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Bulletin

Transition

126

Bulletin

La vie monastique aujourd’hui

125

Bulletin

« Toute la vie comme liturgie »

124

Bulletin

Les Chapitres généraux cisterciens
(OCSO et OCist, sep. et oct. 2022)

123

Bulletin

Vie monastique et synodalité

122

Bulletin

La gestion de la Maison commune

121

Bulletin

Fratelli tutti,
la fraternité dans la vie monastique

Vie monastique et synodalité

Bulletin n° 123, année 2022

Sommaire

Éditorial

Dom J.-P. Longeat, osb, Président de l’AIM


Lectio divina

Lectio divina, synodalité et théocratie

Dom Geraldo González y Lima, osb


Perspectives

• Un petit début du chemin synodal dans l’OCSO

Dom Bernardus Peeters, Abbé général


• La règle de Benoît et la synodalité

Mère Andrea Savage, osb


• Écouter avec l’oreille du cœur

Sœur Jennifer Mechtild Horner, osb


• La communauté de Tibhirine : exemple de synodalité

Marie-Dominique Minassian


• Défis de la vie monastique bénédictine en Afrique de l’Ouest

Sœur Thérèse-Benoît Kaboré, osb


Économie et vie monastique

L’écosystème monastique, un exemple de réseau coopératif et solidaire

Marie-Catherine Paquier


Liturgie

La liturgie syro-malabare

Dom Clément Ettaniyil, osb


Grandes figures pour la vie monastique

Mère Pia Gullini

Sœur Maria Augusta Tescari, ocso


Nouvelles

Le Studium du prieuré de Bouaké

Secrétariat de l’AIM

Sommaire

Éditorial

Le bulletin de l’AIM tente de consonner avec les impulsions diverses de la vie ecclésiale et de la vie du monde. C’est pourquoi le présent numéro se met au diapason de la démarche synodale sur le thème de la synodalité telle que l’a souhaitée le pape François.

La vie monastique a-t-elle quelque chose de particulier à dire et à vivre à ce sujet ? Sans aucun doute et c’est de notre devoir d’exprimer l’originalité de cet apport. Les trois mots mis en avant par la lettre du Cardinal Mario Grech, Secrétaire général du synode des évêques, à l’adresse des communautés monastiques, rendent bien compte de ce qui caractérise notre approche : écoute, conversion, communion. Une écoute profonde, à laquelle saint Benoît invite dès le Prologue de sa Règle et qu’il déploie tout au long ; une conversion qui fait passer de l’intellect au cœur pour y cultiver le rapport à la source de vie ; et une vraie communion pour harmoniser, à partir de cette assise, toutes nos relations fraternelles, amicales, sociales.

Tournés ensemble vers ce bel horizon, aucun de nous n’a le loisir de baisser les bras, s’il était tenté de le faire. Pour nous encourager à avancer, le père Geraldo González y Lima, membre de notre Équipe internationale, nous fait partager la rencontre du Ressuscité telle que l’ont vécue les marcheurs d’Emmaüs, partageant leurs doutes et leur questions et recevant les lumières de Celui qui se donne dans sa Parole et à la fraction du pain. Dom Bernardus Peeters nous partage ses premières impressions de nouvel Abbé général OCSO, en route avec tout l’Ordre. Deux moniales bénédictines nous livrent leur approche de la synodalité selon la règle de saint Benoît. Une laïque spécialiste des écrits de et sur Tibhirine rend compte de la belle expérience de synodalité faite par la communauté algérienne.

Diverses rubriques, comme à l’accoutumée, se partagent le reste de ce numéro. La dynamique du partage en matière de commerce monastique donne un écho de la pratique économique des monastères. La liturgie syro-malabare de l’abbaye de Kappadu, dans le Kerala, vient nous dépayser ; et la belle figure de Mère Pia Gullini, de Laval/Grottaferatta/Vitorchiano, nous donne un témoignage stimulant de vie monastique. Enfin, nous présentons la réalité du Studium  de Bouaké, en Côte d’Ivoire, soutenue par l’AIM.

Comme on peut le constater, l’apport monastique pour l’Église et pour le monde reste bien vivant. Les moines, les moniales, les frères et les sœurs de notre grande famille doivent toujours prendre davantage conscience de leur responsabilité à cet égard, et veiller à ne pas se limiter au champ étroit de leur communauté locale. Enracinons-nous ensemble dans la Parole de Dieu et dans le Corps du Christ pour élargir notre route, le cœur dilaté, en communion avec tous nos frères et sœurs sur le chemin de cette vie.


Dom Jean-Pierre Longeat, osb

Président de l’AIM

Articles

Lectio divina, synodalité… et théocratie

1

Lectio divina

Dom Geraldo González y Lima, osb

Moine de l’abbaye de São Geraldo (São Paulo, Brésil),

membre de l’Équipe internationale de l’AIM

 

Lectio divina, synodalité… et théocratie !

 

Beaucoup de nos communautés monastiques vivent des moments difficiles avec le vieillissement de leurs membres, le manque de vocations, les conséquences socio-économiques de la pandémie, du changement climatique, etc., et elles doivent prendre des décisions complexes compte tenu de leur présent et de leur futur proche.

Dans ce contexte, nous avons également reçu un appel renouvelé du pape François à utiliser la tradition et la sagesse du concept de « synodalité », dans lequel chacun est invité à écouter et à être entendu.

Quand on pense à la « synodalité » en termes bénédictins, on pense immédiatement au chapitre 3 de la règle de saint Benoît dans lequel tout le monde « est appelé au conseil », y compris les membres les plus jeunes. Cependant, face à des décisions complexes, aux conséquences fortes pour nos communautés, nous nous demandons souvent si nous sommes une « monarchie » ou une « démocratie », et la même tradition monastique nous rappelle que nous ne sommes ni l’une ni l’autre, mais plutôt une « théocratie », « théocratie » entendue comme la communauté qui cherche ensemble la volonté de Dieu et sa réalisation concrète dans sa vie.

Comment alors harmoniser la « synodalité » avec la « théocratie » pour rechercher la volonté de Dieu et son accomplissement dans nos communautés selon la tradition bénédictine ?

Une fois de plus, la tradition monastique bénédictine nous lègue un instrument précieux : la lectio divina partagée ! Utilisons-nous cet instrument ? Je propose donc cette possibilité, basée sur la lecture biblique des disciples d’Emmaüs (Luc 24, 13-35) :

« 13 Le même jour, deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem, 14 et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. »

Dans les « chemins » et dans l’histoire du salut de nos communautés, parlons-nous de tout ce qui arrive, que ce soit des moments de doute et de douleur ou de bonheur et de joie ? Il vaut la peine de se rappeler que lorsque je partage une douleur, elle est divisée par deux, et que lorsque je partage une joie, elle se multiplie.

« 15 Or, tandis qu’ils s’entretenaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même s’approcha, et il marchait avec eux. 16 Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. »

Là où deux ou plusieurs sont réunis en son nom, c’est-à-dire dans une lectio divina partagée, Jésus ne « marche-t-il » pas au milieu d’eux ? Même si parfois nous ne le reconnaissons pas à cause de notre aridité, il « est » !

« 17 Jésus leur dit : “De quoi discutez-vous en marchant ?” Alors, ils s’arrêtèrent, tout tristes. 18 L’un des deux, nommé Cléophas, lui répondit : “Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci”. »

Parfois nous commençons tristement la lectio divina, mais à travers sa Parole, Jésus ne cesse de nous interroger et de chercher la raison de notre tristesse. Ai-je cette persévérance pour chercher Dieu ?

« 19 Il leur dit : “Quels événements ?” Ils lui répondirent : “Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, cet homme qui était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple : 20 comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, ils l’ont fait condamner à mort et ils l’ont crucifié. 21 Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. 22 À vrai dire, des femmes de notre groupe nous ont remplis de stupeur. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau, 23 elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient même eu une vision : des anges, qui disaient qu’il est vivant. 24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu”. »

Dans la lectio divina, ne rencontrons-nous pas constamment la passion, la mort et la résurrection de Jésus ? Et dans la même lectio, ne trouverons-nous pas le sens de la passion, de la mort et de la résurrection de nos « communautés » ?

« Je sais que c’est Pâques parce que j’ai mérité la joie de te voir », dit saint Benoît au prêtre qui l’a trouvé à Subiaco pour célébrer Pâques avec lui (Deuxième livre des dialogues, chapitre 1).

« 25 Il leur dit alors : “Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ?” 27 Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. »

Par conséquent, dans la lectio divina, Jésus ne nous témoigne-t-il pas de son histoire de salut et de la nôtre ? Cependant, pour avoir cette « intelligence », je veux dire, pour faire cette « lecture divine » des événements basés sur les Saintes Écritures, j’ai toujours besoin de demander l’aide du Saint-Esprit.

« 28 Quand ils approchèrent du village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d’aller plus loin. 29 Mais ils s’efforcèrent de le retenir : “Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse”. Il entra donc pour rester avec eux. 30 Quand il fut à table avec eux, ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. 31 Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. »

Partageant la « table de la Parole », l’ambon, et partageant la « table du Pain », l’autel, ne reconnaissons-nous pas qui est Jésus ? Dans sa Parole partagée, ne « demeure-t-il » pas avec nous ?

« 32 Ils se dirent l’un à l’autre : “Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ?” 33 À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les onze Apôtres et leurs compagnons (…) »

La lectio divina partagée à ces « tables » n’enflamme-t-elle pas nos cœurs ? Ne transforme-t-elle pas la tristesse en joie et le manque de sens en espoir ? La lectio divina partagée ne nous dirige-t-elle pas vers la Jérusalem céleste, la Cité de la paix, où s’accomplit la volonté de Dieu sur nous ?

Saint Benoît ne nous demande-t-il pas : « Quelle page, en effet, ou quelle parole d’autorité divine dans l’Ancien et le Nouveau Testament n’est pas une norme très exacte de la vie humaine ? » (RB 73, 3).

« (…) qui leur dirent : 34 “Le Seigneur est réellement ressuscité : il est apparu à Simon-Pierre.” À leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment le Seigneur s’était fait reconnaître par eux à la fraction du pain. »

La lectio divina partagée nous conduit-elle à ressusciter avec Jésus ? Ne serait-ce pas aussi le chemin de la résurrection pour nos communautés ? Dans la lectio partagée, n’assistons-nous pas à la rencontre avec Jésus, et au discernement de la volonté de Dieu le Père par l’Esprit Saint ?

N’est-ce pas là le sens du « Suscipe me » dans nos communautés : « Reçois-moi, Seigneur, selon ta parole, et je vivrai, et ne me déçois pas dans mon attente » (psaume 118, 116) ?

 

Seigneur,

en partageant ta Parole,

nous te reconnaissons dans le Pain de vie

et dans l’histoire de notre salut !

Amen.

Un petit début du chemin synodal dans l’OCSO

2

Perspectives

 Dom Bernardus Peeters, ocso

Abbé général

 

Un petit début du chemin synodal

dans l’OCSO

 

Le 11 février 2022, le Chapitre général de l’Ordre des Cisterciens de la Stricte Observance, à Assise (Italie), m’a élu comme son nouvel Abbé général. C’est un événement qui s’est déroulé dans une impressionnante atmosphère de synodalité, sans que ce thème soit explicitement abordé. La synthèse présentée à la fin de cette première partie du Chapitre résumait l’expérience comme suit : À ce chapitre « nous nous rendons compte qu’aucune solution ne peut donner espoir si elle ne marque pas le début d’une marche commune, d’un cheminement synodal, dans lequel nous trouvons unité et énergie à la suite du Christ, chemin, vérité et vie, lui qui nous appelle à le suivre avec amour et confiance ».

Bien que la synodalité n’ait pas été un thème explicite, elle était bien sûr dans l’air puisque nous faisons partie d’une Église pleinement engagée dans le processus synodal menant au synode des Évêques en 2023. Le nouvel Abbé général et son Conseil ont donc été invités à initier le processus synodal dans l’Ordre. Au cours des derniers mois, j’ai commencé à le faire.

Comme nous prévoyions de célébrer la deuxième partie de notre Chapitre général en septembre 2022, j’ai dit aux supérieurs, après mon élection, que j’aimerais visiter toutes les réunions régionales qui auraient lieu entre-temps, afin de mieux connaître les supérieurs de l’Ordre mais aussi d’écouter ce qu’ils considèrent important en ce moment pour la vie de l’Ordre. J’ai donné ma parole et ainsi, le 20 mai, j’ai quitté Rome pour un voyage de six semaines afin de participer à diverses réunions régionales en Angleterre, en Belgique, en France, au Canada, aux États-Unis et en Espagne. L’accent était davantage mis sur les rencontres des supérieurs et moins sur la visite des communautés individuelles, bien que certaines communautés aient également été visitées au cours de ce voyage.

Auparavant, j’avais demandé aux réunions régionales de partager entre elles et avec moi leurs rêves sur l’avenir de l’Ordre. Pour que ces rêves ne soient pas irréalistes, je leur ai demandé également de partager comment elles voient la réalisation de ce rêve dans l’esprit d’une Église synodale en laquelle la participation et la coresponsabilité sont essentielles (Document préparatoire, 20 et VIII). Écoutons avec l’Esprit Saint qui nous a donné le charisme qui est le nôtre, à travers la Parole et la Tradition, dans le désir non pas d’une autre vie cistercienne mais d’une vie cistercienne différente.

J’en suis venu à cette question parce que pendant la première partie du Chapitre général, j’ai lu le livret du pape François « Let us dream. The path to a better future » (Simon & Schuster, New York, 2020). Il a écrit ce livret en pleine pandémie et y affirme que les rêves peuvent nous aider à sortir de la crise. D’une triple manière, les rêves nous aident à faire face à la réalité et à voir des ouvertures vers un nouvel avenir. Voir - choisir - agir sont les trois étapes que nous devons franchir à partir de nos rêves.

« C’est le moment de rêver grand, de repenser  nos priorités – ce que nous apprécions, ce que nous voulons, ce que nous recherchons – et de nous engager à agir dans notre vie quotidienne sur ce dont nous avons rêvé. Ce que j’entends en ce moment est similaire à ce qu’Isaïe entend Dieu lui dire : “Venez et discutons, dit le Seigneur”. Osons rêver. » (Prologue)

Cela s’est avéré être un bon outil pour que les supérieurs se parlent d’une manière complètement nouvelle. Normalement, les réunions régionales se caractérisent par le partage de rapports sur la situation dans les communautés. Souvent, cela reste très extérieur, car se rendre vulnérable les uns aux autres reste une tâche difficile, même pour les supérieurs. Dans toutes les réunions régionales au cours de mon voyage, la même expérience a été que le partage des rêves de chacun a amené les personnes présentes à un autre niveau. Il n’y avait aucune intention de se disputer ou de défier les rêves de l’autre. Juste un exercice d’écoute, dans le respect de voir, de choisir et d’agir. L’intention est que je rassemble tous ces rêves et que je prononce à partir de là un discours d’ouverture pour la deuxième partie de notre Chapitre général en septembre. Ce processus de rêve est une première étape dans le processus synodal que nous avons commencé dans l’Ordre. Cela a commencé très timidement parce que, rêver, n’est-il pas irréaliste ? Mais entre-temps, de nombreuses communautés se sont emparées de la question et ont déjà commencé à rêver et à écouter les rêves des autres. Encore faudra-t-il faire d’autres pas sur le chemin synodal, mais nous avons le temps.

On entend souvent dire que la vie monastique est synodale par nature. Oui, c’est certainement vrai, mais comme je l’ai dit à la fin de la première partie du Chapitre général, il est parfois bon de redécouvrir ce que l’on a. Et avouons-le, la synodalité est peut-être dans nos structures, mais l’utilisons-nous vraiment ?

« C’est vrai, l’écoute est omniprésente dans la Règle, mais écoutons-nous vraiment Dieu dans notre prière, notre lectio et notre travail ? Sommes-nous, en tant que supérieurs, de bons écoutants des uns et des autres dans la communauté, ou n’écoutons-nous qu’un groupe privilégié de frères ou de sœurs ? Il est facile de dire que nous écoutons les plus jeunes mais est-ce bien la réalité ? Comment écoutons-nous notre Église locale à laquelle nous appartenons ? Qu’en est-il de notre écoute de ceux qui frappent à nos portes ? Sont-ils vraiment le Christ ou nous dérangent-ils ? Ce Chapitre général m’a convaincu que nous avons la capacité d’écouter. Cela est possible parce que nous avons reçu par notre baptême, sans exception, ce don du Saint-Esprit. Il a été confirmé par notre confirmation et il se nourrit quotidiennement de l’eucharistie. Mon rêve, pour nous tous, sera que nous devenions de vrais écoutants ! Mais attention, cela exige de nous tous la conversion ! » (discours de clôture de la 1re partie du Chapitre général 2022)

Il est encore trop tôt pour tirer les conclusions de ce voyage à travers les rêves des différents groupes régionaux. Au moment où j'écris ces lignes, il me reste à en visiter quelques-uns encore et parmi eux se trouvent les trois grandes régions de l’hémisphère sud. Un résumé ou une conclusion serait donc trop prématuré et témoignerait d’une attitude non synodale. D’autant plus que j’ai l’ambition d’impliquer davantage ces régions dans la direction que doit prendre l’Ordre.

Ce premier grand voyage confirme le sentiment général de la première partie du Chapitre général que nous devons accorder plus d’attention à une croissance personnelle et communautaire du « je » au « nous ». Marie nous montre le chemin comme il se doit pour de bons cisterciens. À la fin de la première partie du Chapitre général, j’ai donné aux supérieurs l’icône de Marie, Vierge du silence, comme moyen d’être bien accompagné sur le chemin synodal et, dans l’écoute, en vivant les trois mouvements de cette icône : arrêtez-vous, calmez-vous et attendez !

La règle de Benoît et la synodalité

3

Perspectives

Mère Andrea Savage, osb

Abbaye de Stanbrook (Angleterre)

 

La règle de Benoît et la synodalité

Présentation à la Conférence des déléguées de la CIB

23 mai 2022

 

La synodalité est très d’actualité à l’heure actuelle. Dans l’Église catholique, nous sommes impliqués dans le processus qui nous mènera au synode des Évêques à l’automne 2023. Nous cheminons tous ensemble. Le pape François a invité tous les baptisés à participer à un temps d’écoute de l’Esprit Saint et de nos frères et sœurs en humanité.

Le dénominateur commun entre la règle de saint Benoît et la synodalité est le mot « écoute » comme aussi le mot « communauté ». La Règle commence par le mot « Écouter » et cette écoute est au cœur de tout ce qu’écrit saint Benoît. Au centre de cela se trouve notre écoute de la volonté de Dieu, qui nous guide tout au long de notre vie monastique, dans la prière, dans la lectio divina, par nos sœurs et dans le travail qu’il nous est demandé d’accomplir en communauté.

Nous apprenons tous peu à peu ce que signifie être une Église synodale. Le pape François le décrit succinctement dans son discours à l’occasion du 50e anniversaire de l’institution du synode des Évêques en octobre 2015 :

« Une Église synodale est une Église de l’écoute, avec la conscience qu’écouter “est plus qu’entendre”. C’est une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre. Le peuple fidèle, le collège épiscopal, l’Évêque de Rome : chacun à l’écoute des autres, et tous à l’écoute de l’Esprit Saint, “l’Esprit de vérité” (Jn 14, 17), pour savoir ce qu’il dit aux Églises (Ap 2, 7). »

J’ajouterais à cela qu’une Église synodale doit être très bénédictine. Il y a dans la Règle beaucoup de choses que l’Église peut prendre et utiliser dans l’art de s’écouter les uns les autres et d’écouter Dieu. En fait, le document préparatoire produit par le Vatican pour le synode de 2023 cite RB 3, 3 sur l’appel de la communauté en Conseil.

