Le Mouvement Apostolique Manquehue et la lectio divina

Consuelo Verdugo, membre du Mouvement (Chili)

 

ManquehueLe monachisme vit aussi une forme de nouvelle évangélisation en relation avec les laïcs membres des familles bénédictines et cisterciennes. Les oblatures ou les fraternités laïques connaissent actuellement un certain renouveau en bien des endroits. Il nous a paru intéressant de montrer comment l’expérience de la lectio divina avait donné naissance à un extraordinaire élan d’évangélisation par le Mouvement Apostolique Manquehue au Chili en lien avec le monastère de Las Condes. Le témoignage ici rapporté est tout à fait impressionnant et mérite d’être porté à la connaissance des monastères de tradition bénédictine.

 

Le Mouvement Apostolique Manquehue a été fondé au Chili en 1977 par José Manuel Eguiguren, laïc, aujourd’hui marié, avec six enfants. Le Mouvement peut se décrire comme un monastère laïc bénédictin, avec la lectio divina comme poumon spirituel. La communauté centrale du mouvement est constituée par la communauté des oblats de Manquehue, composée de quarante hommes et femmes, mariés ou qui ont choisi le célibat, et nous tentons d’établir une union intime entre foi et vie, et pour cette raison, ensemble, nous travaillons, célébrons la liturgie des heures, pratiquons la lectio divina en la partageant. C’est à travers le contact personnel et communautaire avec la Parole de Dieu que sont nés dans le Mouvement des amitiés, des communautés et l’apostolat qui nous ont permis de grandir comme mouvement et de partager avec d’autres l’expérience de la rencontre avec le Seigneur dans sa Parole, ce qui nous a amené à fonder trois écoles avec plus de 4 000 élèves, deux maisons de formation pour jeunes en Patagonie chilienne, une maison pour les femmes de la rue, entre autres initiatives. Le Mouvement est laïc, ecclésial et bénédictin. Cela signifie que nous cherchons à vivre en profondeur notre vocation laïque, en communion filiale avec notre évêque diocésain et avec la règle de saint Benoît comme point d’appui et guide pour nous constituer et nous structurer en communauté.

Aujourd’hui, plus de 1 500 personnes se réunissent chaque semaine en groupes que nous nommons « groupes de lectio » pour partager comment la Parole de Dieu fait écho dans la vie de chacun.

 

À l’écoute de la Parole

Jésus Christ parle à travers la Parole (dans la communauté du Mouvement nous pouvons en témoigner) de cette rencontre intime et personnelle avec le Christ qui a lieu quand la Bible cesse d’être seulement un livre historique ou d’intérêt général pour devenir un lieu de rencontre avec le Seigneur. C’est cela qui est arrivé à José Manuel, quand, dans les années 70, au milieu d’une profonde crise existentielle, un moine bénédictin de l’abbaye de Las Condes, le père Gabriel Guarda, lui enseigna à lire les Écritures, de telle façon que le Christ ressuscité apparu dans sa vie, l’illumina et la remplit de sens. Le père Gabriel, à cette époque en charge de l’accueil et plus tard abbé de sa communauté, pris le temps nécessaire pour écouter José Manuel, répondre à ses questions, partager ses angoisses et l’aider à écouter les réponses que Dieu avait pour lui dans sa Parole, en un certain sens, il lui apprit à faire lectio divina, ou lecture priante des Écritures, si appréciée des moines.

Ce qu’il y eut de plus extraordinaire, selon José Manuel, ce fut « que ce n’était pas lui qui me parlait mais il m’apprenait à écouter ». José Manuel ne put garder cette expérience pour lui seul. Et sans savoir vraiment comment, il s’est retrouvé responsable de la préparation pour la confirmation d’un groupe d’élèves de l’école dans laquelle il avait étudié. Et il fit avec ces élèves la même chose que ce qu’avait fait ce moine avec lui : prendre la Bible pour aller ensemble à la découverte de ce que Dieu voulait dire personnellement à chacun d’entre eux.

 

