Dom Mauro-Giuseppe Lepori, Abbé Général O. Cist.
La Règle de saint Benoît, une proposition d'humanité (1)
Un trésor pour tous
Votre proposition d’intervenir dans votre session sur le thème : « Que signifie "diriger" », avec comme tâche la présentation de l’apport de la Règle et du charisme de Saint Benoît, m’a fortement stimulé. Depuis plus de 24 ans, je vis à l’abbaye cistercienne de Hauterive ; depuis presque 15 ans, j’en suis l’Abbé, c'est-à-dire le responsable, ou, si vous voulez, le « directeur » pour rester proche de la formulation de votre thème de travail et de réflexion. Ce qui veut dire que j’ai passé toutes ces années en suivant la Règle de Saint Benoît, Règle dont les moines cisterciens du XIIe siècle ont voulu revenir à l’observance littérale. J’ai pu vérifier par moi-même à quel point cette Règle monastique, rédigée dès le début du VIe siècle, reste actuelle dans son essence, actuelle non pour vivre une Règle, mais pour mieux vivre, et mieux vivre tout, toute la vie humaine, dans toutes ses dimensions.
Et quand on fait l’expérience que quelque chose vous aide à mieux vivre, à vivre notre humanité avec plus de saveur, mais aussi avec plus de responsabilité, on ne peut que regretter le fait que un tel trésor reste aujourd’hui souvent enclos dans les monastères, au service des moines et moniales qui suivent la Règle bénédictine de par leur vocation religieuse.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Toute la culture européenne a été modelée par cette expérience de vie qui s’est communiquée, comme par osmose, depuis les monastères jusqu’au tissu de toute la société, d’une société qui devait se reconstruire sur les ruines de l’empire romain, en intégrant le sang neuf et bouillant des peuples barbares.
Saint Benoît a permis au christianisme de devenir culture, au sens global du terme, c'est-à-dire de s’incarner dans la pâte de notre humanité, pour la rendre plus humaine, plus harmonieuse, plus unifiée. En elle-même, cette humanisation fait partie intégrante de la nature du christianisme. Si Dieu, créateur de l’homme, se fait homme et vit une vie humaine, immanquablement, Il offrira en soi-même l’image d’une humanité accomplie, vraie, belle, en accord avec le dessein selon lequel chaque être humain existe.
Ceci étant dit, je suis bien conscient de ne pas parler nécessairement à un public qui partage ma foi chrétienne. Mais il serait impossible de parler de l’apport d’humanité du mouvement bénédictin sans en mentionner la racine et la source vivifiante. Ce serait manquer d’honnêteté surtout envers saint Benoît, lui qui, à plusieurs reprises au cours de sa Règle, met au centre le conseil et le précepte de « ne rien préférer à l’amour du Christ » (5, 2). Parce qu’il est indéniable que saint Benoît s’est soucié uniquement de cela, qu’il n’a eu que cela à l’esprit. Toute son influence sur la culture européenne a été un fruit de la vie qu’il a menée, mais qu’il n’avait certainement pas prévu ni projeté.
Je suis convaincu que si saint Benoît, comme tant d’autres pères de notre civilisation, peut nous aider dans la crise que nous traversons, ce sera simplement parce que nous aurons l’honnêteté et, je dirais, l’humilité d’écouter son expérience dans toutes ses dimensions, en nous situant devant ce qui pour lui, était fondamental et central.
Servir Dieu
Le fondement incontournable de l’humanité nouvelle que saint Benoît a favorisée est que tout, dans la vie du monastère bénédictin est vécu par rapport à Dieu. L’objectif de la vie du monastère est de servir Dieu, c’est la gloire de Dieu. A la fin du Prologue de la Règle, Benoît affirme que son projet est de construire une « école du service du Seigneur » (Prol. 45). Au sujet de chaque candidat à la vie monastique qui entre au noviciat, Benoît demande que l’on vérifie par-dessus tout : « s’il cherche vraiment Dieu » (58, 7).
