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La vie et la mort dans l’idéal monastique
Bulletin n° 118, année 2020
Sommaire
Éditorial
Dom J.-P. Longeat, osb, Président de l’AIM
Lectio divina
Eucharistie et service, mission d’accueil dans nos monastères (Jn 13, 1-15)
Dom Humberto Rincón Fernández, OSB
Méditation
La mort de saint Antoine
Saint Athanase
Témoignages
• Le cimetière du monastère bénédictin de Thiên Binh
Nathalie Raymond
• Le cimetière des sept moines de Tibhirine
Monique Hébrard
• Le cimetière naturel d’Arnhem
Mère Pascale Fourmentin, OCSO
• L’entreprise de cercueils de New Melleray
Dom J.-P. Longeat, OSB
Ouverture sur le monde
Les leçons de vie de Paul face à la maladie et à la mort
Professeur Roger Gil
Liturgie
La liturgie des morts au Vietnam
Sœur Marie-Pierre Nhu Y’, OSB
Méditation
Renoncer au sommeil de la mort
Frère Irénée Jonnart, OSB
Une page d’histoire
Anglicans et bénédictins
Père Nicolas Stebbing, OSB anglican
Travail et vie monastique
La prière des mains
Frère Bernard Guékam, OSB
Moines et moniales, témoins pour notre temps
• Dom Ambrose Southey
Dom Armand Veilleux, OCSO
• Mère Anna Maria Cànopi
Sœur Maria Maddalena Magni, OSB
• Mère Teresita D’Silva
Mère Nirmala Narikunnel, OSB
Nouvelles
• Être utiles à tous. La Carta caritatis
Dom M.-G. Lepori, OCist
• Colloque sur la Charte de charité
Éric Delaissé
• L’EMLA
Père Enrique Contreras, OSB
• Voyage en Argentine
Dom J.-P. Longeat, OSB
Éditorial
Ce numéro du bulletin de l’AIM porte sur le thème de la vie et de la mort dans l’idéal monastique. Cela fait référence au mystère pascal du Christ en général et à toutes sortes de coutumes qui le traduisent au quotidien.
Nous nous arrêterons sur deux exemples originaux de cimetières monastiques et sur la fabrication de cercueils à l’abbaye de New Melleray (USA) ; sur les rites funéraires pour les moines et moniales défunts au Vietnam. Autant de domaines qui ne manquent pas de faire réfléchir tant sur le plan spirituel que culturel et simplement humain.
Un médecin neurologue, directeur d’un centre d’éthique et ami des monastères, partage ici sous forme de témoignage la victoire de la vie sur la souffrance et la mort.
Différentes rubriques complètent ce numéro : l’histoire des moines anglicans en Angleterre, une réflexion sur « Travail et économie » par un moine de Keur Moussa (Sénégal), l’évocation de grandes figures monastiques : dom Ambrose Southey qui a tellement marqué l’ordre des Trappistes, Mère Anna Maria Cànopi, fondatrice du monastère de l’île San Giulio, et Mère Teresita D’Silva, fondatrice du monastère de Shanti Nilayam. Enfin, ce numéro rassemble encore quelques nouvelles récentes de notre famille bénédictine. Parmi celles-ci, on trouvera un écho du 9e centenaire de la Carta Caritatis de l’ordre de Cîteaux.