« La raison pour laquelle nous avons dit que tous devraient être appelés pour un conseil est que le Seigneur révèle souvent aux plus jeunes ce qui est le mieux » (RB 3).

C’est un principe que nous devons utiliser dans toute l’Église dans le processus synodal et dans notre écoute. Fondamentalement, nous sommes appelés à nous écouter mutuellement pour discerner la voie à suivre. Nous cheminons ensemble. Pour entendre ce que l’Esprit Saint dit au Peuple de Dieu, à tous les baptisés. Cela signifie donner la parole à tout le monde. Si les gens n’ont pas de voix, ils deviennent frustrés et commencent à murmurer et nous savons tous ce que saint Benoît a à dire au sujet des murmures. C’est la seule chose qu’il abhorre ! Il nous dit (RB 4, 39) : « Ne grognez pas ». Bien que nous soyons également encouragés à garder le silence, même pour de bonnes paroles dans RB 6, il y a un équilibre dans la Règle entre les moments où il faut parler et les moments où il faut se taire.

Le silence est là pour que nous entendions la voix du Seigneur nous indiquant le chemin de la vie, et cela, nous le faisons dans le silence de notre prière et de notre lectio divina, mais également dans l’écoute de nos sœurs, dans l’exemple qu’elles nous donnent. Dans tout cela, nous apprenons à discerner quand parler et quand se taire. Combien de fois dans les chapitres communautaires trouvons-nous que ceux qui parlent rarement ont le plus à donner ?

Cela nous évite également les agendas cachés que nous avons tous. Lorsque nous abordons les réunions communautaires sur des sujets, nous devons faire attention à ce que notre ordre du jour ne bloque pas réellement le fonctionnement du Saint-Esprit si nous ne sommes pas ouverts.

Comme nous le savons, la règle de saint Benoît nous indique l’Évangile comme guide ; j’en suis venu récemment à voir l’histoire d’Emmaüs comme une illustration de la synodalité à l’œuvre. C’était littéralement un voyage à pied mais c’était aussi un voyage spirituel. Cela pourrait être décrit comme l’histoire d’une réunion de chapitre monastique en miniature. Tous les éléments sont là : les deux disciples - la communauté, Jésus - l’Abbé, et ils discutaient de l’affaire en cours. Revenons à l’histoire telle qu’elle se déroule. Les deux disciples sont visiblement très abattus car ils avaient espéré que Jésus soit celui qui allait racheter Israël (Luc 24, 21). Ils avaient voulu qu’il soit le Messie qui libérerait Israël. Il l’a fait, mais pas tout à fait de la manière à laquelle ils s’attendaient, selon leur ordre du jour !

Jésus leur dit : « “Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ?” Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Luc 24, 26-27)

Les disciples ont ouvert leur cœur et écouté. Nous savons qu’ils ont écouté parce qu’ils étaient prêts à changer. Jésus a non seulement libéré Israël, mais toute l’humanité. C’est quand ils sont à table et qu’il prend le pain, le bénit et le rompt, que leurs yeux s’ouvrent ; alors, ils reconnaissent qui leur a parlé, mais Jésus a disparu. Ils se demandèrent : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous pendant qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? » Très souvent, lorsque nous nous réunissons pour discuter d’affaires importantes, notre ouverture et notre volonté d’écouter permettent au Saint-Esprit de faire son travail.

Je me souviens quand notre communauté discernait la voie à suivre à la fin des années 1990. La question que nous devions tous nous poser était de savoir ce qui nous donnerait la vie. En 1996, si vous m’aviez demandé si je voulais déménager et construire un nouveau monastère, ma réponse aurait été un non retentissant. Qu’est ce qui a changé ? Notre processus de discernement a commencé avec la communauté, utilisant des facilitateurs pour la première fois. Ce n’était pas ce que j’appellerais un succès retentissant, mais cela nous a permis de nous parler et de nous écouter. Nous avons reçu toutes sortes d’aides professionnelles sur le plan pratique : comptables, architectes, etc. Nous avons écouté ce qu’ils avaient à dire. Nous avons également reçu d’excellents conseils spirituels de l’intérieur et de l’extérieur de notre propre Congrégation. Parfois, j’ai eu l’impression que notre point de vue se retournait. Le moment est venu où nous avons dû sortir des sentiers battus !

Notre vision initiale était d’adapter et de changer notre monastère. Mère Joanna Jamieson, qui était alors abbesse, a décidé de ne pas limiter notre vision mais de nous permettre de rêver. « Rêvez de la vie bénédictine des femmes en Grande-Bretagne au 21e siècle, et appliquez-la à la vie de notre communauté. » Nous avons décidé d’examiner toutes les options qui pourraient s’offrir à nous. Au final, nous avions cinq options. C’est à ce moment que j’ai senti que tout avait changé. Avoir la permission de rêver m’a libérée ; les fenêtres ont été ouvertes et le Saint-Esprit a été autorisé à entrer. Quelques conseils de Mère Joanna m’ont également aidée : « Dieu est dans les faits ».

En regardant en arrière maintenant, sur la route que nous avons parcourue ensemble en tant que communauté : nous avons fait beaucoup de plans mais beaucoup d’entre eux ont fini dans la corbeille à papier. Dieu nous a fait faire un pas à la fois. Nous avons tellement appris du voyage ensemble, il y a eu beaucoup de hauts et de bas. Nous avons commis des erreurs, mais au-delà de tout, nous sommes devenues plus fortes ensemble, en tant que communauté. Nous avons appris à écouter ensemble, mais nous étions également disposées à changer. Le dicton de saint John Henry Newman me revient en mémoire  : « Vivre, c’est changer, et être parfait, c’est avoir souvent changé ».

Écouter avec l’oreille du cœur

4

Perspectives

Sœur Jennifer Mechtild Horner, osb

Monastère de Beech Grove (États-Unis)

 

Écouter avec l’oreille du cœur :

la règle de Benoît et la synodalité

 


Dessin de frère Yves, abbaye de la Pierre-qui-Vire, France.

Le 10 octobre 2021, début du processus synodal, le pape François a prononcé une homélie dans laquelle il a décrit les éléments nécessaires de ce que doit être un synode. Le pape François a déclaré que célébrer la synodalité, c’est marcher ensemble sur le même chemin. En examinant la façon dont Jésus a marché avec les autres, le pape François a dévoilé les trois chemins que nous sommes appelés à emprunter ensemble en tant que communauté de croyants. Nous sommes appelés à rencontrer, à écouter, à discerner. En écoutant puis en lisant l’homélie du pape François, j’ai été frappé par la façon dont il nommait, sans le nommer, le mode de vie bénédictin.

Le mode de vie monastique est vraiment un chemin de rencontre. C’est à travers la rencontre que nous espérons grandir dans la confiance, la confiance en Dieu et les uns envers les autres. Cette rencontre a lieu quotidiennement dans l’enceinte du monastère quand une sœur rencontre une autre sœur. Cette rencontre invite chaque moniale à s’ouvrir à l’autre en faisant place dans son cœur aux besoins et aux regards de l’autre. C’est à travers le quotidien de chaque rencontre qu’une sœur s’ouvre à la possibilité de conversion en ayant le courage de parler et l’humilité d’écouter. Chaque rencontre est façonnée par la profondeur de son écoute. C’est la profondeur de l’écoute qui nous change et nous conduit à la conversion.

En commençant sa Règle par le mot obsculta, ÉCOUTE, Benoît expose clairement la manière dont nous, en tant que moniales, devons vivre notre vie ensemble. Nous sommes appelées à « écouter, avec l’oreille de notre cœur ». C’est dans l’écoute, l’écoute mutuelle, qu’une communauté chemine vers Dieu. C’est ce cheminement ensemble qui nous conduira là où nous sommes appelées – le cœur même de Dieu. Il s’agit de s’écouter les unes les autres afin que nous puissions vraiment entendre ce que Dieu nous dit. Ce n’est pas une écoute de certaines, mais plutôt une écoute de toutes. Notre charisme d’hospitalité nous emmène encore plus loin. À travers notre charisme d’hospitalité, nous sommes appelées à rencontrer ceux qui sont en dehors du monastère et aussi à écouter profondément ceux que nous trouvons, venant au monastère pour des conseils et des soins.

Au chapitre 3 de la Règle, Benoît dit à l’abbesse/prieure que chaque fois qu’une décision importante doit être prise, elle doit convoquer toute la communauté afin que chaque membre puisse être entendu. C’est cet échange mutuel au sein de la communauté qui est au cœur de la compréhension du pape François de la synodalité. Selon le pape François, tous doivent être entendus, pas seulement quelques-uns. Cela peut être bien différent de ce qui se fait dans le monde, et même parfois dans l’Église. C’est ce qui fait de l’appel du pape François à ce synode un vrai cadeau pour notre Église. Ce n’est pas seulement le clergé qui prend la parole, mais tous, afin que la voix de Dieu puisse résonner dans toute l’Église.

Bien que Benoît veuille que chacun soit entendu, il prend le temps au chapitre 3 de nommer la manière dont chaque sœur doit partager sa voix lorsqu’elle est réunie pour un conseil. Chaque membre doit parler avec humilité sans défendre obstinément ses opinions. Bien entendu, chaque partage se fait dans le cadre de la Règle et ne doit pas en déroger. Les membres ne doivent pas suivre le désir de leur propre cœur et ne doive pas contrer l’abbesse/prieure avec affront. Au chapitre 69, Benoît est très clair sur le fait que personne ne doit avoir la prétention d’en défendre un autre. Chaque membre doit parler pour lui-même. La forme de ce partage permet à chaque membre de partager profondément mais pas d’une manière qui nuirait à la communauté. Lorsqu’on est appelé à être consultés, en s’écoutant les uns les autres, on peut discerner le mouvement de l’Esprit. L’abbesse/prieure, pour sa part, doit écouter profondément et réfléchir à ce qui est partagé afin de pouvoir prendre une décision. Cette décision n’est pas prise à la légère mais de manière à construire une communauté et à apporter la paix.

Alors que Benoît voulait s’assurer que tout le monde soit entendu, des plus jeunes aux plus âgés, il ne crée pas pour autant une démocratie. Oui, tout le monde doit être entendu, mais lorsqu’une décision est prise, chaque sœur est appelée à obéir. Benoît savait que des décisions doivent être prises et que tout le monde n’obtient pas tout le temps ce qu’il veut. Combien de fois avons-nous entendu les mots : « Tu ne m’as pas écoutée » ou « Je n’ai pas été entendue » ? Alors qu’en réalité, la personne a été écoutée mais n’a tout simplement pas obtenu ce qu’elle voulait. Je sais que nous nous sommes sûrement senties coupables d’éprouver cela à certains moments. Il est difficile de partager ce qui est dans nos cœurs et de constater que la communauté se sent appelée à aller dans une direction différente. C’est cela l’écoute et le discernement communautaires. Nous devons offrir notre voix, écouter la voix des autres, puis être ouvertes à la voix de la communauté dans son ensemble. C’est lorsque nous pouvons abandonner notre propre volonté que nous sommes capables d’écouter  l’Esprit au milieu de nous. Pour grandir dans ce domaine, nous devons avoir suffisamment d’expériences dans lesquelles nous avons constaté que notre voix a compté. Une fois que nous avons expérimenté cela, nous pouvons apprendre à grandir dans la confiance.

Dans l’appel à la synodalité, l’abbesse/prieure joue un rôle important. Elle doit écouter profondément avec l’oreille de son cœur ce qui est dans le cœur de chaque membre. Bien sûr, cela se produit lorsque la communauté est appelée à se réunir pour un Conseil. Mais il est important de se rappeler que cela arrive aussi à d’autres moments. En fait, toute la vie monastique est un appel à la synodalité. Jour après jour, en tant que moines-moniales, nous sommes appelés à marcher ensemble sur le même chemin. Nous sommes appelés à nous écouter non seulement lorsque nous sommes convoqués pour un Conseil, mais tout au long de notre vie ensemble. Nous sommes appelés à être toujours sur le mode de l’écoute lorsque nous chantons les psaumes, partageons les repas à la table commune, pendant les temps de travail manuel et pendant les temps de récréation. À chaque fois, nous sommes appelés à parcourir ensemble le même chemin. Chaque instant nous donne l’occasion d’écouter, et cette écoute quotidienne nous permet d’écouter plus profondément lorsque nous sommes réunis en Chapitre. C’est dans cette écoute quotidienne que nous grandissons dans la confiance les uns envers les autres. C’est pourquoi, Benoît a parlé si fortement du murmure. Murmurer est le contraire d’écouter. Murmurer sur une autre sœur, c’est, en un sens, prononcer son nom en vain. C’est une cassure et non un vrai rapport à l’autre. La synodalité ne peut avoir lieu que si nous sommes capables d’encourager l’autre et de commencer à grandir dans la confiance.

L’abbesse/prieure doit donc appeler la communauté à un profond amour les unes pour les autres. Elle doit créer un espace sûr où l’on peut parler et être entendu et où les différences sont acceptées  plutôt que craintes. Elle doit encourager l’amour et repousser l’amertume afin que le bon zèle dans la communauté prévale et que le mauvais zèle soit extirpé. Alors que nous parcourons cette route ensemble, le but est le même pour tous. Selon les paroles de Benoît : « Qu’ils ne préfèrent rien au Christ, et qu’il nous conduisent tous ensemble à la vie éternelle ».

La synodalité dans le mode de vie bénédictin dépasse les murs de chaque monastère et se vit aussi d’autres manières. Au fur et à mesure que les communautés se regroupent en fédérations ou en congrégations, une autre forme de synodalité se développe. Les communautés  se soutiennent mutuellement et, grâce à leur partage, deviennent plus solidaires qu’elles ne pourraient l’être si elles étaient isolées. Ensemble, tous et toutes gèrent le charisme bénédictin, notamment d’une génération à l’autre.

Une autre expérience de synodalité se trouve dans la Communion Internationale des Bénédictines (CIB). La première réunion de la CIB à laquelle j’ai participé s’est tenue en Corée du Sud. Je me souviens, comme si c’était hier, de l’expérience de mon arrivée au monastère de Daegu. J’étais un peu nerveuse car je n’avais jamais assisté à un tel rassemblement auparavant. Les sœurs coréennes nous ont accueillies à bras ouverts. Nous venions de différents pays, parlions différentes langues, avions différentes formes vestimentaires, et pourtant, nous étions toutes bénédictines. Oui, certaines étaient des sœurs, d’autres des moniales et certaines de nos coutumes étaient différentes à cause de notre culture, mais notre essence était la même. Nous sommes bénédictines dans l’âme. Pendant les jours où nous étions ensemble, nous avons écouté profondément et échangé nos points de vue et nos suggestions avec respect et dans l’élan de la grâce. Nous sommes arrivées en tant qu’étrangères mais sommes reparties en tant qu’amies. Marchant ensemble sur le même chemin, la CIB devient un lieu où nous pouvons grandir ensemble et partager notre charisme avec le monde.

Je suis sûre que nous avons toutes eu des expériences de synodalité dans nos propres communautés, fédérations, congrégations et CIB. Parfois cela vient facilement, parfois c’est difficile, et pourtant la synodalité est toujours nécessaire si nous voulons grandir dans le mode de vie bénédictin. C’est un cadeau que nous devons partager avec le monde. Faisons-le avec courage et détermination.

La communauté de Tibhirine : exemple de synodalité

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Perspectives

 Marie-Dominique Minassian

 

La communauté de Tibhirine :

exemple de synodalité[1]

 

Mémorial des frères de Tibhirine à l’abbaye d’Aiguebelle, France.

 

« Le thème de la synodalité ce n’est pas le chapitre d’un traité d’ecclésiologie, encore moins une mode, un slogan ou un nouveau terme à utiliser ou à exploiter dans nos réunions. Non ! La synodalité exprime la nature de l’Église, sa forme, son style, sa mission. »[2]

 

Le pape François, qui s’adresse à son diocèse de Rome, explique, en termes simples mais néanmoins percutants, la prise de conscience qu’il souhaiterait faire vivre à toute l’Église. La synodalité dit quelque chose de nous, de notre identité, de cet « entre-nous » que nous devons faire grandir pour ensuite l’élargir.

Une Église synodale est une Église de l’écoute, avec la conscience qu’écouter « est plus qu’entendre ». C’est une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre[3]. Cela nous met immédiatement sur la piste de ce qu’il y a à entendre, et de la manière dont nous écoutons et dont nous communiquons. Est-ce que ce sont seulement des paroles que nous échangeons, des mots qui passent entre nous, ou bien est-ce bien plus ? Pour expliciter le modèle de synodalité qu’il aimerait promouvoir dans la vie de l’Église, le pape François nous offre un exemple en la personne d’un saint qui lui est cher : saint François d’Assise « a écouté la voix de Dieu, il a écouté la voix du pauvre, il a écouté la voix du malade, il a écouté la voix de la nature. Et il a transformé tout cela en un mode de vie »[4].


L’écoute de la Parole

C’est ici que nous commençons à entrevoir un parallèle entre saint François et Tibhirine. Car Tibhirine, c’est aussi un style de vie, une vie d’écoute. À mesure que nous fréquentons les écrits qui nous dévoilent cette spiritualité, nous nous rendons compte que ce qui a été premier dans leur expérience, c’est l’écoute de la Parole de Dieu. Pour des moines, il n’y a rien d’original… Pour autant, les moines sont un rappel permanent pour toute l’Église de ce qui est essentiel dans la vie chrétienne : vivre à partir d’un Autre, rencontré d’abord, premièrement, dans cette Parole qui vient jusqu’à nous.

Voici un premier texte de Christian de Chergé, le prieur de cette communauté, qui nous partage un peu de son expérience de cette Parole.

« La Parole de Dieu est un puits. Toute Parole, chaque parole... Au désert de notre langage, il y a des “mots creux”, et il y a aussi des “puits” ; (comme le robinet d’eau tiède, la parole fraîche ou chaleureuse), le mot du bout des lèvres, et le mot du cœur. Celui qui veut écouter Dieu découvrira ces puits, chacun le sien. La Parole qui se livre, il faut encore la forer, la sonder... »[5]

Dès l’instant où l’on va se risquer au bord de ce puits, nous allons entrer dans le dynamisme de la Parole qui va venir révéler ces mots qui nous habitent. Sommes-nous du côté de l’eau tiède, de l’eau fraîche ou de l’eau chaleureuse ? De quoi nos mots sont-ils remplis ? C’est une question devant laquelle la Parole va nous placer constamment. Sommes-nous, effectivement, ce lieu d’incarnation pour la Parole ? Correspondons-nous à l’Amour qui nous appelle quand nous la lisons ou quand nous l’entendons ?

Écoutons encore frère Christian dans un Chapitre à ses frères :

« C’est lui [Dieu] qu’on écoute (Parole), c’est lui qu’on célèbre, c’est son œuvre qu’on veut faire. Cela veut dire qu’on apprend à S’EFFACER : on s’investit tout entier sans prendre la place. La Parole a connu le risque de se confier à nous... ce n’est pas pour que nous l’enfermions dans notre sens (ce serait un contre-sens), ni dans notre façon de la lire comme si c’était nous qui devions la rendre vivante. Elle VIT, autrement que nous. Nous n’avons pas à lui donner souffle... plutôt à laisser deviner qu’elle est vraiment notre SOUFFLE. »[6]

Quand nous ouvrons le livre, ce qui nous arrive, c’est effectivement le souffle d’un autre. Telle la voile d’un bateau qui se gonfle, ce n’est pas nous qui faisons avancer le bateau, c’est bien le souffle, le vent. À nous de nous exposer, de consentir à nous laisser faire par ce vent, ce souffle qui est celui de l’Esprit.  Frère Christophe, le plus jeune de la communauté, avance la même idée à sa manière :

« Demeurer dans ta parole : non pas la répéter docilement comme une leçon apprise, mais l’habiter, y prendre racine, en vivre, s’en nourrir au point d’être peu à peu conformé à elle, d’en épouser le mouvement, le Souffle. »[7]

Alors, à quoi faut-il s’attendre quand nous ouvrons le livre ? Il faut s’attendre à une conversion, à un mouvement profond de conversion à l’autre : un exode et une conversion à tous.