Maintenant, en parcourant la Règle, il est évident que cette intention fondamentale, ce choix fondamental ne se réfère pas seulement à la prière, à la liturgie, aux aspects purement monastiques de la vie au monastère, mais en fait, à tous les aspects de la vie humaine, même les plus matériels, économiques, physiques, terre à terre. Tout, littéralement tout est concerné par cette école du service de Dieu.
Je prendrai un seul exemple, qui s’adapte particulièrement au public à qui je m’adresse, puisqu’il s’agit d’argent. A la fin du chapitre de la Règle sur le travail des artisans du monastère, Benoît conclut en disant : « Si on doit vendre quelque produit de l’artisanat du monastère, les frères qui en sont chargés feront bien attention à ne se permettre aucune fraude. (…) Dans la manière de fixer les prix, il faudra prendre garde que le mal de l’avarice ne s’insinue pas : on vendra toujours à un prix un peu plus bas que ce que feraient les séculiers, afin que, en tout, Dieu soit glorifié » (57, 4-9).
La vie humaine, en soi, est tissée d’une multiplicité de facteurs, mais tous peuvent être vécus en unité, en harmonie, si l’objectif que l’on veut vivre est plus grand que la vie. Je crois que le secret de la fécondité de saint Benoît pour la vie monastique occidentale, et pour la culture européenne en son entier réside dans le fait d’avoir su faire passer dans une expérience concrète, quotidienne, la conscience que c’est seulement en vivant pour quelque chose de plus grand que soi que l’homme peut vivre en plénitude et unité tous les éléments de l’existence.
Quand les valeurs ne sont plus vécues en fonction de quelque chose qui les dépasse, elles perdent à la fois leur fondement et leur but, elles deviennent stériles.
Un cœur dilaté
Pourquoi ? Parce que l’option fondamentale pour la gloire de Dieu, ou, si vous préférez, la référence fondamentale à une transcendance, à l’Absolu, est constitutive du cœur de l’homme. Saint Benoît est simplement conscient que le cœur de l’homme est fait ainsi, vit ainsi, qu’il est vivant s’il vit ainsi. Et la vie du cœur est le bonheur, le sens de l’accomplissement.
Benoît a hérité sa sensibilité à la nature du cœur humain de la Bible, de la tradition patristique, comme par exemple de saint Augustin, de Cassien, de saint Basile, etc. Mais aussi, directement ou indirectement des meilleurs philosophes païens de l’antiquité.
La toute première phrase de la Règle est : « Écoute, mon fils, les préceptes du maître, incline l’oreille de ton cœur » (Prol. 1).
Une nouveauté dans la vie est impossible si l’on ne part pas de l’exigence de bonheur que chaque cœur humain porte en soi. Tôt ou tard, l’homme doit cependant reconnaître qu’il ne réussit pas à se donner à lui-même ce bonheur. D’où l’invitation à tourner la capacité d’écoute qui se trouve dans le cœur humain vers un maître, à quelqu’un qui puisse nous guider, et qui puisse nous guider à partir d’une expérience de la vérité de la vie. L’essentiel, pour Benoît, est que le cœur dise librement oui à un salut qui ne vient pas de lui. L’essentiel est que le cœur, conscient de son incapacité à se sauver tout seul, mais aussi de son désir inaliénable de plénitude et de bonheur, décide d’en écouter un Autre, et qu’il l’écoute avec la disponibilité à se laisser guider, instruire, conduire vers la vie.
Le résultat de ce labeur est que le cœur se dilate, c'est-à-dire que l’on devient plus libre, plus soi-même, plus capable de désirer le bonheur. C’est ce que Benoît promet à la fin du Prologue : « Peu à peu, le cœur se dilate sur le chemin de la vie monastique et de la foi, et l’on court sur la voie des commandements du Seigneur, le cœur dilaté par l’ineffable douceur de l’amour » (Prol. 49).