Dom Jean-Pierre Longeat, OSB
Président de l’AIM
Articles
Mort et vie dans la règle de saint Benoît
1
Père Jean-Pierre Longeat, OSB
Président de l’AIM
Mort et vie dans la règle de saint Benoît
Dans le livre du Deutéronome, Moïse intervient auprès du peuple de Dieu d’une manière très décisive au moment où lui-même allait mourir sans même avoir vu la Terre Promise : « Je te propose aujourd’hui la vie ou la mort, choisis donc la vie et tu vivras ! » (Dt 30, 19). La vie monastique a pris au sérieux cette injonction. Dès le début de sa Règle, saint Benoît relaie l’appel du Seigneur :
« Le Seigneur cherche pour lui son ouvrier, c’est pourquoi il lance cet appel à la foule. Il dit en reprenant le psaume 33 : “Qui veut la vie ? Qui désire le bonheur ?” Si tu entends cet appel et si tu réponds : “Me voici”, Dieu te dit : “Est-ce que tu veux la vraie vie, la vie avec Dieu pour toujours ?… Alors, cherche la paix et poursuis-la toujours”. » (Pr. 14-16)
Et de même, à la fin du Prologue :
« Ainsi, nous n’abandonnerons jamais Dieu, notre maître, et chaque jour, dans le monastère, jusqu’à la mort, nous continuerons à faire ce qu’il nous enseigne. Alors par la patience, nous participerons aux souffrances du Christ et nous pourrons ainsi être avec lui dans son Royaume. » (Pr. 50)
Au chapitre 4 sur les instruments des bonnes œuvres, saint Benoît revient sur cette actualité de la mort et de la vie dans l’existence du moine : « Avoir chaque jour la mort devant les yeux » (RB 4, 46). Il n’y a sûrement rien de morbide à cela, mais c’est simplement souligner que la vie sur cette terre, aussi importante soit-elle, est un moment de passage et que s’y enfermer ne donne pas la clé de l’existence. C’est à la fois une question d’orientation du désir vers la vraie vie et de vigilance sur le quotidien de ses paroles et de ses actes.
Concrètement, cela se traduit par une attention dans l’écoute obéissante, pour que l’amour circule librement entre tous. Ainsi, dans son chapitre sur l’humilité, saint Benoît précise-t-il : « Le troisième degré d’humilité pour un moine, c’est d’obéir parfaitement à un supérieur, parce qu’on aime Dieu. Par là, le moine imite le Christ. En effet, l’apôtre Paul dit du Seigneur : “Il a voulu obéir jusqu’à mourir” » (RB 7, 34). Il est donc encore question ici de mystère pascal. Le quatrième degré d’humilité complète le précédent en montrant combien cela demande de patience et de persévérance ; il s’agit bien « de tenir sans se lasser ni reculer », jusqu’au bout, jusqu’à la fin, pour goûter la vie véritable.
Cela joue par dessus tout dans le cadre de la liturgie où l’alternance régulière du jour et de la nuit réactualise dans notre vie le mystère pascal du Christ : au soleil couchant des Vêpres où le Christ meurt en croix, dans la nuit obscure des Vigiles avec le combat qui se joue au cœur des psaumes, au soleil levant des Laudes, petit matin de la Résurrection, et tout au long des heures du jour en suivant la carrière du soleil et la passion du Fils de l’homme.
Cette préoccupation intervient également dans le comportement à l’égard des malades. Ceux-ci nous rappellent la fragilité de l’existence et l’avancée vers le passage dernier. Saint Benoît dit qu’on reconnaîtra en eux le Christ, le Christ souffrant et mourant et pourtant, en ces circonstances même, constant témoin de vie qui est en Dieu.
De même, saint Benoît demande d’être attentif aux enfants, aux hôtes, aux pèlerins, aux pauvres ; en eux aussi, on reconnaît le Christ démuni, confronté à la fragilité de l’existence.
Pour signifier ce rapport au Christ dans son mystère de Pâques, la Règle prévoit en diverses circonstances le rite du lavement des pieds. C’est le cas pour l’accueil des hôtes, mais c’est aussi le cas chaque semaine, lorsque les moines prennent le service des tables et de la cuisine, même si ce rite n ’est plus pratiqué aujourd’hui. Cette dimension du service manifeste la participation à la mort et à la résurrection du Christ. Le rite du lavement des pieds trouve tout son sens dans le lien avec le repas eucharistique tel que Jésus l’inaugure à la veille de sa Passion.
