l’obéissance et les relations fraternelles ;

– le rapport à la Congrégation comme point d’appui plutôt que lieu de contrainte en raison de mécompréhensions.

Quelques points plus spécifiques :

– les relations avec la famille ;

– les relations avec l’abbé comme régulateur de l’unité au sein de la famille monastique ;

– l’impact de la communauté sur le voisinage et les relations avec celui-ci ;

– le lien avec la Maison fondatrice ;

– une juste autonomie économique pour la maison filiale ;

– la forme de l’habitat ;

– la stabilité des personnes membres d’une communauté…

Friguiagbe2Le père Jean-Pierre proposait alors un regard sur l’évolution du contexte ecclésiale durant ces cinquante dernières années, d’une part en relation avec ce que les philosophes ont pu appeler le « tournant anthropologique », et d’autre part en rapport avec l’enseignement du concile Vatican II, événement majeur de cette période.

Une réalité qui touche toutes les cultures est la réduction progressive, voire la suppression de la place de Dieu dans la vie des sociétés de la plupart des pays de l’hémisphère Nord mais aussi de certains pays du Sud et maintenant d’une manière plus général dans un espace globalisé. L’enseignement du Concile a tenté de prendre cette question à bras-le-corps notamment avec les constitutions Lumen Gentium (LG) et Gaudium et Spes (GS) qui manifestent bien la vocation divine de tout être humain. Ceci appliqué dans la vie intime de nos communautés, nous invite à être attentifs à la construction de la personne à partir d’une source intérieure qui est la présence de Dieu en elle. Il y a une conversion à opérer dans nos comportements pour permettre de construire la personne à partir de cette source intérieure. Il faudrait, par exemple, arriver à recevoir quelqu’un en colère sans entrer en confrontation avec lui. Mais en se situant à un autre niveau, parvenir au contraire à faire tomber la colère et descendre avec lui à sa source intérieure où Dieu inspire ce qui est vital et juste.

De même, il nous faut veiller à la construction de la communauté qui va avec la construction de la personne. Il s’agira toujours de descendre à cette source intérieure en sorte que la communauté soit au service de la vocation divine de chacun.

Il faut arriver à se situer dans une visée commune, à se dire les choses dans une grande limpidité et tranquillité sans être esclave de ses passions. Pour parvenir à cette fin il faudrait mettre l’accent sur la formation, l’éducation de la conscience pour une plus grande liberté de la personne.

Les textes du Concile pourraient servir de base à un programme de conversion personnelle et communautaire. Il ressort de là que rien n’est jamais acquis : le développement de la personne est une approche culturelle toujours nécessaire, il ne peut se vivre qu’en travaillant conjointement la relation à autrui. C’est là que le double commandement de l’amour prend toute son actualité.

Avant même de travailler les questions spécifiques du monachisme africain aujourd’hui, nous avons passé un long temps pour avoir comme une visée commune concernant les valeurs qui nous fondent : écoute, obéissance d’amour, silence, humilité, prière personnelle et commune, communauté, travail, hospitalité, sous une Règle et un abbé. Le principal rôle de l’Abbé est en effet l’interprétation de ces fondements dans la vie ordinaire de la communauté.

Voici maintenant quelques considérations sur des points plus spécifiques du monachisme en Afrique de l’Ouest, en vue de son avenir. Nous ne donnons ici que quelques éléments, les discussions ont été plus approfondies et seront sans doute repris par les communautés.

 

Le rapport à la famille

Ce rapport à la famille est à considérer à la fois dans son aspect positif comme le lieu de construction de la personne et de la société, et son aspect négatif comme élément de  dispersion pour la personne consacrée.

Pour nous en Afrique, c’est un domaine particulièrement sensible dans les moments d’épreuve. Nous devons user de délicatesse humaine et évangélique, tout en veillant à rester fidèles à nos engagements religieux et monastiques.

Nos familles sont généralement ouvertes aux exigences de notre vie monastique. La difficulté vient parfois de nous-mêmes moines et moniales.

 

Le rapport avec l’autorité

Il peut y avoir difficulté dans l’accueil d’un responsable plus jeune en âge. Nous aurons toujours à retrouver ce regard de foi qui nous renvoie à la source intérieure.

Une autre difficulté est le passage du supérieur fondateur au premier supérieur africain. La transition peut être une épreuve et cause de souffrance pour les deux supérieurs (l’ancien et le nouveau) et pour la communauté elle-même ; tous les membres de la communauté sont appelés à accueillir la réalité de la foi en se recevant mutuellement du Christ.

L’autorité devrait être toujours un service de charité à l’opposé de ce qui se vit dans « les nations païennes ». Sur ce point comme sur tant d’autres, la communauté monastique devrait être le point de référence dont l’Église et le monde ont besoin.

 

L’impact du monastère sur le voisinage

Les relations d’entraide et de travail existent dans tous les monastères. Nos fondateurs ont investi dans le social tout en travaillant à leur gagne-pain. Cela a créé et crée encore des relations qu’il ne faut pas supprimer : « Mon voisin est  mon remède » dit un proverbe.

Pour nous, le défi est de veiller à garder l’équilibre entre

– le service à rendre, l’aide à donner…

– et la vie monastique à préserver du point de vue communautaire, travail en communauté et garde de la clôture intérieure du cœur (la vie personnelle).

Il s’agit de poser le geste qui convient, d’inventer une sorte de « coutumier » qui puisse aider à maintenir la bonne cohésion des relations, dans le  respect de la vie monastique mais aussi l’état de vie de nos voisins.

 

L’habitat

L’implantation de nos monastères, leur orientation, les matériaux de construction, etc., ont une influence considérable sur notre vie, à tous les niveaux : la prière, les relations en communauté, les rapports avec l’extérieur, le travail notamment.