Revenons à frère Christian qui, dans un autre Chapitre à ses frères, va nous permettre de faire un pas de plus :

« Objet de la lectio : un moyen privilégié à l’école de la contemplation et pour l’éveil de “la foi à la réalité de la présence de Dieu en soi et autour de soi”. Elle est “source de prière continuelle” qui est union du cœur à Dieu qui parle au cœur. “Découvre le cœur de Dieu dans la Parole de Dieu” (saint Grégoire). Le résultat ? Celui qui lit va recevoir la grâce d’incarner cette Parole dans sa vie et celle-ci va en être toute transformée. Cf. la question de Jésus au scribe : “Que lis-tu dans l’Écriture ? Qu’est-il écrit ?” La TOB traduit même “Comment lis-tu ?” (Lc 10, 26)... Fais cela et tu auras la vie […] “Conformons-nous intérieurement à l’Écriture” dit saint Bernard. Isaac de l’Étoile : “Que le Christ soit pour nous le Livre écrit au dehors et au dedans... Présentez aux autres votre vie à lire !” Une véritable ascèse de l’intelligence et du comportement. »[8]

Un long texte, très dense : faisons quelques soulignements…

Tout d’abord, plus nous lisons la Parole de Dieu, plus nous entrons dans le mystère d’une Présence : la réalité de la présence de Dieu en soi. Nous devenons peu à peu de plus en plus sensibles à cette présence de Dieu en nous, mais aussi autour de nous. La sensibilité de l’oreille intérieure va aiguiser l’écoute extérieure. Nous découvrons que Dieu parle… et qu’il le fait à travers les autres, et aussi à travers les événements...

Deuxième soulignement : plus nous lisons la Parole de Dieu, plus nous recevons la grâce, si nous y croyons, d’incarner ce que cette Parole veut dire à notre vie, et de mettre en partage ce que cette Parole veut faire porter de fruit à notre vie.

Et enfin : « Présentez aux autres votre vie à lire ». Il me semble que nous avons à retrouver là la force et le désir du témoignage, quelque chose qui dit naturellement, qui « transpire » Dieu, et qui amène les autres à se poser la question de la source profonde de notre existence. Frère Roger de Taizé avait cette très belle recommandation : « Ne parlez de Dieu que si l’on vous pose des questions, mais vivez de telle manière qu’on vous pose des questions ».

Chaque jour nous sommes donc mis au défi de l’écoute : « Aujourd’hui, écouterez-vous sa Parole ? (Ps 94) » interpelle chaque matin le psalmiste à l’office des Vigiles… Frère Christian commente à ses frères :

« C’est AUJOURD’HUI que la Parole se lira dans l’AUJOURD’HUI de Dieu, c’est aujourd’hui aussi qu’il faut la recevoir, l’ÉCOUTER. Éternellement, le Père dit du Verbe : Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ! Dans le mystère de l’Incarnation, cette génération du Verbe s’accomplit en tous ceux qui sont nés de Dieu parce qu’ils l’ont accueilli chaque aujourd’hui. Ce psaume nous rappelle que l’éternité n’a que l’aujourd’hui pour se signifier, s’incarner. »[9]

« C’est aujourd’hui que la Parole se lira dans l’aujourd’hui de Dieu. » La formule est très élégante… il y a comme « deux aujourd’hui » : le nôtre, celui de Dieu, et toute la grâce à recevoir et à vivre, c’est que les deux aujourd’hui ne deviennent qu’un seul. Et quand les deux aujourd’hui coïncident, c’est cela qui crée de l’éternité. L’éternité n’a que l’aujourd’hui pour se signifier et s’incarner. Frère Christian le rappelle souvent dans ses écrits. C’est une belle mission, et personnelle et communautaire.

Pourquoi frère Christian insiste-t-il sur cet « aujourd’hui » ? Nous passons notre temps, en communauté, à lire la Parole et à la relire ; la liturgie nous la présente année après année, et nous pouvons avoir l’impression de connaître ces textes par cœur ! Pourquoi les lire et les relire, sinon parce que nous devons les recevoir aujourd’hui ? La Parole ne change pas, c’est nous qui changeons… Alors la Parole qui ne change pas va donc pouvoir nous dire du neuf à nous qui changeons… nous allons y écouter quelque chose de différent pour notre vie d’aujourd’hui. Et c’est chaque jour que la Parole vient solliciter notre cœur pour l’éveiller. À nous de savourer de mieux en mieux ce que notre aujourd’hui a d’unique[10]. Merveille ! Là, nous sentons le contemplatif qui nous invite à habiter notre vie telle qu’elle est. Et nous savons que « l’aujourd’hui », à Tibhirine, n’a pas toujours été facile. Il a même été extrêmement éprouvant, tragique, et jusqu’à la fin, sous la pression des événements. Nous pouvons donc bien recevoir ces mots avec leur histoire en arrière-fond, qui nous atteste qu’il n’y pas dans leurs écrits et leur expérience que poésie ou mystique. Il y a là un réalisme et un secret spirituel pour nous faire traverser le tout de notre existence avec tout son poids de joies et de peines. Il y a là une vitalité qui peut nous rejoindre à tout moment dans notre lecture de la Parole : c’est l’Esprit Saint. Frère Christian nous explique…

« L’Esprit Saint est la vie de Dieu. Il est la vie du Verbe. C’est donc lui qui “donne vie” à la Parole de Dieu... qui entretient la vie de ce langage d’homme confié à la foi de l’Église pour qu’elle y découvre sans cesse le parler de Dieu. Comme toute vie, celle-ci est faite pour être donnée, pour être reçue, pour être vécue. Il dépend de nous que cette Parole soit pour nous, et dans le monde d’aujourd’hui “Parole de vie” ou, au contraire, “lettre morte”. »

Plus nous lisons la Parole, plus nous nous familiarisons avec la manière de parler de Dieu. Nous savons bien qu’Il parle de multiples manières dans la Bible. Il nous revient donc de choisir, d’entrer en connivence avec ce « parler de Dieu » pour que, précisément, cette Parole devienne la parole de vie que les autres attendent, parce qu’ils en ont besoin. C’est cela notre mission : offrir ce dont les autres ont besoin. Et Dieu compte sur nous pour ce faire.

Une nouvelle fois, un certain réalisme va nous être offert dans ces lignes du prieur de Tibhirine :

« Le retour à la Parole est onéreux. Il implique une “lectio”, c’est-à-dire un accueil de l’Esprit Saint avec, au départ, cette attitude de pauvreté, d’écoute, de silence intérieur qui peut seule faire de “cette” Parole notre “vie” d’aujourd’hui. Frère Henri [Vergès[11]], disait à frère Michel : ce qu’on attend de vous, ce sont des textes, des paroles qui ont été méditées (que ce soit les psaumes, les lectures ou les intentions de l’Office, les introductions ou les homélies à la messe). Cela veut dire aussi que s’il est légitime de prendre appui sur ce que d’autres ont écrit, prêché, pensé sur les textes qu’il nous faut commenter (et je ne m’en prive pas), il faut toujours, pour que notre parole soit vivante et qu’elle donne vie, qu’elle soit le fruit de notre propre vécu, qu’il s’y mêle quelque chose de notre propre sang. »[12]

On pourrait penser que cette réflexion ne concerne que les prêtres, mais en fait, puisque nous devons « présenter notre vie à LIRE aux autres », toute notre vie peut devenir, sous l’action de l’Esprit Saint, une prédication. Il y a cependant plusieurs conditions pour que ce soit effectivement le cas.

D’abord, réellement, accueillir l’Esprit Saint en nous, croire à son action. Car l’enjeu, c’est que nous devenions une parole de vie pour les autres. Et pour cela, il faut que quelque chose de notre propre sang se mêle à notre parole. Pour échapper aux mots creux, il nous faut laisser l’Esprit Saint s’emparer de notre vie et consentir à ce que la Parole nous conduise dans ces lieux non visités de nous-mêmes qui ont besoin de conversion afin que la puissance de l’amour se manifeste dans notre faiblesse. Il y a, donc, dans l’Esprit, cette force capable de nous mettre en route, de nous mettre en vie, et par là, de nous mettre en éveil devant la parole de l’autre.


L’écoute mutuelle

Cela nous amène à la deuxième dimension de l’écoute : l’écoute mutuelle. Reprenons le fil de notre réflexion avec le pape François :

« L’Esprit Saint, dans sa liberté, ne connaît pas de frontières, et ne se laisse pas non plus limiter par les appartenances. […] Le Saint-Esprit a besoin de nous. Écoutez-le en vous écoutant mutuellement. »[13]

Nous pourrions être tentés de dire que c’est une vision plutôt horizontale, mais c’est bien le contraire : c’est une vision théologale de nos relations. Quand nous avons reçu l’Esprit Saint dans la Parole de Dieu, nos oreilles et nos cœurs s’ouvrent et se conjuguent pour écouter plus largement et faire « lecture divine » des autres, qui deviennent, à leur tour, pour nous, une parole de la part de Dieu.

« Chacun peut participer à cet effort de traduction continue de la Parole. […] On ne prendra jamais l’Esprit Saint en photo. Dans la diversité de nos tempéraments et de nos cultures, chacun de nous a quelque chose à dire de cette Parole qui est sa Vie. »[14]

C’est bien ce que nous sommes en train d’essayer de vivre comme chrétiens : une traduction continue de la Parole. Frère Christian  a une autre belle formule pour dire ce qu’est l’Église : « l’Église, c’est l’incarnation continuée ». C’est beau ! Faisons de telle sorte que l’Incarnation continue d’être vraie, en nous et entre nous. C’est sérieux et c’est grave. Donc, remettons-nous suffisamment souvent devant cette invitation. Mais ne perdons jamais de vue, pour ne pas être écrasés, que c’est l’Esprit Saint qui est l’agent de nos bonnes relations !

Pour que cette traduction soit active, il y a à ouvrir très largement notre attention pour entrer dans cette richesse de l’Esprit Saint qui parle en chacun. Ne laisser personne de côté : cela commence à devenir difficile parce que nous avons des tendances – très naturelles – à nous replier quand nous ne nous reconnaissons pas vraiment dans ce qui est dit par d’autres. Dans cet effort de traduction – qui est un processus –, l’essentiel, c’est de toujours garder au cœur le désir d’être ensemble cette Parole, d’être personnellement et ensemble adhérant à cette Parole de vie, et donc, en conversion perpétuelle, en écoute de cette différence qui nous oblige et nous meut les uns par les autres vers l’Unique.

« C’est par la bonté que l’homme est appelé à dominer l’univers, mais en se détournant du bien, il a cédé à la tentation et à l’illusion de la force. Et cette confession de la bonté de Dieu se répercute dans l’accueil du semblable : Celui-ci est la chair de ma chair... Dieu a même besoin de ma conversion à l’autre pour continuer de me créer librement à son image, homme et femme, de génération en génération. »[15]

Cet extrait de Chapitre est très important, car il souligne le critère de bonne santé de nos communautés qui est précisément « l’accueil du semblable ». Au fond, plus je suis accueillant, plus nos communautés sont accueillantes, et plus nous sommes dans cette confession de la bonté de Dieu, et vice versa. C’est cela la santé spirituelle. Elle implique une conversion permanente à l’autre. Quelle exigence ! Tibhirine était une petite communauté… moins de dix frères, donc : impossible de fuir ! Il se disait d’ailleurs volontiers que cette communauté était « impossible », avec des tempéraments forts, des milieux sociaux différents, des théologies différentes, des options différentes… et pourtant, ils ont fait corps, ils ont fait communauté… et quelle communauté ! Donc, tout est possible dans la force, l’adhésion que nous offre l’Esprit Saint pour entrer dans cette conversion permanente aux autres. Le prieur de Tibhirine a une belle manière de l’exprimer :

« Ce qui se cherche entre nous, dans nos communautés, n’est pas à fleur de peau, ni même à fleur de cœur. Nous finissons par savoir que ça nous tient profond !

Ainsi, il n’y a de contemplation possible que là où il y a ouverture à la communauté de vie, à la communion, à la famille humaine tout entière...

Et il n’y a de communauté possible que là où il y a disponibilité à la contemplation des merveilles de Dieu cachées en chacun, des signes de l’Unique qui s’écrivent sur nos visages comme autant de différences promises à la communion des saints.

Même s’il faut encore que, pour un peu de temps, cela nous soit difficile à voir. »[16]

Quelle lucidité ! Évidemment, ce n’est pas facile à voir ! Ce regard contemplatif, auquel Christian nous invite, peut nous sauver de beaucoup de choses. Il va bien évidemment au-delà d’un regard de surface ou d’une réaction épidermique. Nous allons bien plus profond, à la racine de ce qui permet d’envisager l’autre, de le voir dans cette lumière de son identité la plus vraie.

« Parce que nous sommes tous faits de chair et de sang, nous sommes tous membres en devenir du Corps du Christ. En chacun de nous le Verbe veut se faire chair, c’est-à-dire que tout frère selon la chair peut redevenir pour moi Parole de Dieu. »[17]

Cette citation nous interpelle et ce qu’elle pointe doit encore pouvoir faire un trajet en nous : cela demande d’y croire. Croire qu’il y a de la croissance, que cela bouge. Cela veut dire qu’on ne peut figer personne, qu’on ne peut mettre personne sous verre : l’autre a toujours la capacité de grandir, d’être plus grand même que l’image que je m’en fais actuellement. Et c’est plutôt une bonne nouvelle : « Tout frère selon la chair peut redevenir pour moi Parole de Dieu » rappelait, à raison, frère Christian. Pourtant, son réalisme nous rejoint encore dans ce nouvel extrait :

« Ne pas s’étonner que la Parole soit dure à accueillir et qu’elle nous conduise toujours plus loin que nos rivages ou nos points d’appui. Le jour viendra où cessant de patauger nous accepterons de perdre pied définitivement, et ce sera la vie.

Ne pas s’étonner que l’autre ait une parole à nous transmettre et à devenir, au nom de Dieu, auprès de moi. Si j’accueille cette parole qui est vie, pour lui, je m’expose à y découvrir un écho du Verbe unique et éternel. Communion profonde entre deux êtres lorsqu’ils sont devenus vraiment nourrissants l’un pour l’autre et qu’ils sont portés à faire silence ensemble parce que la parole qui les unit est esprit et vie, et qu’elle est Présence réelle inexprimable.

Ne pas s’étonner non plus que ce frère soit une Parole dure à comprendre et qu’il faille vaincre bien des murmures intérieurs ou extérieurs avant que soit créé entre nous le climat d’amour qui lui permettra de se livrer en ce qu’il a de meilleur et d’éternel. »[18]

Quand on se risque à suivre l’Évangile jusque dans sa radicalité, il faut donc s’attendre à un voyage, à larguer les amarres, loin de nos zones de confort ! C’est aussi un thème cher au pape François. Les périphéries ne sont pas seulement les périphéries extérieures, il y a nos propres périphéries intérieures. Il faut également aller les rejoindre. Préparons-nous donc à un voyage pour aller écouter jusqu’au bout ces échos du Verbe. Vatican II nous a offert une formule intéressante. Les Pères conciliaires parlaient de ces « semences du Verbe », cachées là, livrées à notre écoute. Il nous faut pouvoir les redécouvrir en toutes choses, en toute personne.

Mais il nous faut bien reconnaître qu’on ne voit pas immédiatement notre frère, notre sœur comme une Parole de Dieu. Les murmures intérieurs, même s’ils ne se verbalisent pas, existent au plus profond de nous-mêmes et il nous faut, non pas nous résoudre à cela, mais réellement persévérer afin de contribuer à ce climat d’amour. Frère Christophe a une très belle manière de formuler ce désir, qui peut nous inspirer : « J’aimerais rejoindre cette terre pacifiée où je prie le Notre Père sans oublier personne ».

Peut-être que cela peut nous inviter à entrer dans cette bienveillance qui nous permettra de voir, de discerner chez l’autre ce qu’il a de meilleur et d’éternel. Là encore, la manière monastique de le vivre est éclairante :

« L’écoute mutuelle est un juste équilibre entre parole et silence […]. Car la parole est aussi une valeur monastique (pas le bavardage ni la parole qui fait du bruit...).

Est-ce que je suis assez « chrétien », « cordial » avec chaque frère ? Cela n’exclut pas les tensions, les divergences de points de vue. Mon frère est toujours plus grand que l’idée que je m’en fais. Au pire : il vaut beaucoup mieux que l’idée qu’il a de moi !

Ai-je le courage de la correction fraternelle évangélique : va trouver ton frère... gagne-le (Mt 18, 15ss) ?

Quelle est la teneur de la parole, la coloration des paroles que je pense (sans le dire forcément) qui m’habitent ? »[19]

Qu’est-ce que nous injectons dans l’atmosphère, par nos pensées, par nos paroles… ?

Quant à la correction fraternelle, c’est difficile, et nous en parlons rarement… elle rebute, même. Suis-je le gardien de mon frère ? Oui, nous sommes le gardien de notre frère, de notre sœur. Reste à trouver ce climat d’amour intérieur, cette terre pacifiée, qui nous permettront de trouver l’attitude et la parole justes. Exercice difficile, mais auquel il ne faut pas renoncer. Au fond, le plus grand réalisme pour un chrétien, c’est celui de l’espérance :

« Assumer l’espérance, ce sera éprouver la résurrection à l’œuvre dans toutes les réalités humaines, même les plus opaques, mêmes celle qu’en apparence nous subissons. […]

Partout où s’engage le dialogue pour donner naissance à un langage nouveau.

Partout où la peur est prise à bras le corps, désarmée comme on charme un serpent.

Partout où s’avalent les couleuvres et les paroles venimeuses sans que soit modifiées les raisons profondes qu’on a d’aimer quand même.

Partout où la maladie devient un lieu de rencontre, de partage, de sollicitude, lieu de purification, lieu d’un OUI à la santé de Dieu. »[20]

Éprouver la résurrection, cela peut être une belle invitation : la résurrection est-elle à l’œuvre dans ma vie ? Où est-ce que je la vois gagner du terrain en moi ? Frère Christian nous donne quelques éléments de réponse : partout où il y a du dialogue, donc, partout où nous pouvons mettre plus de dialogue, il y aura plus de communauté, il y aura plus de vie, plus de résurrection ; partout où la peur cède du terrain, où nous lui faisons face, nous la désarmons. Ce n’est plus elle qui prend le dessus, c’est nous qui l’étouffons, et là, la vie peut reprendre. Qu’est-ce qui nous gouverne ? Le contraire de la peur, ce n’est pas le courage, c’est la confiance… Campés sur le terrain de la confiance, nous pouvons alors résister sur un autre registre : celui de la parole.