L’expression : « cœur dilaté » exprime une capacité d’amour qui permet à la liberté d’embrasser toute la vie, toute la réalité. La dilatation du cœur veut dire que la personne est unifiée, sans rien censurer de la réalité. L’amour qui l’habite devient relation gratuite avec tout et avec tous. Toute la vie devient vivante parce qu’elle devient amour, un amour qui choisit tout, accueille tout, respecte tout, se sacrifie pour tout, renonce à tout, et pourtant possède tout. Je dirais que l’issue du chemin sur lequel nous guide la Règle est comme une sympathie pour tout le réel, une affection pour tout, qui rend la personne capable d’engendrer à la positivité tout ce qu’elle rencontre et tout ce qu’elle fait.
Le cœur dilaté par l’ineffable douceur de l’amour engendre d’abord un regard différent sur les personnes et sur les choses, et donc une relation différente. Et la relation différente change les choses, change les personnes, les rend meilleurs, les construit, les répare si elles sont brisées ou détruites.
C’est ce regard nouveau qui a reconstruit et édifié la civilisation européenne. La décadence de l’empire romain et les désastres barbares avaient obscurci, assombri le regard sur l’homme et sur le réel. Tout était devenu ruines, pessimisme, défaitisme. Qui aurait pu encore édifier quelque chose, prendre une initiative, espérer en quelque chose de nouveau ?
Benoît a eu l’intuition, au cœur de cette décadence, qu’il fallait regarder plus loin, regarder autrement, regarder un Autre. Il s’est cependant retiré trois années dans une grotte, pour s’exercer à ce regard sur Dieu. Il est sorti de cette expérience avec un regard renouvelé. Il n’avait plus besoin de changer d’abord quelque chose dans la réalité et dans la société pour voir ensuite le positif de toute chose. Le positif, il le portait en lui, il était dans son regard, et avait compris qu’il devait aider les autres à fixer les yeux plus loin que sur eux-mêmes, plus loin que leur misère et que celle du monde.
Un chemin éducatif
Mais comment donc le cœur peut-il se dilater, comment saint Benoît peut-il éduquer à un rapport positif et constructif avec la réalité, réalité aussi dramatique et pénible qu’elle l’était de son temps et qu’elle est encore aujourd’hui ? Comment donc Saint Benoît peut-il nous aider à retrouver une espérance ?
Saint Benoît a créé un cadre qui allait éduquer à la vérité de la vie, une école de vie. Le charisme de saint Benoît est un charisme d’éducation à l’expérience humaine fondamentale. Éduquer signifie aimer le vrai destin de la personne. Éduquer signifie accompagner la personne dans sa conversion de vie vers la plénitude. Éduquer signifie aimer une personne pas seulement pour ce qu’elle est mais également pour ce qu’elle est appelée à devenir.
L’éducation est véritablement humaine quand elle a sa fin dans l’homme en tant que tel, pas uniquement dans ce que l’homme doit faire, ou ce à quoi l’homme doit servir.
Quels sont alors les axes de l’apport éducatif de saint Benoît à une culture humaine et féconde ? la Règle souligne essentiellement trois facteurs qui se compénètrent : la prière, la communauté et l’activité.
La prière
Je ne m’étendrai pas sur le point de la prière, aussi parce que j’ai déjà expliqué plus haut son sens fondamental. Il s’agit en fait d’exercer une écoute et des gestes qui éduquent la personne à vivre pour Quelqu’Un de plus grand que lui-même. Il s’agit de dire « Tu » à une présence qui nous dépasse et qui nous aime, qui nous a créés et qui désire que notre vie se déroule dans l’amour et le bonheur. Toutes les heures de prière communautaire et personnelle que prévoit saint Benoît veulent éduquer à cette conscience, et donc libérer le cœur de la fermeture sur lui, qui étouffe le souffle de la vie. Prier, pour saint Benoît, signifie s’éduquer à reconnaître que la dimension de l’éternel et de l’infini fait partie de la définition de nous-mêmes, et que cette dimension est Quelqu’Un, Dieu, qui nous parle, qui nous écoute, c'est-à-dire Quelqu’Un qui est en relation avec nous, tout au long de la journée.