Nos fondateurs avaient leur idée, leur conception de la clôture en arrivant et, pour cette raison, ils ont opté pour tel plan, pour telle architecture.

Aujourd’hui, nous sommes à la jonction de plusieurs carrefours dont nous devons tenir compte en ayant le regard tourné vers l’avenir. Notre habitat doit pouvoir à la fois servir et entretenir notre vie monastique.

 

L’économie

Une juste économie en vue d’une plus grande autonomie et d’une plus grande solidarité.

Un des buts de la vie monastique est de nous faire gagner notre vie et de nous donner de quoi aider les autres, autour de nous. C’est dans cette visée que nos diverses activités ont été mises en place. D’une manière générale, elles nous permettent de vivre et de tenir la vie courante. Nous pouvons résumer comme suit ce point de « juste économie » :

Nos activités nous permettent de travailler sans nous démarquer de notre milieu et de notre entourage ; et, parce que nous ne travaillons pas en vase clos, elles sont des lieux de formation, d’éducation et d’apprentissage.

Si, en général, nous arrivons à joindre les deux bouts pour les dépenses ordinaires, nous avons toujours besoin d’être soutenus pour les dépenses extraordinaires : les constructions nouvelles, par exemple, l’acquisition d’un matériel plus performant utile dans tel ou tel secteur, la création d’une activité nouvelle, etc.

Le projet économique pour l’avenir dans nos monastères doit faire l’objet d’une réflexion voire d’une étude plus approfondie.

 

Inculturation et dialogue interculturel

Le père Jean-Pierre nous a proposé une réflexion sur les notions d’inculturation et d’inter-culturalité dans l’enseignement de l’Église :

– l’inculturation est le processus par lequel une culture est visitée jusqu’en ses racines par l’Évangile à tel point qu’elle devient le support pour l’Évangile ;

– l’interculturel est l’ouverture et l’accueil d’une rencontre profonde entre les cultures, à l’intérieur de laquelle la foi peut s’exprimer pour sa part.

Dans notre monde globalisé, le phénomène des migrations, qui entraîne des mutations profondes, ouvre inéluctablement à des attitudes de multiculturalisme quelque peu relativistes ou à l’opposé d’assimilation culturelle contraignante. L’Église quant à elle, avec bien d’autres partenaires, prône le dialogue interculturel pour une meilleure approche de la personne et de la communauté humaine dans le respect des différences et l’enrichissement mutuel.

Le pape Benoît XVI a beaucoup insisté pour qu’une démarche d’inter-culturalité permette de chercher, dans une rencontre des cultures, des sciences et des religions et même en relation avec un athéisme ouvert, ce qui est bien pour l’homme et pour la construction d’une humanité nouvelle. Dans ce dialogue, la foi se fait inspiratrice et c’est ainsi qu’elle peut, sans complexe, exprimer ce qui la motive.

À notre niveau, comme moines, soyons des communautés interculturelles ! Que chacun soit prêt à se rendre disponible pour une écoute plus profonde de l’autre. Ensemble, formons le Corps du Christ, sacrement de notre avenir !

 

Rencontre avec les paroissiens de Kindia

Après ces moments forts de partage, le groupe des participants à la Rencontre s’est rendu à Kindia, à une quinzaine de kilomètres de là. Invités par le curé de la paroisse, le père André, nous avons été accueillis chaleureusement et généreusement par nos hôtes selon les couleurs locales ; ceci a permis de vivre un moment des réalités du pays que certains d’entre nous découvraient agréablement pour la première fois. L’accueil des paroissiens avec le geste symbolique de l’offrande de la cola, le beau spectacle culturel de la troupe composée de musulmans, l’eucharistie célébrée et partagée avec les prêtres du séminaire de Kindia et les agapes qui ont suivis, le repas offert gracieusement ont manifesté la générosité de nos hôtes. Ce moment a constitué pour nous un des temps forts de notre session.

 

Rencontre avec le père André Mamadou Ba Camara

Le père André Mamadou Ba Camara, curé de la paroisse de Kindia, a apporté un regard d’une personne extérieure à la vie monastique en tant que pasteur dans l’Église locale. C’est ainsi que le Père Curé a introduit sa causerie. Nous nous contentons de vous retracer les grandes lignes de son exposé que nous avons tous bien apprécié.

En s’appuyant sur les documents conciliaires (Lumen Gentium, Gaudium et Spes, Dei Verbum, Perfectae caritatis, Ad gentes et autres), le père André a voulu situer la vie monastique au cœur de l’Église universelle en soulignant très fortement son rôle missionnaire par son apostolat de la prière. La vie monastique appartient à l’Église locale ; elle a un devoir missionnaire ; elle aide l’Église locale à manifester et à vivre la nature intime de la vie chrétienne.

Une journée a été réservée au dialogue avec des jeunes autour de l’archevêque de Conakry et de quelques religieux et religieuses. Elle a été particulièrement riche, il n’est pas possible d’en rendre compte de manière détaillée dans ces pages du Bulletin.

Ainsi s’achevaient les travaux de réflexion à l’occasion de cette rencontre des supérieurs monastiques de l’Afrique de l’Ouest francophone. Il sera nécessaire de revenir sur tous les thèmes abordés. Une session particulière sur l’économie des monastères avec les cellériers et les supérieurs réunis serait à envisager.

Tous les participants se sont félicités du bon accueil de la communauté Sainte-Croix de Friguiagbé sans oublier les services rendus par la communauté Saint-Joseph de Séguéya.

Une fois de plus, la joie du « vivre ensemble » en frères et sœurs, unis profondément dans le même amour du Christ et en saint Benoît, a été la plus belle réponse à beaucoup de questions sur notre monachisme africain.