Et partout où s’avalent les couleuvres, les paroles venimeuses – il y en a partout ! –, comment désarmons-nous cela ? Et bien : en aimant quand-même. C’est l’abbé Pierre qui avait cette formule récurrente : « Aimer quand-même… malgré tout ». Ne surtout pas déserter cette mission d’aimer quand-même. Cela nous tient en santé spirituelle et c’est un oui franc et massif à la santé de Dieu en nous, comme une espérance obstinée. Frère Christian développe beaucoup cet aspect de l’espérance dans ses diverses communications :

« En définitive, c’est ce plan de l’espérance qui va recouvrir tous les autres et on peut considérer la patience comme l’expression quotidienne, comme l’incarnation en quelque sorte de la “petite espérance”. Et plus celle-ci sera, plus il y faudra consacrer de patience ! Pas étonnant, dès lors, que la vie religieuse tout entière placée sur orbite d’espérance du Royaume à venir, soit le creuset par excellence des patiences les plus variées et raffinées. Paul VI l’affirmait entre les lignes lorsqu’il définissait la charité dans la vie communautaire (Evangelica Testificatio 39) comme une espérance active de ce que les autres peuvent devenir avec l’aide de notre soutien fraternel. “Le signe de sa vérité se trouve dans la simplicité heureuse avec laquelle tous s’efforcent de comprendre ce qui tient à cœur à chacun”. »[21]

Nous entrons ici dans le « noyau dur » de ce qu’est l’écoute mutuelle : essayer d’aller à la rencontre de ce qui tient à cœur à chacun. Nous sommes loin de « l’épiderme » ! Il faut creuser la parole de Dieu qu’est mon frère, ma sœur ; avoir ce désir profond de les rencontrer, et par-là, les aider aussi à se découvrir et à devenir toujours davantage frère, sœur. Nous avons une part active dans cette croissance, à titre de gardien. C’est là notre travail d’espérance sur nous – ne jamais désespérer d’être réellement frère, réellement sœur–, mais aussi sur l’autre : demeurer dans ce climat d’amour, d’espérance, de charité et sentir la communauté grandir en soi et autour de soi.


L’écoute des événements

Plus nous grandissons dans l’écoute de la Parole de Dieu qui nous transforme, plus elle nous aide à rencontrer et à voir l’autre comme une parole pour nous. Bien davantage : cette écoute se fait extensive, embrasse la totalité du réel et tout ce qui nous arrive. Ainsi, progressivement, ce sont aussi les événements qui deviennent une parole signifiante pour nous et notre chemin vers Dieu.

Écoutons de nouveau le pape François :

« Il faut sortir des 3-4 % qui représentent les plus proches, et aller plus loin pour écouter les autres, qui parfois vous insulteront, vous chasseront, mais il faut entendre ce qu’ils pensent, sans vouloir imposer nos choses : laisser l’Esprit nous parler. »[22]

C’est intéressant… Se tenir aux 3-4 % qui nous entourent et qui nous sont proches, c’est réellement se priver d’une grande partie du réel… L’idée soutenue par le pape, c’est donc d’aller rencontrer les 96 % qui nous manquent – les fameuses périphéries –, avec une vraie conscience que ces autres nous manquent profondément. Cela nous aide également à comprendre une dimension essentielle de l’Église : la catholicité.

« On ne peut pas comprendre la “catholicité” sans se référer à ce champ large et hospitalier, qui ne marque jamais les frontières. Être Église c’est une manière d’entrer dans cette ampleur de Dieu. »[23]

C’est une pensée très séduisante : être Église c’est « entrer dans l’ampleur de Dieu » ! Il faut de la souplesse, savoir s’étirer, s’élever et accueillir Dieu comme il est : plus grand que notre cœur. Une nouvelle citation va nous permettre de percevoir la manière dont la communauté de Tibhirine a vécu cela :

« Vous aurez sûrement noté qu’il [Mgr Teissier] a parlé du sens de notre présence, si elle pouvait traverser cette crise douloureuse “dans son environnement”. Cette mention de notre voisinage est justice : nous ne pouvons être signe d’un don s’ils ne sont pas là pour l’accueillir, le désirer. Mieux... nous ne pouvons prétendre leur donner Jésus, de quelque façon, sans recevoir d’eux Jésus, de quelque façon. Ceci aussi fait partie du conditionnement même de l’Incarnation. Il y a interdépendance mutuelle. Beaucoup n’ont pas reçu Jésus... mais à ceux qui l’ont reçu, il a donné de devenir ce qu’Il était lui-même, non pas seulement chrétiens, mais bien mieux que cela, enfants de Dieu. »[24]

« Entrer dans l’ampleur de Dieu », cela veut dire que nous ne sommes pas « chrétien », « musulman », « bouddhiste »… nous sommes ultimement, essentiellement, « enfants de Dieu ». Et là, il n’y a plus qu’un seul camp : celui des bien-aimés de Dieu. Nous revenons à cette perspective de l’écoute mutuelle. Nous devons pouvoir recevoir la vie de Dieu de tous ces autres, de ces 96 % qui nous attendent à l’extérieur de notre cercle de proximité.

Alors qu’est-ce que cela a donné de très concret dans l’histoire des moines de Tibhirine ? Chaque année, dans la lettre circulaire adressée aux parents, amis et proches de la communauté, nous pouvons recueillir quelques-unes des « audaces », fruit de cette écoute de l’environnement, qui les a amenés à vivre des choses parfois surprenantes.

« Et voici qu’au chapitre nous “prenons” un vote un peu révolutionnaire. Il s’agit d’offrir deux pièces d’un bâtiment à peu près inoccupé aux Petites Sœurs de Jésus qui cherchent un lieu propice et sûr pour une fraternité de repos et de prière où les Petites Sœurs de la Région, celles du Sahara notamment, pourront venir refaire leurs forces durant les grandes chaleurs. Notre enclos devient mixte, c’est sûr, mais sa vocation contemplative est ainsi multipliée par deux (au moins !). Le cardinal, consulté, a été catégorique : “C’est la meilleure solution... Évidemment, il y a cinq ans, je vous aurais dit... (?) Mais non ! Il y a cinq ans, vous n’auriez même pas songé à me soumettre une telle question !” Et c’est vrai, de toute évidence. »[25]

Nous sommes en 1977, en milieu musulman… une communauté contemplative d’hommes qui fait de la place à l’intérieur de la clôture, dans une aile d’un de leurs bâtiments, pour accueillir des Petites Sœurs de Jésus… Il y a un moment favorable, une écoute de l’Esprit qui fait que les choses sont mûres.

Deuxième exemple :

« Ce Ribât (“lien de la Paix”), voici bientôt dix ans qu’il poursuit sa course, unissant des chrétiens qui se veulent directement attentifs aux dimensions spirituelles de la vie des musulmans, et intégrant dans sa démarche et sa prière nos frères ‘Alawiyyines de Médéa. Au printemps, nous nous étions demandé : “Comment la vie spirituelle de l’autre m’interpelle dans la mienne ?” »[26]

Ce groupe, le Ribât, était à l’origine un groupe de chrétiens qui voulaient partager leur expérience du quotidien vécu avec les musulmans. Assez rapidement, ils ont été rejoints par des musulmans. Ils se réunissait deux fois par an, avec, pendant les six mois où ils n’étaient pas ensemble, une question à travailler personnellement en vue d’une mise en commun. Cette année-là, la question était la suivante : « Comment la vie spirituelle de l’autre m’interpelle dans la mienne ? » Ensuite, ils passaient deux jours ensemble à partager le fruit de leur expérience et de l’écoute profonde de leur quotidien. Belle fécondité dans l’Esprit !

Nouvelles concrétisations…

« … Nous avons offert une grande pièce (ex-salle d’attente du dit PMI) à nos voisins comme salle de prière, en attendant la construction d’une mosquée prévue pour le village. Ainsi, nos prières cohabitent depuis six mois dans le même enclos, et nous sommes nombreux à penser, de part et d’autre, qu’elles font aussi bon ménage dans le cœur de Dieu.

Nous avons également développé l’expérience d’association dans l’exploitation d’une partie du jardin “hors les murs”. Quatre jeunes pères de famille partagent avec nous travail et vente des produits maraîchers. »[27]

Là aussi, une originalité : l’accueil des voisins musulmans pour qu’ils viennent prier en attendant la construction de la mosquée du village. Voilà une solidarité dans la prière et le partage tout à fait remarquables. Solidarité dans le travail aussi, avec une égalité concrétisée  dans un partenariat. C’est une voie originale quand nous pensons que d’ordinaire les communautés monastiques s’assurent plutôt les services de salariés…

Cette écoute de l’Esprit va encore venir bousculer les frères sur un autre registre :

« Que demande Berdine ? la présence au milieu d’eux d’un homme de prière (“moine”) pour les confirmer et les soutenir dans le désir de s’arracher définitivement à la spirale de la drogue, de l’alcool, de la dérive... et aussi pour les comprendre dans leurs chutes, leurs rechutes, leurs fringales, et leur soif secrète. Le père Jean de la Croix avait aidé au démarrage de cette communauté en 1972, comme abbé d’Aiguebelle. Il n’avait cessé d’y croire. C’est lui qu’on nous demandait, et à temps complet. Et nous, nous étions aussi responsables d’un appel d’Église qui se présente autrement. Et notre frère ne voulait partir que dans l’obéissance d’un envoi... Long discernement, aboutissant à un jumelage consenti ici et là, dans la foi, simplement peut-être parce que, ici et là, la prière et le travail sont les deux poumons irremplaçables de la fidélité à la Vie (ora et labora) ! »[28]

La Bergerie de Berdine est une communauté du Sud-Est de la France qui recueille ceux que plus personne ne veut accueillir : des drogués, des personnes prises dans l’alcool, des personnes en rupture… Cette communauté demandait donc qu’un des moines de Tibhirine les rejoigne à temps complet. Comment concilier cela avec la vocation monastique ? Une nouvelle fois, la créativité de l’Esprit les a amenés à imaginer la formule d’un jumelage, envoyant le moine sollicité pendant les deux mois d’été à Berdine avec, en réciprocité,

des séjours de berdinois qui venaient aussi à Tibhirine passer un temps avec la communauté. La demande unilatérale s’est transformée en échange. C’est une parfaite illustration de tout ce que nous avons évoqué précédemment : on se risque à se mettre à l’écoute des besoins des autres et on invente…

Un tout dernier exemple est extrait de la lettre circulaire de 1992, adressée aux parents, amis et proches de la communauté. C’est le tout début de ce que l’on a appelé la « décennie noire », c’est-à-dire, le début des violences en Algérie qui à l’assassinat de dizaines de milliers d’algériens et des religieux béatifiés qui se sont refusés à quitter le pays.

« Dans une méditation récente, Mgr Teissier évoque Marie au pied de la croix : “Quand le peuple souffre, c’est déjà beaucoup d’être là, pour porter ensemble cette souffrance maintenant. Nous n’avons pas à attendre pour faire quelque chose, que les événements difficiles que nous vivons soient dépassés... C’est dans ce moment-là aussi que Jésus dépasse sa souffrance et le cri de la désespérance, par un petit geste d’affection filiale et d’amitié fraternelle : ‘Voici ta mère... voici ton fils !’. C’est le petit geste de la tendresse humaine. En apparence, il n’est pas au niveau du drame... pourtant il annonce et prépare l’avenir”. Dans un tel contexte, nous avons accepté de participer au Conseil presbytéral, et aussi d’accueillir et d’animer une retraite des prêtres du diocèse (évêque en tête). »[29]

Je termine à dessein avec cet exemple, et finalement cette question qui n’a pas cessé d’accompagner les frères de Tibhirine jusqu’à leur enlèvement : quelle tendresse humaine pouvons-nous offrir dans les circonstances présentes ? Cette question est tout à fait à notre portée. Elle ne cesse de nous interpeller. Pour qualifier notre présence chrétienne, le mot « tendresse » ne serait-il pas à prendre sur soi, avec soi, comme une recherche permanente ? Que peut-on injecter dans l’atmosphère actuellement, si ce n’est cette tendresse qui touche, qui va au cœur, sans beaucoup de mots, mais qui dit l’essentiel ?


Vers une écoute intégrale

Concluons… Qu’avons-nous lu, entendu, esquissé par l’entremise de la communauté de Tibhirine ?

Nous avons touché du doigt ce que peut être une lectio intégrale. Ces moines nous apprennent ce qu’est une écoute intégrale qui prend sa source dans cet accueil large, franc et obstiné de la Parole de Dieu. Un accueil résolu de la Parole qui augmente entre nous l’écoute mutuelle, et nous fait entrer dans une capacité élargie à écouter le tout de la vie, des événements, du contexte, et à ressaisir ainsi tout ce qui nous arrive à la lumière de cette présence de Dieu à chacun d’entre nous.

Cette écoute intégrale nous pousse à restituer la créativité de l’Esprit, ici et maintenant. C’est ce qu’on appelle le discernement. Le pape François, qui est jésuite, aurait tout de suite posé ce mot-là. En vous présentant le témoignage de cette communauté cistercienne-trappiste dont le cœur de la vie est la lectio divina, nous voyons bien l’invitation qui nous est faite de redécouvrir cette source dans nos communautés chrétiennes. C’est un patrimoine pour toute l’Église, et c’est cela qui nous aide à vivre ajustés aux enjeux de notre temps.

Par son impulsion et son invitation adressée à toute l’Église à entrer en synodalité, le pape François remet au centre de notre vie personnelle et ecclésiale cette écoute intégrale, ce mouvement profond pour entrer ensemble « dans l’ampleur de Dieu ». Mouvement extensif, d’ouverture, qui est le mouvement de la croix, mouvement du Christ qui, les bras ouverts, nous rappelle sans cesse à cet accueil franc, large, à offrir à toute personne, à inventer chaque aujourd’hui. La Parole veut encore et toujours produire du neuf en nous. Et c’est l’Esprit qui est à la manœuvre pour que nous restions des vivants… « jusqu’à mourir s’il le faut » (frère Christophe)


[1] Cette conférence a été prononcée dans le cadre des festivités du 150e anniversaire de la paroisse de Vevey (Suisse) le 5 mai 2022. Le texte a été adapté pour la publication, mais le style oral a été conservé.

Marie-Dominique Minassian est une théologienne suisse, professeur à l’université de Fribourg, spécialiste de l’héritage spirituel des moines de Tibhirine, membre de l’Association pour la protection des écrits des sept frères de Tibhirine.

[2] Pape François, Discours au diocèse de Rome réuni en assemblée diocésaine, 18 septembre 2021.

[3] Pape François, Discours pour la commémoration du 50e anniversaire de l’institution du synode des évêques, salle Paul VI, samedi 17 octobre 2015.

[4] Pape François, Fratelli tutti, 48.

[5] Frère Christian, homélie du 3e dimanche de carême, 14 mars 1982, L’autre que nous attendons, p. 57.

[6] Frère Christian, Chapitre du mardi 2 juillet 1991, Dieu pour tout jour, p. 373.

[7] Frère Christophe, note de lectio non datée sur Jn 8,31.

[8] Frère Christian, Chapitre du samedi 23 novembre 1991, Dieu pour tout jour, p. 384-385.

[9] Frère Christian, Chapitre du 6 mars 1986, Dieu pour tout jour, p. 106-107.

[10] Frère Christian, Chapitre du jeudi 18 juillet 1991, Dieu pour tout jour, p. 376.

[11] Frère mariste, proche de la communauté, et un des premiers religieux à avoir été tué, le 8 mai 1994, avec sœur Paul-Hélène.

[12] Frère Christian, Chapitre du mardi 14 juin 1994, commentaire du CEC 1100, Dieu pour tout jour, p. 490-491.

[13] Pape François, Discours au diocèse de Rome réuni en assemblée diocésaine, 18 septembre 2021.

[14] Frère Christian, Chapitre du mardi 14 juin 1994, commentaire du CEC 1100, Dieu pour tout jour, p. 491.

[15] Frère Christian, Chapitre du mercredi 23 juillet 1986, Dieu pour tout jour, p. 138-139.

[16] Frère Christian, Chapitre du mardi 12 mars 1996, Dieu pour tout jour, p. 549.

[17] Frère Christian, homélie du 21e dimanche du TO, 22 août 1982, L’autre que nous attendons, p. 74.

[18] Id., p. 74.

[19] Frère Christian, Chapitre du samedi 10 février 1990, Dieu pour tout jour, p. 315.

[20] Frère Christian, homélie pour l’Ascension, Jeudi 20 mai 1982, L’autre que nous attendons, p. 67-68.

[21] Frère Christian, Chapitre du Lundi 9 décembre 1985, Dieu pour tout jour, p. 80.

[22] Pape François, Discours au diocèse de Rome réuni en assemblée diocésaine, 18 septembre 2021.

[23] Pape François, Discours au diocèse de Rome réuni en assemblée diocésaine, 18 septembre 2021.

[24] Chapitre de frère Christian du mardi 9 février 1995, « Notre communauté dans son environnement », Dieu pour tout jour, p. 516.

[25] Christian de Chergé, Chronique de l’espérance 13 (Noël 1977), 13 décembre 19.77, Heureux ceux qui espèrent, p. 411.

[26] Lettre circulaire de la communauté N.-D. de l’Atlas 1988, Heureux ceux qui espèrent, p.  706.

[27] Lettre circulaire de la communauté N.-D. de l’Atlas 1988, Heureux ceux qui espèrent, p. 707-708.

[28] Lettre circulaire de la communauté N.-D. de l’Atlas 1990, Heureux ceux qui espèrent, p. 719.

[29] Lettre circulaire de la communauté N.-D. de l’Atlas 1992, Heureux ceux qui espèrent, p. 733.

Défis de la vie monastique bénédictine en Afrique de l’Ouest

6

Perspectives

Sœur Thérèse-Benoît Kaboré, osb

Prieuré Notre-Dame de Koubri (Burkina Faso)

 

Défis de la vie monastique bénédictine

en Afrique de l’Ouest

 

Quand il m’a été demandé de donner un aperçu de ma thèse de doctorat[1] dans le Bulletin, j’ai pensé aux défis de la vie monastique en Afrique de l’Ouest parce qu’ils sont de véritables lieux de provocation. À mon avis, ils peuvent conduire à une réflexion qui sera bénéfique à la vie monastique en Afrique et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest francophone, car les défis nous invitent à rester vigilants et à travailler à nous améliorer.  En effet, si la vie monastique veut avancer, elle doit être capable de s’interroger et de se laisser interroger. Nous voudrions souligner dans cette petite contribution quelques problématiques qui doivent interroger réellement les responsables et les communautés monastiques en Afrique de l’Ouest.


La gestion des vocations

De plus en plus aujourd’hui, on parle de l’Afrique comme d’un foyer de vocations dans l’Église. Cependant, cette réalité ne se vérifie pas pour tous les pays d’Afrique ni pour certaines vocations particulières comme la vie monastique qui est d’ailleurs très peu connue. En effet, la particularité de cette vie austère n’attire pas et la plupart de ceux qui frappent à la porte du monastère n’y persévèrent pas. La réalité est que, plus de cinquante ans après les fondations, la grande majorité des monastères ont à peine un nombre suffisant de membres pour engager une fondation. Voici le constat que fait le père André Ouédraogo, abbé émérite de Koubri :

« Si je prends notre monastère, saint Benoît de Koubri, qui a fêté ses cinquante ans de fondation le 11 juillet 2013, nous avons accueilli de 1963 à 2013 un nombre considérable de candidats en quête de la vocation monastique. […] Si tous ces candidats étaient restés, nous aurions pu faire plusieurs fondations monastiques, tant dans le pays que dans d’autres pays. Hélas ! Aujourd’hui sur ce très grand nombre de candidats reçus, combien sont-ils restés ? Les autres monastères de notre sous-région africaine pourraient en dire autant. Devant ce grand mystère, beaucoup de candidats sont entrés mais très peu sont restés. »[2]

Il est vrai que la vie monastique en tant que chemin de l’Évangile comporte des renoncements et des exigences qu’il faut assumer en la choisissant. Cependant cette réalité d’un nombre important de départs doit interpeller les monastères sur leur manière de mener la vie monastique et de la présenter au monde extérieur. S’il ne s’agit pas de promouvoir une vie monastique mitigée, il convient de mener une réflexion sérieuse afin de trouver des solutions adéquates à la question. Il y va de l’avenir de la vie monastique en Afrique de l’Ouest. Après cinquante ans de fondation, plusieurs monastères restent encore tâtonnants.


Chapelle des moniales bénédictines de Koubri. © AIM.