Benoît nous demande d’interrompre le sommeil, et à plusieurs reprises les activités du jour, pour nous rendre au rendez-vous avec Celui qui nous crée, et qui donne achèvement et plénitude à notre vie, pas seulement après la mort, mais maintenant, aujourd’hui, dans ce que nous vivons aujourd’hui. La prière bénédictine est vécue presque tout entière dans la Parole de Dieu, à l’écoute et dans l’expression de la Bible, en particulier des Psaumes, ces 150 compositions poétiques par lesquelles le peuple hébreu exprime dans sa relation à Dieu tout ce que le cœur humain peut sentir et vivre, que ce soit positif ou négatif.
La pratique régulière de la prière, de demande et de louange, crée une conscience de soi et de la réalité qui pénètre ensuite dans tout le tissu de la vie, dans les relations et dans le travail. Pour Saint Benoît, tout doit devenir liturgie, tout est pour la gloire de Dieu, c’est pourquoi chaque détail matériel et pratique devient expression d’un désir qui va bien au-delà de l’apparence et de la contingence.
Pratiquement, tout se passe comme si Saint Benoît nous disait que si le cœur de l’homme vit de la relation à Dieu, tout ce qu’il fait et qu’il touche devient expression et mémoire de cette relation.Stabilité dans la communauté
La prière, la relation à Dieu, le fait de reconnaître que Dieu est Dieu, tout cela devient comme la lymphe qui parcourt tout l’arbre. L’arbre de la Règle de saint Benoît est la vie communautaire qui s’exprime dans la fraternité et dans le travail.
La communauté pour saint Benoît est un corps auquel chaque moine appartient librement, acceptant de vivre la vie monastique selon la Règle. C’est un groupe de personnes qui, vivant sous une unique paternité (celle du Christ représenté par l’Abbé) a pour loi la fraternité, l’être frères ou l’être sœurs, les uns des autres. Dans la communauté monastique, tous sont égaux parce que tous sont appelés au monastère par un unique Seigneur. Saint Benoît souligne, à une époque où l’esclavage régnait encore : « Esclaves ou libres, nous sommes tous un dans le Christ, et ayant un unique Seigneur, nous remplissons tous un même service » (2, 20).
Cette égalité ne censure pas la diversité. Saint Benoît ne se crée pas de problème pour mettre en évidence les mérites ou les qualités particulières de chaque moine, à condition qu’il n’en tire pas orgueil, sinon le mérite et la qualité personnelle, au lieu de devenir une richesse pour la communauté, deviendrait cause de division.
Tous les membres ont besoin en fait de la communauté, afin que toutes les valeurs et les vertus soient réelles et non imaginaires. La communauté vérifie tout, rend tout véridique et réel. On est qui l’on est en communauté, non celui qu’on apparaît en dehors d’elle, ou dans l’idée qu’on se fait de soi-même. Et c’est dans l’unité humble et harmonieuse avec le reste du corps que chaque membre peut trouver et exprimer sa fécondité de vie.
L’insertion communautaire est à ce point importante pour la vérité du chemin de chaque moine, que Saint Benoît demande à celui qui se décide vraiment à suivre ce chemin de faire vœu de stabilité dans la communauté. La stabilité est un peu le quatrième vœu bénédictin. Il s’agit de décider de rester pour toujours, jusqu’à la mort, dans une communauté déterminée. C’est un choix dont saint Benoît veut qu’il soit bien réfléchi, vérifié par l’étude de la Règle, éprouvé par la vie en communauté, de façon qu’il puisse être pris en totale liberté, mais pour toujours (cf. RB 58).
Quel est le sens de ce vœu, de cet engagement, qui peut-être celui qu’il est plus difficile d’accepter de nos jours ? L’objectif est de rendre réel et efficace le chemin de conversion entrepris par le moine. C’est seulement si l’on se décide pour la stabilité dans une communauté, c'est-à-dire dans un espace relationnel déterminé, que l’on change réellement.
Quand on se décide pour la stabilité, c’est comme si l’on se disait : arrive ce qui arrivera, je suis d’accord de changer d’abord moi-même avant de changer le lieu et les personnes auxquels j’appartiens. Parce que des problèmes et des difficultés, il y en aura toujours sur le chemin qu’on entreprend. La tentation sera toujours de se faire l’illusion qu’ailleurs, avec d’autres personnes, tout ira mieux, ce sera plus facile. Cette idée est presque toujours une illusion. Celui qui part, celui qui change de lieu trouvera toujours les mêmes problèmes, parce que le vrai problème est d’accepter de changer soi-même, de progresser, de se convertir toujours plus à une vie plus donnée, plus libre de soi.