L’expérience d’une rencontre

Et cela continue à se produire, jour après jour, d’une personne à une autre dans le Mouvement. Moi-même j’ai été « victime » de cette expérience. Je suis oblate célibataire du Mouvement Manquehue et ex-élève d’une de nos écoles et je me rappelle encore l’impression que j’ai éprouvée en voyant tant de personnes adultes qui insistaient pour devenir mes amies et en plus m’invitaient à partager la Parole de ce livre que je trouvais lointain et étrange. Petit à petit, j’ai réalisé que ces lectures que nous lisions chaque matin au début de la journée et que nous partagions lors des retraites ou d’autres activités m’étaient adressées personnellement. La première fois que je découvris qu’il y avait quelque chose de fort et de différent dans la Bible fut quand un oblat du Mouvement, lors d’une retraite, nous envoya lire pendant une demi-heure le texte de Zachée. Évidemment en quelques minutes, j’avais déjà lu malgré l’effort que je faisais à approfondir davantage ; mais je m’étais rendu compte que l’oblat allait faire la même chose et que ensuite nous partagerions. Je fus impressionnée qu’il soit capable d’extraire tant d’idées de ces quelques lignes : « Zachée essayait de voir qui était Jésus, mais comme il était petit, il ne pouvait pas le voir car les personnes l’en empêchaient » (Lc 19, 3)… Il semblait que Zachée c’était moi et que des circonstances empêchaient ma rencontre avec le Christ. À la fin de la rencontre, il me dit que cela faisait déjà deux ans qu’il faisait la lectio et que de ce fait, il pouvait mieux approfondir. Cela éveilla en moi le désir que la Parole me parle de la même façon.

Je dois reconnaître qu’en plus de cela, la possibilité de participer à des missions du collège fut sans doute pour moi le lieu de la merveilleuse rencontre avec le Dieu vivant. Forte fut l’expérience de vivre ces jours en communauté, prier ensemble, annoncer et proclamer notre foi ensemble, avec en plus la rencontre et les conversations avec les personnes des villages qui nous transmettaient leur témoignage de Jésus Christ avec une simplicité émouvante. Comment oublier que, quand nous terminions les conversations et que nous ouvrions notre Bible pour choisir une lecture au hasard, de nombreuses fois, nous avons eu cette sensation que Dieu lui-même intervenait avec sa force et son pouvoir, de façon plus puissante et convaincante que tout ce que nous avions dit antérieurement.

Manquehue2Évidemment, cet éveil ne fut ni continu ni toujours ascendant. Il y eut des périodes de tiédeur et de désert. Je trouvais parfois difficile d’assister à mon groupe de lectio, aux activités d’apostolat et en plus de cela, lors de ma dernière année d’école, je fus renversée par un véhicule et je ne pus participer aux missions ; je ressentis alors énormément de doute sur le sens de ma vie. Pourquoi ne suis-je pas morte? Qu’ai-je fait de ma vie? Je me rappelle qu’une amie m’avait fait cadeau d’une cassette avec une chanson chantée par elle-même qui disait : « J’espère que quand tu regardes autour de toi tu ne vois pas que ta vie s’est enfuie », j’eus très peur qu’effectivement ma vie se soit enfuie. J’avais déjà dix-huit ans. Qu’est ce qui pouvait empêcher que les prochaines années passent sans que je n’aie rien fait ?

Après un certain temps hors de l’école, je ressentis le besoin de faire quelque chose. La première idée qui me vint en tête fut d’accepter de partir pour vivre une expérience du Mouvement de vie communautaire et de mission à São Paulo, Brésil. Ce qui m’amena à prendre cette décision fut le souvenir du bonheur que je ressentais à l’école quand nous travaillions dans les différents apostolats. Partir pour le Brésil était un peu pour moi se remémorer, retrouver cette force, cette énergie, cette vitalité que j’avais connues. Le Brésil me permit de réfléchir et de mettre des noms sur des situations que j’avais vécues. La vie en communauté fut un défi, je recevais peu à peu la Parole à la première personne du singulier. Je me rappelle combien mes premières heures de lectio le dimanche me paraissaient interminables ; mais finalement petit à petit je finis par m’en réjouir, découvrant des lectures qui m’embrasaient le cœur : « Je ne te connaissais que par ouï-dire mais maintenant mes yeux t’ont vu » (Jb 42, 5).

L’expérience au Brésil fut beaucoup plus forte que je ne l’avais pensé au départ. J’ai toujours eu soif d’en vouloir plus : plus de vie, plus de paix, plus de sens et voici que je trouvais ma place, non selon l’ordre du confort mais à cause du défi de l’amour, de la communauté. Je ressentais le défi de me donner davantage en prenant des responsabilités concrètes. Je me rappelle encore que le jour de la fête de la Transfiguration, j’étais seule dans un des bureaux de l’école lisant l’Évangile du jour. Je ne parvenais pas à me concentrer et mes yeux regardaient la page d’à côté. Les paroles que je lisais me frappaient violemment : « Si quelqu’un veut venir à moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra mais celui qui perdra sa vie à cause de moi, la sauvera » (Lc 9, 23-34). Le message que je recevais était clair : j’avais une énorme soif de Vie et l’Évangile me montrait le chemin : « Perds ta vie, donne-toi, viens – m’appelait-il – suis-moi, tu vivras des croix, mais ne crains pas, parce que je t’invites à la vraie Vie ». Je dois reconnaître que je fus prise de panique mais j’étais encore sauve car personne ne savait encore ce qui m’arrivait : « N’étais-je pas en train de m’auto-suggestionner avec des lectures écrites il y a des milliers d’années et pour toute l’humanité ? » Je décidai d’ouvrir une dernière fois la Bible, je le ferais au hasard et selon la lecture j’agirais. Je priai, j’invoquai le Saint-Esprit et j’ouvris la Bible : « Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. Elle était au commencement près de Dieu. Tout fut fait par elle et rien ne se fit sans elle. Ce qui se fit en elle fut la vie, et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1, 1-4). Je n’eus pas à continuer à lire, Dieu me répondait ; s’il avait tout fait par sa Parole, il pouvait également faire aboutir ma vocation.