La question de la formation dans la vie monastique

Bien qu’aujourd’hui le niveau de formation des candidats ait évolué, il reste encore à faire, car un certain nombre présente des carences nécessitant un complément d’instruction scolaire. Si le moine est un contemplatif par vocation, il n’est pas pour autant dispensé de meubler son intelligence de connaissances et d’apprendre à penser. Le véritable problème, c’est d’arriver à l’enracinement de la vie monastique. Comme le remarquait le père Denis Martin, l’un des grands promoteurs de la vie monastique bénédictine en Afrique, « les profès perpétuels qui n’ont pas eu le moindre niveau d’instruction flottent comme s’ils n’ont rien sur quoi appuyer leur vie monastique »[3]. Ce constat est encore vérifiable de nos jours. Il faut en cela reconnaître que l’équilibre de vie d’un monastère est illusoire sans une sérieuse promotion de la formation non seulement religieuse mais aussi humaine des moines, surtout face à un monde en perpétuelle mutation. Il ne s’agit pas seulement de la formation initiale, mais également de la formation permanente.


Les défis liés aux vœux religieux

Le moine africain assume consciencieusement et délibérément la tâche de témoigner de Jésus Christ par toute sa vie. Sa consécration monastique constitue une immolation personnelle. Pour l’amour du Christ, il accepte de sacrifier les valeurs culturelles correspondantes aux trois conseils chasteté – pauvreté – obéissance.

            Le défi du vœu de chasteté

Le vœu de chasteté est l’expression de la pauvreté la plus fondamentale pour le religieux africain ; ce vœu l’atteint dans ses représentations symboliques essentielles[4]. Un cistercien congolais ne manquait pas de s’exclamer, parlant de ce choix évangélique du célibat consacré : « C’est une victoire du christianisme dans nos milieux ; et ce n’est pas un moindre miracle ! »[5]. Une telle situation n’est cependant pas synonyme d’incapacité de la part des religieux africains à vivre pleinement le vœu de chasteté. Elle ne signifie pas acceptation d’une vie sexuelle désordonnée[6]. Pour les religieux africains comme pour tous les autres religieux de par le monde, il y a une exigence à assumer dans la vérité ce à quoi ils se sont engagés librement. Il n’y a pas de demi-mesure pour les religieux africains. Leur pratique de la chasteté pour le royaume de Dieu doit être un témoignage concret également contre « une culture hédoniste qui délie la sexualité de toute norme morale objective, en la réduisant souvent à un jeu et à un bien de consommation, et en cédant à une sorte d’idolâtrie de l’instinct » (Vita Consecrata 88). Si le vœu de chasteté n’octroie pas la possibilité de vivre comme des êtres incorporels, alors ce vœu constitue un défi, une interpellation pour celui qui s’y engage.

            Le défi du vœu de pauvreté

Dans un continent où une large frange de la population est sous-alimentée, manque d’un abri décent et ne peut avoir accès aux soins médicaux ou autres aménagements donnés gracieusement ailleurs dans le monde, le religieux ne peut prendre à la légère son vœu de pauvreté. Mais alors, comment les religieux et plus encore les moines doivent-ils embrasser la pauvreté ? Dans la proximité avec les monastères, les gens doivent pouvoir comprendre que les moines vivent leur vœu de pauvreté en renonçant radicalement au droit de propriété individuelle et à l’utilisation personnelle des revenus de leur travail, mais aussi en pratiquant le partage de leurs biens avec les autres. En tout cas, cette interpellation d’une de nos aînées dans la vie monastique en Afrique, nous interroge tous : « Que nos frères ne puissent pas dire en nous voyant traiter les affaires : “Comme ils aiment l’argent !”. Ou encore qu’ils ne puissent jamais faire cette réflexion d’une religieuse à l’égard de sa consœur : “Elle pense à gagner de l’argent avant de penser au salut des âmes !” »[7].

Le défi du vœu d’obéissance

Voici le constat du professeur Michael Hochschild, après une enquête dans plusieurs monastères européens : « Un observateur de l’extérieur voudrait trouver de l’humilité et de l’obéissance dans la vie monastique, mais trop souvent en réalité, l’autonomie individuelle et l’autoréalisation sont suprêmes »[8]. Ce constat peut s’appliquer aussi bien à la réalité de certains monastères en Afrique et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest. L’individualisme s’installe, étouffant la dimension du témoignage prophétique, relative au vœu d’obéissance, comme du reste des deux autres vœux. On doit cependant arriver à concilier le dynamisme, l’esprit d’initiative, le sens des responsabilités, avec l’esprit d’obéissance. Il faut parvenir à une obéissance chrétienne mure, dépossédée de la volonté propre, non craintive, servile et hypocrite, ou avec des réservations pour le futur comme du genre : « Quand je serai profès perpétuel, je pourrai faire ce que je veux ». De ce point de vue, il est impérieux que la formation monastique aide le candidat à parvenir à une obéissance adulte, réfléchie et volontaire.


Le défi de la vie fraternelle

La vie fraternelle demeure le terrain de combat du quotidien. Les défis y sont multiples et les obstacles ne manquent pas. L’une des menaces de cette vie fraternelle et communautaire est l’individualisme. Quand on ne pense qu’à soi et à son travail, la vie communautaire devient vite secondaire, voire embarrassante pour l’emploi du temps. En effet, il y a des moines qui sont convaincus qu’en travaillant dur et fort, ils rendent service aux autres. Cependant, jusqu’où cette manière de penser se vérifie-t-elle ? Ils ne s’intéressent pas aux autres et à leur propre vie. Le problème est qu’en agissant ainsi, la communauté perd son élan vital, « la communication se dégrade et par la suite il y a de moins en moins d’intérêt général pour la communauté »[9]. En effet, il faut comprendre que la vie monastique cénobitique ne peut en aucune manière être comprise et vécue sans tenir compte des autres, sans tenir compte des relations interpersonnelles en communauté. D’autres difficultés peuvent également surgirent dans la vie communautaire : difficultés de communication liées parfois à la différence de générations, rivalités, soif de domination, manque d’écoute et d’accueil mutuels. Sur ce terrain des relations interpersonnelles, cette remarque du dominicain Sidbe Semporé doit nous interroger tous : « Nous sommes pris pour des exemples et quand on parle de sainteté, on se tourne spontanément vers nous. Mais sommes-nous seulement de vrais chrétiens ? »[10].


La question de l’autonomie économique dans les monastères en Afrique de l’Ouest

Les monastères d’Afrique de l’Ouest continuent d’affirmer que, pour ce qui est des besoins de la vie quotidienne, chacun peut avec son travail être autosuffisant, mais que la question se pose pour les dépenses exceptionnelles comme par exemple une construction, un achat de matériels[11]. Il y a là un problème d’organisation et de formation à résoudre. Le monachisme en Afrique ne peut prétendre à l’autonomie tout en négligeant la question économique. Le projet économique pour l’avenir des monastères en Afrique doit faire l’objet d’une étude plus approfondie. On a souvent présenté en Afrique des monastères européens florissants au niveau économique. Il serait peut-être intéressant de présenter également les monastères avec un niveau économique très réduit, et souvent endettés, et qui pourtant vivent avec, et ne sont pas toujours prêts à tendre la main. En tout cas, on ne peut plus compter aujourd’hui que sur des bienfaiteurs – que ce soit l’AIM ou un autre organisme, ou des personnes individuelles pour remplacer des machines ou pour des constructions. Il y a là une exigence pour les communautés de savoir prévoir un budget, des amortissements pour ce qui aura besoin d’être remplacé un jour.

Atelier de tissage au monastère de Toffo (Bénin). © AIM.

Parlant d’aide, les monastères d’Afrique ont tant reçu de l’AIM-Internationale. Aujourd’hui, il serait intéressant de penser à une AIM-Afrique comme le souhaitait le père Boniface Tiguila, fondateur  du monastère de l’Incarnation d’Agbang, au Togo, lors de son  intervention à la célébration du jubilé d’or de l’AIM en 2011. L’intention n’est pas de supprimer l’AIM-Internationale. Au rendez-vous du donner et recevoir, les monastères d’Afrique eux-aussi peuvent et doivent apporter quelques choses. À l’interne, en Afrique, cette structure peut apporter son aide, même insignifiante, aux monastères qui en ont besoin (nous pensons à l’aumône de la veuve). Les monastères d’Afrique ne peuvent pas attendre d’être florissants avant de mettre sur pied une telle structure. Cette proposition mérite une considération particulière. Et nous espérons que l’AIM-Afrique verra le jour bientôt !


Un modèle de monastère pour l’Afrique

L’Afrique vit une situation de pauvreté qui ne peut se dissimuler.  Dans une telle situation, un niveau de vie austère peut paraître bourgeois. La richesse, même relative, loin d’être comprise, sera exagérée. Il y a lieu d’être attentif aux conditions de développement de chaque région et de tâcher à ce que le témoignage collectif de pauvreté interpelle la population (cf. Perfectae Caritatis 13 ; Can. 640). Si la vie monastique veut être prophétique, l’on est obligé de prendre en considération cette réalité.

Dans ce sens, ne faut-il pas repenser les fondations et le fonctionnement des monastères en Afrique de l’Ouest ? Ne pourrait-on pas inventer en Afrique la possibilité de vivre pleinement la vie monastique en petit nombre, en petite communauté ? Toute fondation nouvelle est-elle nécessairement appelée à devenir une communauté de grande taille pour que soit assurée la possibilité d’une vie monastique authentique ? À côté des grands monastères de type classique, n’y aurait-il pas une place pour des options plus légères, des communautés plus réduites, avec une perspective d’investissement et de croissance limitée ? De tels questionnements étaient admirablement posés dès la première rencontre des supérieurs monastiques d’Afrique, réunis à Bouaké en 1964[12].

Une telle perspective exige des réflexions sérieuses, mais aussi des expériences audacieuses. De petites communautés monastiques situées à proximité des villages, ayant un niveau de vie et des habitations identiques, autant que possible, à ceux de leurs proches, pourraient laisser transparaître le véritable visage du monachisme et le but qu’il poursuit. Avec un habitat moins écrasant et un genre de vie plus simple, ces petites communautés sauront donner le témoignage effectif d’une vraie pauvreté, qui restera aux yeux de tous ceux qui les voient vivre le signe le plus sensible de la caducité des choses de la terre. Comme communautés de prière et de travail, elles pourront avoir un grand rayonnement au milieu des populations qui les entourent.


Les relations du moine africain avec sa famille

Face à leur famille biologique, les personnes consacrées africaines vivent des joies et des peines dans la recherche d’une harmonie qui aille dans le sens de leur consécration. Bien qu’elles aient tout quitté pour suivre le Christ, il ne reste pas moins vrai que les problèmes de la famille les touchent de plein fouet. Dans de telles circonstances, certains religieux africains venant de familles pauvres souffrent de vivre dans une situation un peu confortable tandis que leurs familles restent à un stade primitif, incapable de subvenir à leurs besoins matériels. À cause de cette souffrance, certains quittent, d’autres fraudent pour aider leurs familles, et d’autres enfin n’atteignent jamais leur plein épanouissement. Les moines ne sont pas épargnés. On constate que souvent, après une visite de la famille, certains frères ou sœurs sont perturbés pendant un temps à cause des problèmes et des difficultés de la famille. C’est une question très délicate qui mérite une attention particulière et une réponse concrète. Il est vrai que la Règle ne prévoit rien en ce sens, mais l’on ne peut ignorer une telle situation qui, en Afrique, est un véritable problème.


Les exigences monastiques face à l’invasion du monde actuel

Le monde vit aujourd’hui une mutation très caractéristique engendrée par la globalisation qui se veut, dans son ensemble, une vision d’un monde en bloc. La globalisation ne touche pas seulement l’économie, mais s’élargit sur l’aspect culturel en créant une sorte de culture globale qui ne laisse indifférente aucune personne. Le nouveau contexte socioculturel engendré de cette manière a exercé une influence immédiate sur la vie consacrée et plus particulièrement sur la vie monastique. Certains comportements et usages que le moine a toujours considérés comme essentiels à son genre de vie sont ainsi mis à dure épreuve. En même temps que les opportunités du monde moderne lui rendent d’énormes services, elles sont une menace permanente pour la clôture, aussi bien que pour le silence, tant intérieur qu’extérieur. L’on pourrait se demander ce que devient le silence monastique dans un monde où la communication ultra-rapide est envahissante. Et la clôture ? Comment ne pas devenir dépendant du portable, WhatsApp, Facebook… internet ? Sans vouloir se fermer aux richesses et avantages de la globalisation, il convient de considérer avec lucidité les problèmes qu’elle soulève (cf. Vita Consecrata 99).

Le moine ne peut nier en aucune manière les valeurs essentielles et les coutumes importantes de son genre de vie. Il faut qu’il soit bien enraciné dans sa vie monastique. Il est ainsi invité à rendre compte de son identité en étant réellement ce qu’il doit être. C’est alors que la vie monastique sera un témoignage des exigences du royaume de Dieu et de sa présence parmi les hommes, et sera capable d’interroger le monde actuel.

Les différents défis mentionnés font comprendre l’urgence d’une réponse efficace de la part des moines et des moniales de la sous-région Ouest africaine, réponse qui doit partir de la maturité des moines et de leur enracinement dans la vie monastique elle-même.

L’Afrique a besoin d’hommes et de femmes qui soient capables de témoigner des Béatitudes et du primat de l’Absolu jusqu’au don total. Cette attente ne saurait être comblée que dans la mesure où les moines deviennent toujours plus conscients de la richesse de la vocation que le Seigneur leur a donnée et donc de la mission qui leur a été confiée dans l’Église et dans le monde. Il faut qu’ils réaffirment sans cesse leur charisme particulier, s’efforcent d’en avoir une vision claire et le vivent quotidiennement. C’est alors qu’ils pourront donner la réponse attendue à notre temps, sans cesser d’être ce qu’ils sont.


[1] La thèse est intitulée : « Vie monastique et législation canonique : la question de l’identité bénédictine face aux défis contemporains en Afrique de l’Ouest ».

[2] A. OUÉDRAOGO, « Chemin pour l’accueil et pour le discernement des vocations dans la vie monastique », in A. OUÉDRAOGO - R. FERRARI, “Si revera Deum quaerit”. Linee guida per il discernimento monastico, Mamma, Parma, 2018, p. 46.

[3] Cf. D. MARTIN, « Formation des postulants au monastère », in Rythmes du Monde, n° 39, 1965, p. 61. L’auteur veut parler ici de tous ceux qui n’ont eu aucune formation scolaire.

[4] Cf. G. MBIDA, « Les vœux de religion dans le contexte culturel africain. Enjeux et défis pour un droit ecclésial particulier », in Revue de Droit Canonique, n° 65, 2015, p. 208.

[5] E. MUNUNU, « Des dispositions intérieures et des structures de la communauté », in Rencontre monastique, 31 ; M. DEFOURD, « Le défi de la vie religieuse aujourd’hui », in Pentecôte d’Afrique, 6 (1995), n° 2, p. 60.

[6] Cf. E. M’VENG, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 109-110. Il a souvent été soutenu que les Africains sont incapables de vivre le vœu de chasteté. S’il est vrai que la fécondité est mise en valeur en Afrique, il ne reste pas moins vrai que dans la société traditionnelle et encore aujourd’hui, la maîtrise de la sexualité est une valeur importante à laquelle tous (femmes comme hommes) y tiennent. Maîtriser sa sexualité était l’une des dimensions qui sert à mesurer le degré d’humanisation (l’homme ne peut agir comme un animal qui ne peut se contrôler). Une connaissance de la culture africaine montre que la promiscuité sexuelle n’est en aucune manière permise. Dès le jeune âge, on apprend à vivre chaste.

[7] Une sœur africaine, « Problèmes économiques des fondations missionnaires », in Rythmes du Monde, n° 39, 1965, p. 103.

[8] M. HOCHSCHILD, « Les Bénédictins entre la continuité et le changement, intuitions et perspectives à partir d’un projet international de recherche ». Congrès des Abbés 2012, p. 6 (document polycopié).

[9] M. HOCHSCHILD, « Autonomie et communauté. Essai sur la précarité de la vie monastique d’aujourd’hui », in Bulletin de l’AIM, n° 46, 2013, p. 28.

[10]  S. SEMPORÉ, « La vie religieuse interpellée », coll. Pentecôte d’Afrique, s. e., Cotonou, 1995, p. 8-9.

[11]  Cf. Rencontre des supérieurs monastiques francophones de l’Afrique de l’Ouest, « Compte rendu de la session du 20-26 janvier 2014 », in Bulletin de l’AIM, n° 47, 2014, p. 89-90.

[12] D MARTIN, « Problèmes économiques des fondations missionnaires. Comptes rendus des débats », in Rythmes du Monde, n° 39, 1965, p. 98-99 ; cf. A. OUEDRAOGO, Chemin, p. 99-100 : cet auteur qui approuve la possibilité de petites fraternités reliées à de grandes communautés, propose également l’idée d’une vie monastique temporaire pour tous ceux qui voudraient vivre une expérience monastique pour un temps limité. Cependant comme le reconnaît l’auteur lui-même, cette expérience ne peut être possible sans des communautés enracinées dans leur vie monastique.

L’écosystème monastique français

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Économie et vie monastique

 Marie-Catherine Paquier[1]

 

L’écosystème monastique français,

un exemple de réseau coopératif et solidaire

 

Abbaye de Cîteaux.

Le modèle monastique inspire les entrepreneurs : entraide, coopération, innovation collective, distribution solidaire, juste prix, éthique des produits et des pratiques, écologie intégrale, sobriété dans la communication, prédilection pour les temps longs dans la prise de décision, voilà des caractéristiques qu’envient effectivement beaucoup de marques commerciales aujourd’hui, aiguillonnée par les récentes possibilités d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts (Entreprise à Mission[2] et Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale[3]). Mais qu’en est-il vraiment, pourquoi l’organisation économique mise en place par et pour les communautés monastiques d’aujourd’hui inspire-t-elle les entreprises classiques, pourtant fondamentalement différentes puisque l’augmentation de leur valeur économique et financière est pour elles une fin en soi ? Dans le sillage des très riches travaux historiques, sociologiques et économiques[4] traitant des activités de production et de commerce des monastères au fil du temps, nous proposons ici un éclairage sur l’organisation de l’écosystème monastique français actuel. Cet écosystème, qui a progressivement été construit par les monastères eux-mêmes en avançant, permet aujourd’hui à des acteurs monastiques et laïcs d’œuvrer ensemble. Il est en effet remarquable de constater que, par le biais des questions économiques, ordres monastiques, hommes et femmes, générations et sensibilités différentes, travaillent main dans la main, tout en ouvrant la porte aux partenariats divers avec des laïcs. Belle illustration de l’économie comme terreau de relations ! Regardons comment les monastères d’aujourd’hui organisent leur économie  en réseau, en façonnant leurs choix économiques en fonction de leurs priorités spirituelles, et non l’inverse.


Les choix économiques dictés par la spiritualité

L’économie monastique permet aux moines et moniales de gagner leur vie par le travail sous le regard de Dieu. Fondée sur la désappropriation des biens et des charges, cette économie singulière, parfois considérée comme un laboratoire d’économie alternative, encourage chacun à contribuer selon ses propres possibilités[5]. En effet, la capacité de travail dépend des effectifs de frères ou sœurs dans le monastère, de leurs compétences, et du temps dévolu au travail, en équilibre avec les temps de prière individuelle et collective. Rappelons  que le travail des moines et moniales revêt trois formes, réparties entre les services à la communauté (ménage, entretien, cuisine, réparations…), l’accueil monastique à l’hôtellerie (accueil, écoute spirituelle, ménage et préparation des chambres, service des repas…) et le travail lucratif proprement dit (ateliers de production ou de services, magasins…). Nous nous intéressons ici à cette troisième forme de travail, dédiée soit à la production en elle-même, soit à son organisation  et son contrôle si elle est effectuée par des laïcs salariés ou sous-traitants, soit au commerce en magasin physique ou en ligne.