Cet engagement de vie purement bénédictine est sans doute ce qui serait le plus utile dans la société actuelle, dans tous les domaines : familial, professionnel, etc. ; normalement, aujourd’hui, quand on rencontre des difficultés, on cherche à changer, ou pour le moins d’éviter les personnes avec qui on rencontre la difficulté. Souvent, les personnes sont déplacées par les autres, celles qui ont du mal avec elles. Le résultat est que les personnes ne sont jamais aidées à changer, à évoluer. On n’a pas la confiance dans les possibilités de s’améliorer que tout le monde aurait.
Le vœu de stabilité dans le monastère est fondamentalement un acte de confiance extrême non seulement en Dieu, mais encore dans l’homme. L’individu et la communauté s’accordent réciproquement une confiance sans limite de temps, pour toujours, confiance en la possibilité indélébile de chaque personne de s’ouvrir à la grâce d’un changement, d’une vérité de vie toujours plus grande, malgré tous les défauts, les lenteurs, les chutes.
Le fait de s’éduquer en communauté à reconnaître une relation avec l’autre, générée par la reconnaissance par Dieu, c'est-à-dire que l’autre est mon frère, ma sœur, parce que nous avons un unique Père, cette reconnaissance conduit à avoir avec tous une relation qui ne s’arrête pas à l’apparence ni à l’instinctif. Dans chaque hôte, surtout s’il est pauvre, Benoît demande de reconnaître et d’adorer le Christ (53, 1–7). Et, en général, la règle demande « d’honorer tous les hommes » sans distinction (4, 8). C’est comme si on nous disait que plus on honore Dieu, plus on doit honorer l’homme, quel qu’il soit. Cette humanité de regard et d’accueil a sans aucun doute contribué grandement à humaniser la société européenne en un temps où la diversité des cultures et l’inimitié déchiraient tout et tout le monde.
Que signifie « diriger » ?
J’en viens à traiter plus directement le thème de votre séminaire : « Que signifie "diriger" ? »
Toute l’expérience de vie que la Règle de saint Benoît décrit est de fait une expérience « dirigée » c'est-à-dire guidée. Guidée fondamentalement par la Règle, et, à travers elle, par la Bible, en particulier l’Évangile, et aussi par la tradition monastique qui remonte jusqu’aux pères du désert des premiers siècles. Mais la règle n’est pas un code qui fonctionne seul. La règle est un vade-mecum pour qui est appelé à diriger le monastère et pour chaque moine qui veut suivre ce chemin. La communauté que décrit et inspire la règle est une communauté dirigée, dirigée essentiellement par un Abbé, et par d’autres figures de responsables délégués qui participent à la responsabilité de l’Abbé pour mieux conduire la communauté.
Une communauté, pour être un lieu qui éduque à la vie, ne peut se guider elle-même, elle a besoin d’un guide. Un guide qui, normalement, est « démocratiquement » choisi par la communauté elle-même. « On établira comme Abbé celui qui sera élu par la communauté, dans la crainte de Dieu (…) il doit être choisi selon le mérite de sa vie et la sagesse de son enseignement, même s’il est le dernier dans le rang de la communauté (64, 1-2).
L’Abbé, pour saint Benoît, représente, au milieu de ses frères, la paternité de Jésus-Christ, du bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. (Jn 10).
La figure de l’Abbé est mentionnée dans presque chacun des 73 chapitres de la Règle. Au fond, le rôle de l’Abbé est un peu celui du modérateur entre la lettre de la Règle et la vie de la communauté. La Règle est fixe ; la vie de la communauté, au contraire, comme celle de chaque organisme humain, varie constamment. L’Abbé doit alors exercer le charisme de la discrétion, du discernement, de la modération.
Que signifie « être appelé à diriger la communauté » ?