 

De la vocation à la mission

Je ne pouvais pas garder pour moi cette parole qui m’avait été révélée. J’avais tant reçu : une communauté, le sens de la vie, un travail, une mission. Je voyais tant de jeunes assoiffés de sens et avec le besoin de rencontrer face à face, eux-mêmes, le Christ vivant et ressuscité. J’ai vu clairement toutes les occasions possibles pour partager et annoncer la Parole, je ne pouvais plus m’arrêter par respect humain, selon l’exhortation de saint Paul : « Proclame la parole, insiste à temps et à contretemps » (2 Tm 4, 2).

 

La vraie réalité

Manquehue3La vie du Mouvement a jailli et continue à jaillir de la lectio divina. Ce qui dans le concret signifie : prévoir tous les jours un temps dans l’horaire pour se mettre à l’écoute de la Parole : au début d’une réunion, dans tous les apostolats, les travaux, les missions, les camps scouts, dans les écoles, avant une conversation, tout commence par la lecture de l’Évangile permettant un espace d’écoute pour partager la manière dont cette Parole nous parle personnellement, à chacun de nous. Car nous avons besoin de nous nourrir continuellement à cette rencontre. Cela ne se fait pas une fois pour toutes ; nous avons besoin d’entendre l’appel tous les jours, de recevoir l’exhortation tous les jours, nous devons nous réveiller tous les jours à la réalité de Dieu.

La réalité, nous disait Benoît XVI à Aparecida, c’est Dieu, et pour cette raison « est réaliste celui qui reconnaît dans le Verbe de Dieu la fondation de toute chose » (VD, 10). Il est assez facile de perdre la dimension des choses et ne pas regarder avec les yeux de Dieu et de la foi ; à partir de ce moment, nous nous angoissons pour nos devoirs, nos préoccupations ou nos problèmes. Chaque jour nous prépare mille contradictions et situations difficiles auxquelles nous devons faire face : difficultés de communication, déceptions, stérilités. Il est facile de perdre courage et de ne plus voir le sens de tant d’efforts et tant d’énergie. Il est impossible de comprendre cela si ce n’est en Dieu et dans la certitude de son amour pour nous. Se retourner vers Dieu devient alors une nécessité vitale, l’interroger lui-même pour qu’il nous indique le pourquoi de chaque situation ou bien qu’il nous donne la force de prendre notre croix de tous les jours et de la voir comme un chemin de vie. La Parole nous donne l’occasion d’unir foi et vie, de découvrir pourquoi, comme dit le Concile, « c’est seulement à la lumière de la foi et par la méditation de la Parole divine que l’on peut connaître Dieu, toujours et en tous lieux ; c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous existons (Ac 17, 28), chercher sa volonté dans tous les événements, contempler le Christ dans tous les hommes, que ce soient des parents ou des étrangers, et bien juger du sens et de la valeur des choses en elles-mêmes et en relation avec l’homme » (Apostolicam actuositatem 4).

C’est cela notre mission : écouter la Parole pour ouvrir les yeux à cette réalité puissante que Dieu est réellement présent, vivant, agissant, et vivre ainsi notre vie avec d’autres critères, ceux du Royaume, dans la certitude qu’en lui nous avons la vie éternelle.

 

L’aliment de la Parole

La Parole non seulement nous illumine et nous donne la force mais nous pouvons également dire qu’elle agit par elle-même. Elle a une puissance qu’aucun autre argument ou aucune autre action ne possède. Elle convertit le cœur et le retourne vers Dieu. Elle est l’eau et le pain pour la route, elle est un guide sûr. Elle enseigne à exister comme communauté et à découvrir le visage du Christ dans mon frère et ma sœur en communauté. La communauté est également le guide et le tuteur de la Parole. Elle nous amène à partager et à proclamer notre foi. La Parole nous apprend à prier et éveille en nous le sens et le goût de l’eucharistie. Dans la lectio divina, c’est le Christ qui vient à notre rencontre, nous explique les Écritures, enflamme notre cœur et dans cette chaleur commence à faire battre notre cœur à nouveau ; il commence à vivre d’une vie nouvelle, d’une vie en abondance. Le Christ vient à notre rencontre, face à face, il nous parle comme un homme parle à son ami et ses paroles ne sont pas n’importe lesquelles, mais des paroles de vie éternelle.