Les activités lucratives des monastères sont le plus souvent rassemblées dans une structure juridique séparée de celle de la communauté, adaptée à l’activité et qui rémunère le travail des moines et moniales par la valeur d’entretien versée à la communauté. Au sein de la communauté, le travail lucratif est très souvent géré par le Conseil économique, composé de l’abbé ou l’abbesse, de l’économe, et des responsables des différentes activités ou services. Pour les grandes orientations et les décisions importantes comme la création d’une nouvelle activité, la répartition des tâches ou bien l’aménagement des lieux de travail, la communauté est non seulement consultée, mais souvent associée à la prise de décision. Les gammes produites et vendues par les communautés monastiques englobent des produits agricoles et alimentaires, des cosmétiques, des arts décoratifs, des objets de piété, des livres, et des services variés (imprimerie, couture, restauration de tableaux, reliure…), vendus via un maillage de distributeurs physiques et en ligne, et qui sont soit monastiques, soit laïcs. Cumulées, les activités de production et de commerce apportent ainsi les subsides nécessaires aux besoins de la communauté, en complément des pensions de retraites lorsqu’elles existent, des activités d’hôtellerie et d’autres formes de revenus. Souvent pris en étau entre exigences économiques et exigences religieuses et spirituelles[6], les monastères pratiquent un marketing mesuré, voire un dé-marketing[7] : vendre, fabriquer ou gagner plus n’est pas une fin en soi, et de nombreuses communautés n’hésitent pas à renoncer à des débouchés commerciaux pour préserver leur priorité spirituelle.


La communauté, membre actif d’un réseau coopératif

Bien que totalement autonomes dans leurs choix et dans leurs comptes, les communautés ne restent pas isolées les unes des autres. À titre d’exemple, afin de fédérer et coordonner leurs efforts, les monastères français ont en effet créé quatre associations dont les actions se complètent et se nourrissent mutuellement : « Monastic »[8], pour la formation aux questions économiques et pour l’attribution de la marque éponyme, « Aide au Travail des Cloîtres » pour le soutien à la diffusion des produits monastiques par le biais de l’enseigne « Artisanat Monastique », « La Boutique de Théophile » pour la mise en place d’un site marchand collaboratif, et « Liens des Monastères pour le Commerce » pour la formation et l’échange de bonnes pratiques sur le thème du magasin et du commerce. Ces quatre acteurs monastiques agissent comme un socle en soutien à l’économie des monastères et sont co-animés par des religieux/ses et des laïcs.

Au-delà des actions concertées, de nombreux cas de coopération  existent ici et là entre communautés, tant pour la fabrication de produits que pour leur commercialisation (chaque magasin monastique vend non seulement les produits de sa communauté mais revend une gamme plus ou moins large de produits d’autres monastères). La coopération prend aussi la forme d’une véritable intelligence collective : conseil à une communauté pour le développement d’un nouveau produit ou mise en relation de deux communautés pour la réalisation de produits complémentaires. De plus, la commercialisation  des produits monastiques attire des revendeurs privés laïcs qui, pour certains, nouent de véritables partenariats durables, permettant aux communautés de programmer des volumes de fabrication conséquents longtemps à l’avance. Enfin, en amont, les communautés prennent soin de tisser des relations fidèles avec leurs fournisseurs, dans la mesure du possible choisis pour leur proximité et la qualité de leur travail. L’économie monastique fonctionne ainsi comme un écosystème collaboratif[9], voire coopératif[10] où des acteurs monastiques et laïcs co-produisent non seulement de la valeur économique, mais aussi de la solidarité humaine et spirituelle.


Les acheteurs et leur quête d’authenticité,  moteurs de l’évolution économique des monastères

Du côté des acheteurs et des consommateurs de produits monastiques, catholiques fervents ou non, les produits monastiques revêtent a priori un gros capital confiance, composé d’une aura de naturalité, d’artisanat, de tradition, de sincérité et de spiritualité. Il a été montré que le soutien et le don tiennent une place importante dans l’acte d’achat[11], ce d’autant plus qu’il s’effectue dans un contexte proche du monastère, en magasin physique ou sur internet[12]. Habités par les archétypes médiévaux du moine défricheur et autarcique, les consommateurs sont enclins à se raconter à eux-mêmes une histoire idéalisée de ces produits et de leurs procédés de fabrication, quitte à se complaire dans une vision qui ne reflète pas la réalité actuelle des monastères[13]. Ceci n’est pas sans danger sur le lien de confiance entre les monastères et leurs clients, et il est important d’accompagner les consommateurs dans leur compréhension des nouvelles façons de faire des monastères. En effet, l’appel à la collaboration de laïcs salariés ou sous-traitants ne doit en rien diminuer la maîtrise qu’a la communauté sur tout le cycle de vie du produit, de sa conception à sa commercialisation, en passant par les étapes d’achat de matières premières, de fabrication, d’emballage et d’expédition.

Les économies monastiques, insérées dans la société tout entière, ont évolué du secteur primaire au secteur secondaire, puis tertiaire, passant ainsi de l’agriculture et de l’élevage de subsistance à la production de produits artisanaux, puis à la prestation de services et au commerce. C’est ainsi que les services se sont de plus en plus développés, au détriment parfois du travail manuel pourtant prôné par les règles cénobitiques, dont la plus connue est la règle de saint Benoît. Aujourd’hui, pour de nombreuses communautés, notamment les plus vieillissantes, le magasin est une source de revenus plus importante que la production artisanale. Cependant, comme dans un mouvement de balancier, nous constatons depuis quelques années une tendance à revenir vers la fabrication et le travail manuel monastique, quitte à abandonner des activités tertiaires trop souvent hyper-digitales (autres que le magasin qui reste incontournable) : réinvestir dans des ateliers et former les moines à de nouvelles activités artisanales. Ce recentrage sur la fabrication, qui passe parfois par de nouvelles formes d’alliances avec les laïcs, est au cœur de la réflexion actuelle des communautés.


Les contraintes qui poussent à innover

Finalement, l’économie monastique, c’est non seulement l’économie des besoins (gagner ce dont on a besoin), mais aussi l’économie des limites : limites des compétences, des effectifs, de l’espace, du temps…. Ces limites, que nous aborderions dans la vie profane comme des contraintes, sont abordées par les communautés monastiques comme des espaces de liberté et de création propices aux changements[14] et aux innovations[15]. En effet, pour les monastères, l’enjeu est de maintenir ou développer les activités économiques tout en conciliant adaptation aux tendances sociétales actuelles et fidélité aux fondamentaux spirituels de la vie cénobitique. Dans cette économie « close » par ces limites, la recherche de la mesure pour l’équilibre entre les différents temps, les différentes activités, les différents lieux, les différents bruits est essentielle pour « réaliser la meilleure adéquation possible entre la satisfaction raisonnable de besoins des individus et du groupe, la mobilisation raisonnée de la force de travail et des compétences humaines disponibles sur place et le service des hommes »[16]. Ainsi, les logiques de production et de commercialisation obéissent à une triple négociation entre (1) les attentes de la clientèle en quête de produits naturels, authentiques et spirituels, (2) les stratégies économiques singulières des monastères, (3) la conciliation en interne pour rester fidèles aux priorités spirituelles et aux justifications religieuses du travail : comment utiliser internet et les réseaux sociaux devenus indispensables tout en restant en retrait du monde, comment satisfaire toutes les commandes des revendeurs sans empiéter sur l’équilibre spirituel, comment et dans quelle mesure collaborer avec des laïcs, que vendre et ne pas vendre dans les magasins, comment préserver la solidarité tout en multipliant les sites marchands en ligne, comment consolider la confiance des consommateurs tout en étant transparents sur les nouvelles pratiques, comment mettre en pratique les appels à l’écologie intégrale… ? Ces questions animent aujourd’hui les réflexions de l’écosystème monastique. Si les situations et questions sont à chaque fois uniques, les réponses apportées par les uns ou les autres sont toutes pertinentes et adaptées, pour peu qu’elles soient le fruit d’une réflexion communautaire en cohérence avec les contraintes internes et externes. Il y a donc autant d’idées et de solutions que de communautés, sans modèle duplicable, dans un état d’esprit confiant permettant que les choix spirituels communautaires président aux choix économiques, et non l’inverse.


[1] M.-C. PAQUIER, Docteur en Sciences de Gestion, est enseignant-chercheur à l’EBS-Paris et chercheur associé au CNAM-Paris. Depuis sa thèse de Doctorat elle s’intéresse aux activités  de fabrication et de commerce des monastères. Elle accompagne les communautés, leurs économes et responsables d’ateliers et de magasins dans leurs mutations, ainsi que les instances monastiques qui œuvrent en soutien aux activités de fabrication et de commerce. Ses recherches sont publiées dans diverses revues scientifiques.

Le présent article, avec l’aimable autorisation de la « Fondation des Monastères », est une adaptation de celui présenté dans la Revue Les Amis des Monastères sous le titre : « L’écosystème monastique français, Un exemple de réseau coopératif et solidaire », en élargissant la perspective à l’ensemble de la famille bénédictine dans le monde.

[2] https://www.economie.gouv.fr/cedef/societe-mission

[3] https://www.economie.gouv.fr/entreprises/creer-entreprise-economie-sociale-et-solidaire-ess

[4] Par exemple : DALARUN J. (2019), Modèle monastique - Un laboratoire de la modernité, éd. CNRS ; STARK R. (2007), Le triomphe de la raison. Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du christianisme ? Paris, Presses de la Renaissance ; BENOIT P. et BERTHIER K. (1996), « L’innovation dans l’exploitation de l’énergie hydraulique d’après le cas des monastères cisterciens de Bourgogne, Champagne et Franche-Comté », Actes des congrès de la Société d’archéologie médiévale, 6, p. 58-66 ; HERVIEU-LEGER D. (2017), Le temps des moines, clôture et hospitalité, Presses Universitaires de France ; JONVEAUX I. (2018), « L’organisation monastique, une entreprise comme une autre ? », Revue du droit des religions, (5), 23-38 ; HERVIEU-LEGER D. (2017), Le temps des moines, clôture et hospitalité, Presses Universitaires de France  ; JONVEAUX I. (2018), « L’organisation monastique, une entreprise comme une autre ? », Revue du droit des religions, (5), p. 23-38.

[5] PONS B.-J., L’économie monastique : une économie alternative pour notre temps, éd. Peuple libre, 2018. Voir aussi le bulletin 122 de l’AIM : https://www.aimintl.org/fr/2015-05-29-13-29-48/bulletin-122/les-monasteres-pour-une-economie-alternative-et-durable

[6] JONVEAUX I. et HERVIEU-LEGER D, Le monastère au travail : le royaume de Dieu au défi de l’économie, Bayard, 2011.

[7] LAWTHER S., HASTINGS G.-B., et LOWRY R., De-marketing: putting Kotler and Levy’s ideas into practice. Journal of Marketing Management, 13(4), 1997, p. 315-325.

[8] https://www.monastic-euro.org/

[9] MOORE J.-F., Predators and prey: a new ecology of competition. Harvard Business Review, 71(3), 1993, p. 75-86.

[10] LAURENT E. (2018), L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération. Les liens qui libèrent : « La coopération vise un objectif qui dépasse l’utilité et l’efficacité, elle prend la forme d’une intelligence collective qui laisse émerger l’inattendu et le nouveau ».

[11] PAQUIER M., Buying monastic products, gift or purchase? Journal of Management, Spirituality and Religion, 12(3), 2015, p. 257-286.

[12] PAQUIER M. et MORIN-DELERM S., « Le contexte, un amplificateur d’expérience : le cas de l’achat de produits monastiques en points de vente religieux », Décisions Marketing (81), (2016, janvier-mars) p. 9-26.

[13] PAQUIER M. et MORIN-DELERM S., « Le silence monastique, ou les vertus de la sobriété en comunication », Revue Française de Gestion, 45(281), 2019, p. 91-104.

[14] Bulletin 119 de l’AIM, article d’Isabelle JONVEAUX, « L’économie monastique comme moteur du changement » https://www.aimintl.org/fr/2015-05-29-13-29-48/bulletin-119/l-economie-monastique-comme-moteurde-changement

[15] MORIN-DELERM S. et PAQUIER M., « Innover pour rester fidèle à la tradition, le cas de l’écosystème monastique français », Gestion 2000, 34(5), 2017, p. 293-313.

[16] HERVIEU-LEGER D., Le temps des moines, clôture et hospitalité, Presses Universitaires de France, 2017, p. 633

La liturgie syro-malabare

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Liturgie

Dom Clément Ettaniyil, osb

Abbé de Kappadu (Inde)

 

La liturgie syro-malabare

Saint Thomas, l’apôtre de l’Inde, notre Père dans la foi

 

En 52 après Jésus-Christ, saint Thomas, l’apôtre, arriva sur la côte de Malabar au Kerala, dans le sud de l’Inde. Le 3 juillet 72 après J.-C., saint Thomas a été martyrisé à Mylapur. Le dimanche 3 juillet 2022 marque le 1950e anniversaire du martyre de saint Thomas. En cette année jubilaire de l’arrivée de saint Thomas, il est bon de réfléchir à la liturgie de l’Église syro-malabare.

La liturgie syro-malabare relève de la famille liturgique syriaque orientale qui a été développée par les disciples de saint Thomas. La messe de rite syro-malabar est appelée Qurbana qui signifie : offrande, don ou oblation. Qurbana résume tout le mystère du salut dans sa célébration de l’eucharistie. Il existe trois formes de la Sainte Messe dans l’Église syro-malabare : La forme simple, la forme solennelle et la forme la plus solennelle, Raza, qui est le trait distinctif de la liturgie syro-malabare. Si elle est célébrée correctement, il faut deux heures et demie pour terminer la Raza.

Le mot Raza pourrait aussi signifier : « mystère ». La Raza est la célébration de la Croix, de la Parole de Dieu et du Corps et du Sang du Christ qui sont trois représentations vivantes de notre Seigneur.    Elles ont la priorité suprême dans diverses prières, hymnes et rituels de la Raza. Le mystère de la Croix, de la Parole de Dieu et du Corps et du Sang du Christ est complètement dévoilé dans la Raza. La croix sans la figure du Christ signifie le Seigneur ressuscité. « Il n’est pas ici, mais il est ressuscité » (Luc 24, 5). La Colombe au sommet de la croix signifie la théologie paulinienne sur le rôle du Saint-Esprit à la Résurrection. Le lotus dessous indique la tentative faite par les chrétiens de saint Thomas d’interpréter la signification de la croix dans le contexte indien. Le lotus, dans la culture indienne, est le symbole de la pureté ; c’est notre fleur nationale. La croix sur le lotus explique à quel point le christianisme indien est bien intégré dans le pays. Les bourgeons qui s’apprêtent à fleurir aux quatre extrémités de cette croix de résurrection signifient la nouvelle vie et l’espoir donnés par le Seigneur ressuscité. La croix en haut des trois marches signifie le calvaire sur lequel la croix a été élevée.

La Raza commence par la procession vers le Bema (petit autel au centre de l’église) et les deux bougies sont placées sur le Bema symbolisant l’Ancien et le Nouveau Testament. Les diacres qui portent les cierges pendant la procession symbolisent les disciples appelés à être la lumière du monde. La Raza est introduit par le souvenir du commandement du Christ (Lc 22, 19), à la fois par le célébrant et les fidèles. La Raza commence par la proclamation de l’incarnation de notre Seigneur à travers le symbole de l’hymne des anges, « Gloire à Dieu au plus haut des cieux... » (Lc 2, 14). Peu à peu, la communauté adoratrice entre dans le contexte de l’Ancien Testament, de l’incarnation et de la vie cachée de Jésus dans les rites d’introduction. La communauté y répond en prononçant : Amen, qui signifie : « Vraiment, qu’il en soit ainsi, fidèlement, de manière certaine » ; ce mot « Amen » est comme la reconstitution de tout le Mystère du salut. Dans la Raza, « Amen » est utilisé 65 fois.

La prière du Seigneur est récitée trois fois dans la Raza, comme dans d’autres formes de Qurbana. En tant que trait distinctif de la liturgie syriaque orientale, la prière du Seigneur est récitée au début et à la fin de la Raza. Après le rite de la Réconciliation, la communauté fidèle, sans tache, au cœur pur et au visage confiant, appelle le Père qui est aux cieux en utilisant le Notre Père, comme il est d’usage dans toutes les liturgies, y compris celle de l’Église latine.

L’une des prières souvent répétées dans la Raza est : « Prions, la paix soit avec nous ». C’est le diacre qui la prononce. Elle est utilisée quinze fois dans des contextes différents. D’une certaine manière Raza est une célébration de la paix, du Seigneur ressuscité. L’utilisation des psaumes nous conduit dans le Mystère de l’incarnation et nous permet de nous identifier à la vie de l’Ancien Testament et de la proclamer comme faisant partie du Mystère de notre histoire du salut.

L’une des caractéristiques uniques de la Raza est l’observance d’un rite spécial après les psaumes, à savoir l’Hymne du sanctuaire et le baiser de la Croix. Après la prière sacerdotale, qui suit les psaumes, le premier diacre remet la croix au célébrant dans le Bema. Après lui avoir rendu hommage en l’embrassant, il aide l’archidiacre, les diacres, les autres ministres et les fidèles à baiser la croix. Le chœur chante l’Hymne du sanctuaire pendant ce temps.

L’hymne de résurrection Laku Mara d-Kolla, chantée trois fois durant la Raza, est attribuée à Simeon Bar Sabba (323-341). C’est une hymne de célébration de la victoire sur la souffrance, la mort et Satan. Lorsque Laku Mara est chantée, le voile du sanctuaire est tiré. C’est notre tradition de garder le sanctuaire voilé. Le voile a pour fonction de révéler et de cacher. Le voile du sanctuaire sépare le sanctuaire du reste de l’église. Le voile en cachant le sanctuaire révèle aux participants le Mystère du ciel qui est au-delà de la perception de l’homme à moins qu’il ne lui soit révélé. Le voile du sanctuaire indique que le ciel est caché à la perception humaine ordinaire. C’est dans la liturgie  que l’on fait l’expérience du ciel. Le voile du sanctuaire symbolise Jésus, qui est le seul médiateur entre Dieu et les hommes (1 Tm 2, 5), et le dévoilement est identifié avec l’ouverture du ciel (Luc 4, 25). La lampe du sanctuaire suspendue symbolise la présence de Dieu et représente également le Christ comme la lumière du monde.

Dans notre liturgie, le rite de l’encens a lieu cinq fois. Le rite de l’encens indique la glorification de Dieu, le pardon des péchés et la sanctification de l’homme. Pendant l’hymne Laku Mara, le diacre encense tout le sanctuaire, toute l’église et la communauté assemblée.  L’encens est un symbole de notre soumission totale à Dieu, de la prière de la communauté qui monte au ciel ; c’est aussi un signe de pardon des péchés. Pendant le rite de préparation, le calice et la patène sont encensés. L’encens fait partie de la procession du livre des Évangiles. Au début de la prière eucharistique Qudasha, en signe de révérence et d’adoration envers les dons eucharistiques et envers l’autel, le célébrant les encense. Enfin, lors du rite de réconciliation comme symbole du pardon des péchés, le célébrant, les diacres, la communauté, l’autel et les Saints Mystères posés dessus sont encensés. Ce rite élaboré d’encensement lors du rite de réconciliation ne se voit que dans la liturgie syro-malabare.