Saint Benoît donne plusieurs conseils. Je cherche à souligner les quatre plus importants, et espérons, les plus utiles aujourd’hui, également pour vous.
1) l’Abbé doit être « docteur » dans le sens de savoir offrir à la communauté un enseignement constant, une « doctrine de sagesse » (64, 2) que lui-même puise dans la sagesse divine. « L’Abbé, écrit saint Benoît, ne doit rien enseigner, établir ou commander qui soit étranger aux commandements du Seigneur, mais bien plutôt, ses dispositions et son enseignement doivent tomber dans l’âme des disciples comme un ferment de justice divine » (2, 4-5).
C’est là pour moi un aspect essentiel, parce qu’il implique un exercice de l’autorité qui n’en appelle pas à une obéissance automatique, servile, infantile, mais qui en appelle à la liberté et au jugement des personnes. Exercer une responsabilité par le moyen de la communication d’une doctrine de sagesse veut dire laisser aux autres la possibilité de s’approprier les raisons de ce qui leur est demandé, du chemin qu’ils doivent parcourir. Cela signifie conduire les personnes à obéir à la vérité en se l’appropriant, l’assimilant, plutôt que d’obéir à un ordre extérieur. La doctrine de sagesse fait en sorte que la conduite exercée par le responsable est assimilée par la liberté et par la raison, desquelles on apprend à tenir debout et à marcher seul, à être des sujets, et non des moutons sur le chemin que parcourt la communauté.
C’est là un point dont je pense qu’il est particulièrement douloureux dans toutes les sortes de conduites qui s’exercent dans la société actuelle. Combien de responsables dans le domaine politique ou professionnel sont capables véritablement d’exprimer une « doctrine de sagesse » pour qui la leur demande, parmi ceux qui dépendent d’eux ? C'est-à-dire, combien de responsables savent vraiment donner les raisons du chemin à faire, du devoir à remplir, des choix à faire, pour que ce soit la liberté des personnes qui vraiment soit interpellée et mise en œuvre, et non, par exemple, la peur de sanctions, le calcul mesquin de l’intérêt propre ?
2) un autre aspect important de la « direction » de l’Abbé est la disponibilité à se laisser conseiller, c'est-à-dire à promouvoir et à susciter un jugement commun sur le chemin à parcourir. Le troisième chapitre de la Règle est consacré à ce thème, qui se retrouve encore ailleurs.
« Chaque fois qu'il y a des choses importantes à discuter dans le monastère, l'Abbé réunit toute la communauté. Il présente lui-même l'affaire. Il écoute l'avis des frères. Ensuite il réfléchit seul. Puis il fait ce qu'il juge le plus utile. Tous les frères sont appelés au conseil, comme nous l'avons dit. En effet, souvent le Seigneur découvrira à un frère plus jeune ce qui est le mieux (…).Quand il s'agit de choses moins importantes pour les besoins du monastère, l'Abbé demandera l'avis des anciens seulement. La Bible le dit : "Demande l'avis des autres pour toutes choses. Ensuite, quand c'est fait, tu n'as pas de regret" » (Si 32, 24) (3, 1-3 ; 12-13).
Je pense qu’il est important de noter qu’une dynamique de conseil est avant tout une dynamique d’écoute réciproque et commune. L’idée fondamentale est qu’il est une vérité plus grande que tous les « conseillers », qu’il faut écouter en s’écoutant réciproquement. C’est la vérité même qui doit se manifester et s’imposer, et pour cela, il ne faut pas s’étonner qu’on se serve comme instrument même de personnes qui semblent moins expertes ou idoines.
Cette pratique, cependant ne nivelle pas les rôles ni les responsabilités. L’Abbé, par exemple, doit écouter, méditer ce que disent les autres, mais en fin de compte, c’est lui qui doit décider. La responsabilité reste sienne, et il ne pourra pas se cacher derrière le paravent de l’opinion commune. Il doit rester libre de prendre une décision qui va à contre-courant, si, après avoir écouté tous les frères, il pense que la décision à prendre n’est pas celle que souhaite la majorité.
3) un autre aspect important de la responsabilité de la Règle est la délégation. L’Abbé ne doit pas tout faire seul. Saint Benoît établit, par exemple, que, si la communauté est nombreuse, on choisira parmi les moines des frères que les autres reconnaissent comme bons et qui vivent selon Dieu, et ils seront institués doyens (…). « Ces doyens seront choisis de façon que l’Abbé puisse compter sur eux pour partager le poids de sa charge. On ne les choisira pas selon la date de leur entrée au monastère, mais selon le mérite de leur vie et la sagesse de leur enseignement » (21, 1-4).
On voit ici que les doyens doivent au fond avoir les mêmes qualités que l’Abbé : le mérite de leur vie et la sagesse de leur doctrine, ce qui signifie qu’ils ne doivent pas seulement exécuter des ordres, mais exercer une réelle responsabilité personnelle vis-à-vis des frères. La seule condition est qu’ils le fassent en unité avec l’Abbé, que l’Abbé puisse se fier à eux.
La même chose sera valable pour le prieur du monastère (ch. 65), pour le cellérier (ch. 31), le maître des novices (ch. 58), l’infirmier (ch. 36), le responsable de l’accueil (ch. 53 et 66), etc. chaque délégation de responsabilité doit toujours être comme pacifiée et alimentée par un lien plus explicite de fidélité et d’obéissance à l’Abbé, de transparence dans l’exercice de la responsabilité personnelle.
Saint Benoît est conscient du risque que court un responsable : c’est de ne pas pouvoir se fier aux autres, de se faire propriétaire de sa charge, ce qui le porterait à exercer sa charge, je dirais, d’une façon paranoïaque. C’est pourquoi il invite l’Abbé à « chercher à être aimé plutôt qu’à être craint.
L’Abbé ne devra être ni agité ni inquiet, ni excessif ni obstiné, ni jaloux ni soupçonneux, sinon il ne connaîtra pas le repos ». (ch. 64, 15-16).
Saint Benoît n’aime pas les supérieurs névrotiques, tellement préoccupés de leur charge qu’ils en perdent l’appétit et le sommeil. L’Abbé ne doit pas oublier que lui aussi est fils et frère comme chacun de ses confrères. C’est pourquoi il doit déléguer, mais surtout se confier à Dieu. Lui aussi doit exercer son devoir plus dans la prière que dans le dire ou le faire.
4) un quatrième aspect de l’exercice de l’autorité de l’Abbé d’après saint Benoît est la capacité à corriger. Le matériel humain de quelque communauté que ce soit est toujours un matériel fragile, faillible, qui a besoin constamment d’être corrigé, relevé de ses chutes, retiré des sentiers où il s’égare et se ruine, pour éviter ou réparer les régressions, les chutes, les fuites. Alors l’Abbé est appelé par la Règle à devenir médecin : il doit soigner patiemment, en respectant la liberté des frères, afin qu’ils comprennent par eux-mêmes le mensonge et la négativité de certains choix. On demande à l’Abbé surtout d’être conscient de sa propre fragilité. Souvent, il peut corriger et aider de façon adéquate les frères qui s’égarent parce qu’il lui est arrivé à lui aussi de s’égarer, de tomber, de faire l’expérience que nous aussi, nous pouvons être dans le mensonge et l’hypocrisie. Et si la Règle prévoit des punitions, elles aussi ont un rôle éducatif, elles doivent simplement aider les frères qui s’égarent à prendre conscience de leur erreur et à la reconnaître comme telle. Quand un moine reconnaît tout de suite son erreur, il n’a pas besoin d’être puni.
Essentiellement, Benoît demande à l’Abbé d’être miséricordieux, parce que la fin du monastère n’est pas que tout fonctionne bien, mais que chacun soit aimé et devienne à son tour capable d’aimer.
Au chapitre 64e, Saint Benoît prescrit à l’Abbé de « faire toujours passer la tendresse avant la justice pour que Dieu le traite de la même façon. Il détestera les penchants mauvais, et il aimera les frères. Quand il corrige les autres, il est prudent, il n’exagère rien, sinon, en grattant trop la rouille, il va trouer le plat. Il n’oublie pas qu’il est fragile, lui aussi. Il se rappelle qu’il ne faut pas écraser le roseau déjà fendu » (ch. 64, 10-13).