La vie publique de notre Seigneur est commémorée lors de la liturgie de la Parole dans la Raza. Elle commence par le Trisagion (Is 6, 3 ; Ap 4, 8) chanté trois fois. L’Église reconnaît cette hymne comme celle qui proclame le rôle de la Très Sainte Trinité dans le salut de l’homme et qui exprime la grande joie de l’assemblée liturgique à entendre, comprendre et accepter les détails de cette histoire du salut à travers l’Écriture Sainte.

Il y a quatre lectures bibliques dans la Raza qui correspondent au jour de la saison liturgique. En général, les lectures sont tirées de la Loi, des Prophètes, de l’Apôtre et de l’Évangile. Les quatre lectures de la Raza sont une célébration complète de toute la Bible et une confession inconditionnelle en tant que source de la foi chrétienne. La combinaison de l’hymne responsoriale (Shurraya), des hymnes pédagogiques (Turgamma) et de l’hymne Alléluia (Zummara) pendant la Raza montre à quel point la Parole de Dieu est importante pour les êtres humains. Les hymnes d’enseignement avant la lecture de l’Apôtre et de l’Évangile et la procession solennelle du livre des Évangiles sont des caractéristiques uniques de la liturgie syro-malabare, en particulier pour la Raza. Un seul cierge est porté lors de la lecture de l’épître. Cela signifie que les révélations antérieures à Jésus sont imparfaites.

À la fin du chant de l’alléluia, l’archidiacre et le diacre accompagnés de tous les autres ministres, prennent le livre des Évangiles et la croix placés respectivement du côté droit et du côté gauche de l’autel. L’archidiacre mène la procession en élevant l’évangéliaire jusqu’au front ; il parvient au Bema et remet le livre au célébrant. Le célébrant l’embrasse d’abord, puis le tend aux autres ministres et à tous les fidèles pour qu’ils l’embrassent. Les diacres se rendent à l’entrée du sanctuaire, font face au peuple et alternent le Turgamma de l’Évangile avec la communauté. À la fin du Turgamma, le célébrant chante l’évangile, tandis que les diacres se tiennent de chaque côté de lui avec des bougies allumées et l’archidiacre sur son côté gauche tenant la croix. Après le chant de l’évangile, le célébrant ferme l’évangéliaire, l’embrasse et le donne au diacre à sa droite, qui le place sur la table dans le Bema. La croix est également placée sur la même table.

Le deuxième diacre propose la prière d’intercession, qui présente la disposition et la situation réelles des fidèles. La réponse aux prières d’intercession, « Seigneur, aie pitié de nous » (Mt 20, 29-34 ; Mt 15, 22 ; Lc 17, 13), montre la bonne attitude de quelqu’un qui demande des grâces reçues. Après les prières d’intercession, le célébrant prie à haute voix, les mains tendues. Une fois la prière terminée, l’archidiacre prend la croix et la remet au célébrant qui, à son tour, la passe au diacre à sa gauche. Le célébrant prend alors le livre des Évangiles et le donne au diacre à sa droite. Les diacres montent à l’autel et se font face devant lui.

Il y a l’imposition des mains à la fin de la liturgie de la Parole. Il est à noter que la bénédiction est censée être directement donnée par Dieu et donc pendant ce temps, tout le monde dans la communauté, y compris le célébrant, incline la tête. Le célébrant se rend accompagné de l’archidiacre au milieu de la nef près d’un grand voile (avec une croix imprimée dessus), étendu sur le sol, et récite la prière face à l’autel. Dans la liturgie de la Parole, nous célébrons la vie publique de Jésus et pendant le rite de préparation des offrandes nous commémorons sa passion, sa mort et sa mise au tombeau. Le rite de préparation étant une préparation immédiate à la partie centrale du Qurbana. Maintenant, le diacre fait le renvoi de tous ceux qui ne sont pas baptisés, des pécheurs qui n’ont pas reçu la réconciliation appropriée de leurs fautes et des catéchumènes qui ne peuvent encore recevoir la Sainte Communion. Ensuite, le deuxième diacre embrasse et reçoit le livre des Évangiles tenu par le premier diacre et le premier diacre embrasse et reçoit la croix tenue par le deuxième diacre. L’évangéliaire et la croix sont ensuite placés sur les côtés droit et gauche de l’autel, ce qui symbolise que le Fils et le Saint-Esprit sont assis à droite et à gauche du Père.

Le célébrant commence alors l’hymne et le chœur et les diacres lui répondent. Après chaque partie de l’hymne, le célébrant s’agenouille et embrasse le voile sur le sol trois fois, se lève et bénit la communauté avec le signe de la croix. Il le fait sur les trois autres côtés du voile et revient à la position d’origine face à l’autel. Les diacres maintenant face à l’autel chantent les couplets : « Pour toujours plus… » et se tournent vers le célébrant et chantent : « Nous implorons ta grande miséricorde… ». Le célébrant et les diacres chantent les couplets : « Voici, je suis avec vous tous… » et « Par ta grâce… » respectivement  trois fois. À la fin de chaque série, les diacres descendent vers le célébrant. Une fois qu’ils atteignent le voile et se tiennent face au célébrant, ils chantent tous : « Sauvez-nous des tentations… ». Tous se prosternent alors ensemble et baisent le voile. Agenouillé, le célébrant bénit les diacres. Puis tous se lèvent et le célébrant les bénit tous. L’archidiacre et les diacres embrassent la stalle sacrée Paina du célébrant. L’ensemble du rituel qui est unique aux chrétiens de saint Thomas de l’Inde est considéré comme une humiliation du célébrant, comme une préparation immédiate pour l’anaphore Qudasha, la vénération de la croix et comme une cérémonie d’adieu du célébrant alors qu’il quittera bientôt le Bema.

Le célébrant se lave les mains au Bema comme symbole de purification de la communauté alors que l’archidiacre et le diacre se rendent au bethgaze – les trésors sont disposés des deux côtés de l’autel. Le calice et la patène sont préparés respectivement dans les bethgaze sud et nord. Dans chaque Raza, seules les particules nécessaires à la communion sont préparées. Pendant que le chœur chante les hymnes propres, l’archidiacre et le diacre apportent les offrandes eucharistiques à l’autel qui symbolise le cortège funèbre de Notre-Seigneur. L’archidiacre les lève ensuite dans ses mains en forme de croix, les dépose sur l’autel et les recouvre d’un tissu en forme de carré, soseppa, pour symboliser l’enterrement de notre Seigneur et la couverture du tombeau avec une pierre.

Dans la deuxième partie de la Raza, la communauté se souvient de tous ceux qui sont intimement liés au Mystère du salut dans une perspective chrétienne typique de saint Thomas : la Sainte Trinité, la Bienheureuse Vierge Marie, tous les apôtres – très spécialement saint Thomas –, les patriarches, les martyrs, les justes, les confesseurs et les défunts. Le Credo est dit solennellement par la communauté alors qu’on s’oriente vers la prière eucharistique, la partie centrale de la mémoire du mystère du salut dans la Raza.

Le célébrant s’approche de l’autel en toute humilité en se prosternant trois fois en chemin. Après avoir atteint l’autel, il embrasse le milieu, la droite et la gauche de celui-ci, représentant respectivement le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Dans l’Anaphore, le célébrant sollicite trois fois les prières de la communauté, ce qui est une expression de la relation intime entre le célébrant et l’assemblée liturgique dans le corps ecclésial. Pendant le Qudasha, l’apogée de l’événement christique, la mort et la résurrection  de Jésus est célébrée et proclamée. La Résurrection est proclamée comme l’action suprême de l’Esprit Saint. Ainsi l’action décisive de l’Esprit Saint dans le salut humain est également proclamé dans l’Anaphore à travers le rite typique de l’Épiclèse. Dans le Qudasha des apôtres Mar Addai et Mar Mari, il y a des prières de supplication inclinée et d’action de grâce. Elles sont prononcées par le célébrant tête penchée, voix basse mais audible et modulée. À la fin de la deuxième prière, g’hanta, l’hymne « Saint le Seigneur » (Is 6, 3 ; Ap 4, 8) est chantée. Au milieu des troisième et quatrième prières g’hanta, le récit de l’institution et l’épiclèse sont insérés respectivement.

Le rite de Réconciliation souligne la réconciliation de l’humanité avec le Père céleste par l’aide de l’Esprit Saint. Ce rite commence par la prière : « Paix de ceux qui sont dans les cieux... » qui est une combinaison de la théologie paulinienne dans les épîtres de captivité et de la théologie des psaumes. Les psaumes 51 et 122 sont utilisés pour ouvrir un cœur repentant, prêt à confesser les péchés et à demander  l’absolution. Lors de la rupture du Corps et de son mélange avec le Sang, l’effet purificateur de la Sainte Qurbana est proclamé, ainsi que le rôle de la Très Sainte Trinité dans la célébration des Mystères. Après le mélange du Corps avec le Sang, les deux moitiés sont placées sur la patène, l’une sur l’autre en croix, de sorte que le côté cassé de la particule en bas fait face au calice, et la particule en haut, au célébrant. Après cela, le célébrant fait le signe de la croix sur son propre front et sur celui des diacres. Ceci est un résumé d’un rite de réconciliation élaboré qui existait dans l’Église primitive. Avec la prière de dialogue dans la deuxième partie du rite de Réconciliation, Raza devient un acte public de réconciliation avec ses aspects verticaux et horizontaux. Cette salutation est une confession publique du fait que la Sainte Trinité se donne complètement en Jésus Christ à l’Homme.

Puisque tous ceux qui sont indignes de continuer sont renvoyés à la fin de la liturgie de la Parole, la communion est un acte très « privilégié » lors de la Raza. La communion sous les deux espèces qui sont consacrées dans chaque célébration est distribuée à la communauté. Dans le rite de communion, les fidèles sont unis au Corps ressuscité du Seigneur. Ils deviennent ainsi héritiers du Royaume des cieux. Après la communion, la communauté, le diacre et le célébrant expriment séparément leur action de grâce. Puis après la prière du Seigneur, la Huttamma, la prière finale (de scellement) est dite par le célébrant avec le signe de la croix et la bénédiction en se tenant un peu à droite de la porte du sanctuaire. La Raza se termine par les adieux du célébrant à l’autel, avec la prière : « Reste en paix, autel du pardon… ». Il la dit seul, en silence, et il embrasse l’autel.

Le rite syro-malabar Qurbana est une liturgie qui présente un monde mystique unique. L’expérience mystique de ce monde est au-delà de la logique et des idées humaines. Il emmène les êtres humains au Ciel, c’est-à-dire qu’il élève la terre au Ciel et fait descendre le Ciel sur la terre. La liturgie est le point de rencontre du Ciel et de la terre et ils deviennent un. Par conséquent, le défi de Zophar à Job est aussi un défi pour nous tous : « Pouvez-vous découvrir les choses profondes de Dieu ? Pouvez-vous découvrir la limite du Tout-Puissant ? » (Jb 11, 7-8).

Mère Pia Gullini

9

Grandes figures pour la vie monastique

 Sœur Maria Augusta Tescari, ocso

Monastère de Vitorchiano (Italie)

 

Une grande abbesse du 20e siècle :

Mère Pia Gullini[1]

 

 

 

Dans les réalités de l’histoire et de la vie de nos communautés, il y a des chemins qui échappent à une analyse superficielle : il faut creuser en profondeur pour reconnaître les voies secrètes dont la Providence se sert pour se frayer un chemin parmi les contradictions humaines.

On s’étonne parfois de la fécondité de la communauté de Vitorchiano qui a donné naissance à de nombreuses fondations. Cette vitalité, qui tient du miracle, peut s’expliquer par la loi évangélique du grain de blé qui meurt et qui, en mourant, donne beaucoup de fruits. Tout le monde connaît le sacrifice de sœur Maria-Gabriella, mais, dans l’histoire complexe de la communauté qui a été longtemps la Cendrillon de l’Ordre par ses origines et sa pauvreté matérielle et intellectuelle, il y a eu un autre grain moins connu, d’une qualité quelque peu extraordinaire : mère Pia Gullini, abbesse de Grottaferrata de 1931 à 1940 et de 1946 à 1951. En elle, l’humilité, la maternité et le sens de l’Église ont atteint, à notre avis, un degré exceptionnel.

Nous savons que Mère Pia a toujours eu le désir de faire une fondation ; elle comparaissait ce désir à un arbre qu’elle avait cultivé et que les autres (les supérieurs et les circonstances) avaient continuellement  coupé, mais qui était toujours vivant. En 1948, elle écrivait à un abbé de l’Ordre :

« Quand le Seigneur voudra, Il dira à cet arbre : “Fais pousser tes fleurs”, ce sera son printemps et personne ne pourra arrêter sa floraison ».

Et au même correspondant, quatre ans après :

« L’Éternel procède doucement, mais parvient toujours. Je suis sûre de Lui et je Lui laisse son infinie liberté. Si je suis déjà avec Lui quand Il réalisera ce désir, j’aiderai doublement. »[2]

Prophète, Mère Pia l’avait été en plusieurs occasions : par rapport à l’œcuménisme alors naissant et à l’utilité de diffuser le simple message d’amour et de donation de sœur Maria-Gabriella, mais aussi à l’égard de sa propre mort et de l’impossibilité pour elle de rejoindre sa communauté à Vitorchiano, sa communauté qui s’y était transférée de Grottaferrata en 1957. Et nous savons bien que les prophètes n’ont jamais eu une vie facile…


Sa vie

Elle est née le 16 août 1892 à Vérone, où sa famille a résidé plusieurs années à cause du travail de son père. Maria Elena Gullini appartenait à une famille de la haute bourgeoisie bolognaise. Son père, Arrigo, était ingénieur dans les chemins de fer : il travailla en Italie et au Montenegro. Il s’installa, avec sa famille, à Rome, probablement à cause des études universitaires de ses trois enfants. Il fut sous-directeur des chemins de fer de l’État et président administrateur de l’importante Société des Chantiers de Gênes, l’Ansaldo.

Sa mère, Celsa Rossi, se distinguait par son exceptionnelle beauté, par une bonté et une intelligence hors du commun ; dans sa jeunesse elle avait songé à la vocation religieuse, mais n’avait pu la réaliser ; très pieuse, elle vivait sa foi avec intensité et cherchait à la transmettre à ses enfants. Réservée, n’aimant pas tout ce qui était vanité, elle laissait volontiers sa fille aînée, belle et entreprenante, la remplacer dans les obligations mondaines : Maria accompagnait donc son papa aux diverses réceptions et repas de la haute société.

Une amie rapporte que, dans le bureau de l’ingénieur Gullini, il y avait un grand portrait à l’huile de Maria en habit de soirée noir et blanc, très décolleté et laissant les bras nus – au grand déplaisir de sa mère –, un portrait qui révélait la place que l’aînée tenait dans la vie de société de son père. Mère Pia racontait que ce fut lors d’un bal, faisant l’expérience de son insatisfaction devant les choses futiles et passagères, qu’elle prit sa décision de suivre la vocation religieuse.

De 8 à 18 ans, elle avait étudié à Venise, chez les Dames du Sacré-Cœur, y recevant l’éducation donnée en ce temps-là aux filles de bonne famille. L’enseignement était donné en français. Avec son tempérament d’artiste, Maria excellait en musique et en peinture. À dix ans, elle reçut la première communion des mains du patriarche Joseph Sarto, le futur saint Pie X. À l’âge de 12 ans, elle se trouva en danger de mort du fait d’une péritonite tuberculeuse qui lui laissa, toute sa vie durant, une fâcheuse disposition à la fatigue. Elle était très vive, fière et frondeuse, même violente, désireuse de liberté, avec des qualités évidentes de « leader » ; elle aimait la nature, compatissait profondément aux souffrances d’autrui et aux besoins des pauvres, droite et loyale, sans la moindre trace de respect humain. Elle passait ses vacances d’été dans la villa du domaine familial près de Bologne ou au Montenegro. À cause du travail de son père, elle fut marraine lors de l’inauguration de tronçons de voie ferrée et les photos de famille la montrent avec des bouquets de fleurs en main tandis qu’elle coupe un ruban. Les parents éloignés ou les paysans se souviennent encore de l’arrivée de la « Demoiselle » à la maison de campagne des grands-parents et comment elle était attentive à s’occuper de leurs besoins matériels et spirituels.

Elle étudiait, avec son père, l’anglais et l’allemand avec la méthode Berlitz – une nouveauté à l’époque ! – et avec un « teacher » qui venait à la maison pour les leçons pratiques. Sportive, elle aimait le patinage et l’équitation, fréquentant les manèges de Rome. Après la déclaration de guerre, elle avait suivi le cours d’infirmière à « La Samaritana », avec le désir d’aller au front pour soigner les soldats blessés. Son père s’opposa au projet. Maria allait à la messe presque chaque matin avec sa maman et faisait le catéchisme aux enfants de l’élégante paroisse de Saint-Camille et de celle, périphérique, de Sainte-Hélène, au Prenestino, qu’elle aimait. La fréquentation des petites sœurs de l’Assomption de Via Nino Bixio l’avait conduite à les accompagner souvent, pratiquant avec elles l’aide aux pauvres.

Aux demandes en mariage qui lui étaient faites, elle opposait des refus qui désolaient la famille : « Non, il n’est pas beau ! Il manque de finesse ! Il est trop grand ! Il est trop petit !… » Poussée à réfléchir en présence d’un parti « idéal », elle avait consenti à se fiancer, mais non officiellement, avec un jeune ingénieur de Venise très sympathique, mais quand celui-ci, officier au front, voulut que leur lien fût précisé, Maria, qui avait pris conscience de sa vocation religieuse, lui répondit qu’elle ne l’épouserait pas.

Son confesseur et directeur spirituel était un père du Saint-Sacrement bien connu, le père Di Lorenzo ; il fut celui qui s’opposa avec le plus d’acharnement à son entrée à la Trappe (d’après lui, avec le tempérament qu’elle avait, exubérant et porté à l’autonomie, il n’était pas possible que Maria choisisse le silence et l’obéissance des trappistes), mais il devint, par la suite, un hôte assidu de Grottaferrata. Du reste, Maria Gullini, dans un premier temps, n’avait pas eu la moindre intention d’entrer à la Trappe. Le service et l’assistance aux pauvres l’attiraient dans une congrégation active et, malgré l’opposition de sa famille, elle avait demandé son admission chez les petites sœurs de l’Assomption. Grande, belle, pleine de vie et intelligente, elle avait trop de qualités exceptionnelles pour être acceptée « sic et simpliciter ». Mère Thérèse, la supérieure, l’envoya prendre conseil auprès de dom Norbert Sauvage, procureur des trappistes et celui-ci lui fit faire une retraite de huit jours à la Trappe de Grottaferrata, en clôture.

C’était le 14 novembre 1916 et Maria écrivait :

« Je fais cette retraite en priant pour les pécheurs : quant au résultat, Seigneur, inspire le père et je ferai exactement ce que lui me dira. »

Et dom Norbert qui, au début de sa retraite lui avait annoncé : « Nous parlerons de Jésus Christ », lui dit :

« Mademoiselle, il me semble que vous êtes appelée à une vie d’amour ; Jésus semble vouloir de vous le sacrifice complet. Votre nature veut la vie active, votre âme exige et réclame la vie contemplative »,

et lui proposa carrément la Trappe. Mais pas ici.

« À Laval, un des premiers monastères de l’Ordre, il y a quatre-vingt moniales, parmi lesquelles beaucoup de jeunes. Un diable comme vous, dans une telle masse de religieuses ne se fera pas trop remarquer. »

Il est très probable que dom Norbert avait pensé assurer à mademoiselle Gullini une bonne formation monastique pour la faire, ensuite, retourner à Grottaferrata pour diriger la communauté, mais les documents ne permettent pas d’affirmer qu’il y a eu un accord avec l’abbesse de Grotta à ce sujet.