L’attention à l’humanité
Je pourrais continuer des heures à donner des exemples et des citations sur ce qu’est « diriger » selon saint Benoît, mais j’ai l’impression qu’avec les points que j’ai abordés, et je dirais surtout avec le dernier, l’essentiel est dit. Et l’essentiel est que le meilleur mode de diriger, de gouverner, d’être responsable, de bien conduire une communauté, un groupe de travail, une entreprise, une banque, en somme tous les domaines de l’activité humaine, c’est le sens de l’humanité, la conscience qu’il s’agit toujours d’être pleins d’humanité, et que c’est sur ce devenir « humain » qu’il faut travailler, même si l’objectif du groupe, de l’entreprise, de la banque, semble tout autre.
Le meilleur moyen de rejoindre la fécondité dans l’objectif de chaque groupe humain est l’attention à l’humanité, la nôtre et celle d’autrui, le sens de l’humanité, de ce qu’est l’homme, de ce qu’est le sens de sa vie, le désir le plus profond de son cœur, le sens de sa fragilité, et en même temps, de sa plus haute vocation.
Perdre le sens de l’humain, si aigu chez saint Benoît, c’est ce qui condamne aujourd’hui l’Occident à sa ruine, à la ruine de tout : des familles, des entreprises, de l’école, du travail, de la politique, de tout. La crise véritable de notre société, à mon sens, consiste justement dans le fait qu’elle se comporte comme si elle n’avait plus rien à faire avec l’homme. On fait tout, on organise tout, on dirige tout, comme si l’homme n’y était pour rien, comme s’il s’agissait d’une machine, d’un ordinateur, et non d’êtres humains, hommes et femmes.
Quel contraste avec la sensibilité de la Règle pour chaque aspect de notre humanité ! Quand on lit la Règle, on se sent comme embrassé dans toute son humanité, dans tous ses aspects, les plus misérables et mesquins, tout comme les plus élevés et sublimes. Benoît ne censure rien de notre humanité, il est attentif à tout. Figurez-vous que, alors qu’il parle de la prière des vigiles nocturnes et des laudes matinales, il n’oublie pas de mentionner qu’il faut veiller à ce qu’un intervalle soit disponible pour « que les frères puissent sortir pour les besoins naturels » (ad necessaria naturae) (8, 4). Quand on considère l’homme dans sa totalité, et la totalité va des « necessaria naturae » jusqu’au désir de l’infini, de Dieu, on ne censure plus rien, on vit tout, et tout a un sens, un goût, une beauté.
Dans le chapitre sur l’accueil des hôtes, Benoît utilise une expression superbe, difficile à traduire : il demande que l’on témoigne envers l’hôte de « omnis exhibeatur humanitas », qu’on lui démontre la plus grande humanité possible (53, 9). Certainement, dans ce contexte, cela signifie qu’il faut prendre soin de tous ses besoins du moment. Mais on pourrait aussi comprendre l’expression dans le sens où cette attention, ce soin révèle à l’hôte, à l’homme étranger et inconnu qui se présente, en quoi consiste être totalement et vraiment humain, quelle est la nature et la vocation intégrale de l’homme. Car c’est bien là le besoin fondamental de l’homme, de celui d’il y a 15 siècles comme de celui d’aujourd’hui : le besoin de devenir conscient de qui il est vraiment, de quelle est sa nature et sa destinée. Pour que l’homme puisse aimer un peu plus soi-même, sa vie, tout ce qu’il fait, et aimer les autres comme soi-même.
Je crois que cette révélation de l’homme à l’homme, cette révélation de toute son humanité, à la lumière d’une expérience de la recherche de Dieu est l’apport toujours actuel que l’expérience de Saint Benoît peut offrir à la société d’aujourd’hui, qu’elle est l’actualité la plus précieuse du charisme bénédictin pour l’homme d’aujourd’hui, et aussi son actualité la plus urgente.
(1) Conférence donnée lors de la session Credito Svizzera, 21 avril 2009.