Mais il est certain qu’à partir de ce moment commença pour Maria une période de combat : avec ses parents, avec son confesseur et d’autres prêtres qui accusaient dom Norbert de lui avoir monté la tête, mais surtout avec elle-même, qui ne voulait pas se rendre à la grâce. Le résultat de ce combat fut la victoire de son « doux Seigneur » et l’entrée de Maria à Laval le 28 juin 1917. La façon d’agir, sans inhibition,  de la jeune fille déconcerta les religieuses de Laval, comme elle avait déjà stupéfait les moniales de Grottaferrata, mais la vocation était évidente, comme aussi la bonne volonté de la candidate, et pour cette raison, on prit patience des deux côtés. Le 29 septembre 1917, sœur Pia – ce nom lui avait été donné en souvenir du pape qui lui avait donné la première communion à Venise – prit l’habit cistercien ; le 16 juillet 1919, elle prononça ses premiers vœux et, trois ans plus tard, à la même date, elle fit sa profession perpétuelle.

En 1923, elle fut nommée maîtresse des sœurs converses, qui étaient environ une quarantaine. Voilà Mère Pia, à Laval, telle que l’évoquent les sœurs converses :

« Mère Pia est devenue Mère maîtresse presque aussitôt après sa profession. Ma Révérende mère Lutgarde[3] avait confiance en elle ; elle disait que, à part quelques défauts extérieurs, ma mère Pia était parfaite. C’est elle que j’ai aimée le plus ; c’est elle qui m’a fait le plus de bien : j’étais ravie de l’entendre parler de Jésus et de voir son esprit de foi… »

Elle était une âme ardente d’amour de Dieu ; elle aimait la Règle. Elle allait faire la toilette des sœurs anciennes, arranger leur couche avant quatre heures. Elle n’avait jamais travaillé au jardin, mais elle venait bêcher avec les sœurs et elle les remerciait après... Elle avait des qualités pour tout... Sa Mère maîtresse rappelait son extrême simplicité et la décrivait comme une âme magnanime, ardente, capable de tous les sacrifices.

À partir de 1923, mère Agnès Scandelli, abbesse de Grottaferrata, avait demandé de l’aide en personnel à Laval pour la très pauvre communauté italienne ; mais mère Lutgarde n’avait pu la lui donner – à contrecœur – que trois ans plus tard ! Et cette aide, c’était naturellement l’Italienne Mère Pia : « Nous faisons un beau sacrifice et Mère Pia aussi ; mais nous ne voulons rien refuser au Bon Dieu »[4]. Il y avait une autre raison en faveur du rapatriement de la jeune moniale : Mère Pia souffrait d’un début de tuberculose et on espérait qu’un changement d’air lui ferait du bien, ce qui, en effet, advint, bien que lentement. Mère Pia arriva à Grottaferrata le 9 novembre 1926. Le dur départ de « son » monastère de Laval fut très douloureux, et l’insertion dans sa nouvelle communauté tout autre que facile. La nouvelle arrivée, de culture et de formation différentes, maladive, avec des dons humains exceptionnels, provoqua des réactions de rejet. Sa décision, l’année suivante, de faire sa stabilité à Grotta, eut quelque chose d’héroïque, étant donné les circonstances.

Travail aux champs de la communauté de Grottaferrata.

Les « Chroniques » parlent d’une pression de la part de ses parents pour la retenir en Italie[5], mais d’après quelques lettres ou autres documents il est possible de deviner une discrète insistance de la part des supérieurs majeurs, préoccupés de l’avenir de Grotta, privée de sœurs capables de succéder à l’abbesse, âgée et malade. Ayant laissé son monastère dans les dispositions intérieures d’un entier sacrifice – « un sacrifice ne se refuse jamais... j’irai où Dieu m’appelle » –, Mère Pia surmonta son désir de revenir à Laval et les insistances de Laval pour la recouvrer : elle continua, cependant, la correspondance avec sa très chère Mère Lutgarde jusqu’en 1942, et, avec la communauté, jusqu’à trois ans avant sa mort.

La situation très difficile de la communauté de Grotta, très attachée à son abbesse, pesa lourdement sur la santé déjà fragile de Mère Pia qui, en 1928, vit s’aggraver ses crises de foie au point qu’elles l’obligèrent à subir une intervention chirurgicale – en ce temps-là assez délicate –, qui la mit pendant quelques jours en péril de mort.

À ce moment-là, une sœur converse parmi les anciennes offrit sa vie pour le rétablissement de sa jeune consœur. Celle-ci se remit après un séjour dans sa famille, fut sous-prieure, infirmière, puis, prieure, faisant preuve d’une totale obéissance à Mère Agnès, bien qu’elle souffrit de beaucoup de choses qui, dans la communauté, auraient dû être changées et qui ne l’étaient pas.

En 1931, Mère Agnès Scandelli, après trente-trois ans de supériorat,  donna sa démission. Mère Pia fut alors nommée abbesse par décision pontificale, à la suite d’un décret du cardinal Lega, évêque de Frascati, qui porte la date du 30 décembre 1931. Il avait été impossible, en effet, de procéder à une élection régulière, étant donné l’affection que portaient les moniales à leur ancienne supérieure. Il n’est pas difficile d’imaginer le courage et la foi nécessaires dans une situation aussi particulière : mais Mère Pia sut gagner l’estime et l’amour de la communauté qui la confirma, quasi à l’unanimité, lors des élections de 1935 et de 1938. Elle voulait faire de Grotta une Trappe comme je l’ai vue moi-même, faisant allusion à son Laval tant aimé.

Bien que les murs mêmes du couvent fussent imprégnés de prière et d’esprit de sacrifice, Grottaferrata ressemblait plus à une communauté franciscaine qu’à une communauté cistercienne. Entreprendre une transformation était ardu en raison de la misère – bien des fois, la facture mensuelle du boulanger était payée par la famille Gullini –, en raison aussi du peu d’étendue et de productivité de la propriété (deux hectares et demi), et encore en raison de la maison peu adaptée, du petit nombre des choristes, de la présence de quelques sœurs qui lui étaient hostiles, et, plus tard, des répercussions de la Seconde guerre mondiale.

En 1939, sœur Maria-Gabriella mourut, et commença alors pour Grotta et son abbesse une période très féconde, mais aussi très orageuse. En décembre 1940, donc avant la fin de son troisième triennat,  Mère Pia fut contrainte de donner sa démission. Les difficultés – le cas n’était pas nouveau, s’agissant d’une femme intelligente et de forte volonté – vinrent surtout des supérieurs masculins. Dans les décisions qui amenèrent sa démission, pesèrent sans doute aussi, outre les points de vue divergents dans la façon de conduire la communauté, la correspondance concernant l’œcuménisme et la publication de la biographie de sœur Maria-Gabriella, une ouverture qui n’était pas comprise, ni agréée de tous ![6]

L’excellente Mère Tecla Fontana, qui lui succéda dans le gouvernement de la communauté, lui confia le noviciat, et Mère Pia, en bonne éducatrice qu’elle était, se consacra avec joie à la formation des jeunes, tout en continuant son énorme correspondance et ses relations œcuméniques.

Six ans plus tard, en 1946, elle fut réélue abbesse et confirmée, par un vote quasi unanime, dès le premier scrutin de 1949. En ces années-là elle garda aussi la direction du noviciat. Les oppositions irréductibles, bien que très peu nombreuses, cependant persistaient : Mère Pia espérait l’appui du nouvel Abbé général et du supérieur de Frattocchie, récemment nommé, pour commencer une fondation à laquelle elle songeait depuis des années ; mais, en 1951, avant la fin de son triennat, éclata une crise qui couvait depuis longtemps. Le 19 avril, le supérieur (qui n’était pas encore élu abbé) et le père immédiat, l’abbé du Mont-des-Cats, réunirent la communauté après l’office de None et annoncèrent que Mère Pia avait donné sa démission « pour motifs particuliers » et qu’elle avait déjà quitté la communauté.

Mère Tecla reprenait les rênes de la communauté comme supérieure ad nutum. Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel serein : la quasi-totalité de la communauté ne comprit jamais les vrais motifs de ce départ.

Mère Pia attendit à Rome, chez les sœurs Ursulines, que lui fut concédé son passeport. Je la vis, ces jours-là qui devaient être très tristes, calme et apaisée : elle donnait l’impression d’une hôte royale et non d’une sœur en voyage d’exil ![7] Partie pour l’abbaye de la Fille-Dieu, elle devait y rester huit ans, jusqu’à son rappel en Italie. En 1953, il ne lui fut pas concédé de retourner dans sa patrie, ni pour l’élection abbatiale, ni pour les élections politiques, bien que deux autres sœurs italiennes présentes dans le monastère suisse aient pu y retourner.

Laissons, maintenant, les sœurs de La Fille-Dieu nous la décrire durant son séjour :

« Mère Pia était la bonté même : son amabilité, son visage souriant nous faisaient du bien. On aimait à la rencontrer, car ses grands gestes semblaient nous envelopper dans son cœur. Elle avait une immense pitié pour celles qui souffraient : elle aurait voulu les consoler, les aider… Son esprit de foi la portait vers Jésus-Hostie : elle serait restée des heures près du Tabernacle. Elle était une grande silencieuse, restant unie au bon Dieu et vivant en sa présence. Son talent d’artiste nous a rendu de grands services... – Elle a passé huit ans à La Fille-Dieu, donnant l’exemple d’une parfaite religieuse ; c’était une âme généreuse, d’un très grand esprit de foi, d’une charité parfaite et pleine d’une délicatesse vraiment maternelle, un cœur d’or ne pensant qu’à faire plaisir. C’était une âme silencieuse : pour elle, le silence était une audience d’amour avec Notre-Seigneur. Toute ma vie, je Le remercierai d’avoir vécu en contact avec elle. Elle s’effaçait, cherchait à passer inaperçue. De toutes les vertus elle a donné l’exemple et jusqu’à l’héroïsme. Une grande moniale : notre Te Deum ambulant… »[8]

Pendant ce temps-là, en Italie, l’abbesse, élue en 1953 et à qui on doit le transfert de la communauté de Grottaferrata à Vitorchiano, donna sa démission en 1958 pour raison de santé. Une supérieure ad nutum fut nommée. En 1959, se préparait une élection abbatiale et Mère Pia fut officiellement rappelée à Vitorchiano par le Père immédiat ; nous ne savons pas si son rappel avait pour but sa possible élection comme abbesse ou bien l’exercice d’une responsabilité subalterne ; la communauté, dans sa très grande majorité, la réclamait et les supérieurs qui l’avaient destituée appuyaient maintenant son retour. Mais qui se rendait compte que Mère Pia était alors sur le seuil de la mort ? Que, étant donné son état de santé, le voyage depuis la Suisse, serait, à lui seul, très fatiguant ? En tout cas, il ne lui appartenait pas de décider, mais seulement d’obéir : elle partit, très fatiguée, mais sereine.

L’abbaye de Vitorchiano. © AIM.

Le 22 février 1959, elle quitta le monastère qui l’avait accueillie et où elle avait désiré mourir ; le 25, sur l’intervention de son frère médecin, impressionné par sa mauvaise mine, elle fut hospitalisée à la polyclinique de Rome, où on lui fit beaucoup de transfusions. On diagnostiqua un myélome dans un état très avancé : par ailleurs, les reins, le cœur et les autres organes avaient subi des dommages irréparables. Mère Pia acceptait les soins et les attentions qu’on avait pour elle avec une reconnaissance détachée, avec tranquillité, avec le sourire.

Le 15 avril, elle sortit de l’hôpital et fut reçue chez les sœurs Betlémites pour y poursuivre, sous contrôle, une thérapie désormais inutile, en attendant de rejoindre Vitorchiano. Elle avait bien conscience qu’elle n’aurait pas pu assumer des charges de direction ; elle sentait qu’elle approchait de sa mort. Elle voyait bien – et elle le disait avec un calme et un détachement royal –, qu’elle ne rejoindrait jamais en vie sa communauté : « Nous nous en irons chez le Seigneur avant d’y aller », disait-elle.

La sachant hospitalisée, je lui ai rendu visite ; elle était assise dans un fauteuil. Cette visite m’a beaucoup impressionnée. Aucun mot du passé, aucun mot de l’avenir. Aucun signe de joie – même discret – qu’aurait le droit d’éprouver une personne dans son cas ; car, quoi qu’on en dise, ce rappel en Italie était une réhabilitation.

Son retour à Vitorchiano était prévu pour le 5 mai, fête de l’Ascension. Elle mourut d’un collapsus cardiaque le 29 avril, jour où l’Ordre célébrait, selon le calendrier liturgique d’alors, l’anniversaire de la naissance au ciel de saint Robert, son préféré parmi les fondateurs de Cîteaux. Probablement s’identifiait-elle avec sa recherche, son désir de fondation et son renoncement.

Mère Pia avait 67 ans et 40 ans de profession. Ce fut la première sœur à être ensevelie au nouveau cimetière de Vitorchiano, selon la prédiction qu’elle avait faite à une moniale italienne de La Fille-Dieu.


[1] Avec l’aimable autorisation de l’Association Arccis.

[2] Cette citation et les suivantes, qui n’ont pas de référence explicite, sont tirées des notes et documents gardés dans les archives de Vitorchiano.

[3] Lutgarde Hémery, abbesse de Laval de 1900 à 1944.

[4] Lettre de Mère Lutgarde au révérendissime abbé général – 24/10/1926.

[5] Vitorchiano – Cronache – 1875/1975, p. 142.

[6] M. della Volpe, La strada della gratitudine, Jaca Book, Milano, IIed. 1996, p. 92.

[7] E. Francia, Lettere e scritti di Madre Pia, Roma, 1971, p. 92.

[8] Lettres des sœurs de la Fille-Dieu, 1959.

Le studium de Sainte-Marie de Bouaké

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Nouvelles

 

Le Studium du prieuré

Sainte-Marie de Bouaké (Côte d’Ivoire)

Secrétariat de l’AIM

 

 

Nous présentons ici l’initiative de formations du monastère de Bouaké comme exemple de proposition d’équilibre entre la formation à la vie monastique et la formation philosophique/théologique ; les deux étant aussi nécessaires à la survie de nos communautés, dans un monde en constante mutation.

 

En 2016, soucieux de la formation  des moines en vue de l’avenir de la  communauté, le père Jean-Luc Molinié, supérieur du monastère de Bouaké et moine de l’abbaye d’En-Calcat (France), a mis en place un Studium de formation philosophique et théologique lié au parcours d’études de la Faculté de théologie de l’UCAO (Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, située à Abidjan).

Une convention a été établie entre le Studium et la Faculté en ce qui  concerne le parcours d’études (programmes et heures), les professeurs  concernés de la Faculté ainsi que les diplômes. La convention prévoit aussi une formation plus orientée sur la vie monastique du fait que le Studium forme des moines (études bibliques, patristiques, théologie spirituelle, liturgie). Le cycle d’études, conduit à l’UCAO sur deux ans, est établi sur cinq ans pour le Studium. Au terme des études, l’Université délivre un document reconnaissant officiellement les crédits validés, ainsi que le baccalauréat canonique pour les étudiants en théologie.

Afin de réduire les frais de déplacement, des liens ont aussi été tissés avec la Faculté de philosophie de l’université Alassane Ouattara, à Bouaké, en accord avec la Faculté de philosophie de l’UCAO.

Le cycle de théologie du Studium s’étend chaque année de février à avril, et le cycle de philosophie d’octobre à décembre.

D’abord proposé aux frères en formation à Bouaké, le Studium s’est ouvert en 2020 aux moines et moniales, religieux et religieuses d’autres communautés francophones d’Afrique. Cette diversité est une heureuse opportunité pour les étudiants d’enrichir leur expérience de vie et d’approfondir leur réflexion sur la vie religieuse et monastique en Afrique.

Le nombre d’étudiants varie entre dix et vingt. Ils viennent de Côte d’Ivoire, du Burundi, du Congo-Brazzaville, du Gabon, du Togo, du Rwanda, de communautés bénédictines mais aussi d’autres ordres tels que la Fraternité monastique Jésus Eucharistie (de Gagnoa), les Clercs de Saint-Viateur, la communauté fondée par le père Zacharie  au Burundi…

Le financement du Studium est assuré par une contribution des étudiants et par le soutien de l’AIM : frais de déplacements des professeurs des Facultés, d’hébergement des étudiants, des enseignements.

Les professeurs

Pour péréniser le projet du Studium, il est important que quelques frères puissent assurer une partie de la formation en plus des professeurs venant des Facultés. Le Studium étant sous la tutelle académique de l’UCAO, seuls les frères pourvus d’au moins un Master sont habilités à dispenser des cours. Le directeur du Studium doit avoir le diplôme de Doctorat. Certains frères de la communauté de Bouaké, déjà diplômés en théologie, poursuivent des études au Centre de formation des dominicains de Yamoussoukro, ou à l’Institut de théologie jésuite de l’Afrique de l’Ouest à Abidjan afin de pouvoir ensuite assurer des charges au Studium.

Le lieu des sessions

Depuis 2004, après les violents affrontements qui ont secoué le pays, la communauté a tenté de relancer le dispensaire pour la population locale. Sur invitation des autorités sanitaires du pays, le projet s’est transformé en grand centre de santé : maternité, laboratoire, dispensaire… Malheureusement de nombreuses difficultés n’ont pas permis de poursuivre ce projet : manque de moyens financiers, mauvaise gestion par les professionnels impliqués, entretien des bâtiments, frais de fonctionnement, etc. La communauté a donc décidé l’abandon de ce projet et la réhabilitation des deux bâtiments en centre d’accueil pour les étudiants du Studium de formation philosophique et théologique. L’AIM a participé financièrement à la réhabilitation des bâtiments maintenant opérationnels. Durant les six mois annuels de formation, les deux bâtiments accueillent ces étudiants pour l’hébergement et les cours ; le reste de l’année, les bâtiments sont mis à la dispositions de groupes de jeunes pour des retraites spirituelles.


L’année préparatoire

L’arrivée de nouveaux étudiants un peu chaque année oblige à réfléchir à leur intégration dans le cursus d’études, puisqu’ils rejoignent des étudiants ayant déjà eu un certain nombre de sessions. De plus, l’expérience des premières années du Studium a montré qu’il était nécessaire de mettre en place un socle de formations philosophique et théologique préalables aux sessions plus approfondies, même si l’étudiant ne choisit ensuite que le parcours de théologie. En effet, les enjeux actuels des sociétés, les questions et problématiques qu’ils font naître dans les communautés religieuses impliquent de posséder un minimum de formation philosophique pour les comprendre et poser correctement le travail de réflexion. Pour ces deux raisons – et sous condition d’avoir un minimum de cinq nouveaux étudiants par an –, le Studium vient de mettre en place une période préparatoire obligatoire d’environ neuf mois pour tous les étudiants rejoignant les formations du Studium. Ce temps comprend une session de philosophie de trois mois consécutifs  (introduction à la philosophie, méthodologie, herméneutique, anthropologie, politique, philosophie ancienne, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin), une session de théologie de trois mois consécutifs (introduction à la Bible, au Nouveau Testament, à la théologie, méthodologie, théologie fondamentale, les sacrements, articulation philosophie et théologie, vie intellectuelle et spirituelle, introduction au Droit canonique, les premiers siècles…), et une période de révisions et d’examens éventuels. Cette formation de base peut être aussi utile à des frères et sœurs ne pouvant s’engager pour plusieurs années d’études dans les parcours du Studium.


Avenir

Le Studium semble maintenant bien établi et son fonctionnement assuré.

Il sera utile de rendre les ouvrages de la bibliothèque des frères de Bouaké accessibles aux étudiants du Studium afin de faciliter leurs études. Une réflexion est engagée pour construire un bâtiment-bibliothèque adapté à leur travail et leurs recherches.



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