Le moine lui-même se rend pauvre de toute appartenance personnelle. Au jour de sa profession, il fait don de tout ce qu’il possède ; il fait surtout don de lui-même puisqu’il est dit qu’« à partir de ce jour, il n’a même plus pouvoir sur son corps » (RB 53, 25). C’est pourquoi d’ailleurs, à certaines époques, la liturgie de la profession symbolisait la mort spirituelle de ce nouveau candidat par une prostration sous un voile noir. Ou bien encore, le profès restait encapuchonné pendant trois ou huit jours avant de se découvrir pour apparaître comme un témoin de la résurrection, selon le modèle de la liturgie du baptême. On se rappelle aussi cet « encouragement » qu’autrefois les moines trappistes s’adressaient l’un à l’autre quand ils se croisaient : « Frère, mourir il nous faut. », ou bien encore, ces moines qui creusaient chaque jour leur tombe pour éprouver la vanité des choses qui passent. Ces coutumes ne sont plus d’actualité car le pôle de la vie et de la résurrection a été remis à sa juste place. Mais la vie monastique doit veiller à l’équilibre entre les deux dimensions du mystère pascal. Elles ne vont jamais l’une sans l’autre.
À la fin de sa Règle, saint Benoît résume ainsi la vie des moines :
« Ils ne préfèreront rien au Christ ; qu’il nous conduise tous ensemble à la vie éternelle. » (RB 72, 11-12)
Mort et vie ne se comprennent bien dans la vie monastique qu’à la lumière du mystère pascal du Christ.

Eucharistie et service, mission d’accueil dans nos monastères
2
Lectio divina
Humberto Rincón Fernández, osb
Abbé du monastère de l’Épiphanie, Guatapé (Colombie)
Eucharistie et service, mission d’accueil dans nos monastères
Jn 13, 1-15
« Il nous a aimés jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1)
Le récit du lavement des pieds n’évoque rien de ce que nous avons l’habitude d’appeler « Eucharistie », résumé dans le geste et les paroles de Jésus sur le pain et le vin. Cependant dans le 4e Évangile, la dernière Cène, donc l’Eucharistie, c’est le lavement des pieds.
Je laisse aux spécialistes le soin d’approfondir le débat sur ce qui s’est réellement passé lors de la Cène : acte sacramentel sur le pain et le vin ou acte prophétique du lavement des pieds, comme le pratiquaient les esclaves ? J’ai lu qu’il semblerait qu’au début de la vie de l’Église, étaient liés les deux gestes et que, peu à peu, pour des raisons de facilité dans la pratique, on privilégia celui du pain et du vin.
Le premier verset de ce chapitre 13 de l’Évangile de Jean est très solennel et d’une grande profondeur.
(13, 1) « Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. »[1]
Nous sommes avant la fête de la Pâque, et Jésus prépare la célébration de sa Pâque. Il sait que l’heure est arrivée de passer de ce monde au Père, c’est-à-dire l’heure de sa glorification, l’heure de se manifester définitivement, de manifester totalement le Père, de manifester sa gloire, son être, son essence.
Jésus a montré tout au long de sa vie son amour pour les siens, mais maintenant, à cette heure-là, il porte cet amour à l’extrême, il le porte jusqu’à sa conséquence ultime (jusqu’à la mort, jusqu’à la mort en croix, jusqu’à la mort comme un esclave crucifié).
(13, 2)« Au cours du repas… (13, 4) Jésus se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge dont il se ceint. (13, 5) Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. »
« Il se lève de table », c’est-à-dire qu’il abandonne ce lieu qui est le sien, la place d’honneur. Il avait déjà dit cela dans un autre texte de l’Évangile. Lequel en effet est le plus grand ? Celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Or moi je suis au milieu de vous comme celui qui sert (Lc 22, 27).
« Il dépose son vêtement ». Saint Paul, en Philippiens 2, 6ss, développe cela : « Lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes ; reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. »
« Il commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint », ce qui signifie qu’il accomplit une tâche propre aux esclaves et aux serviteurs de la maison, ou encore aux femmes, dans cette société patriarcale où les hommes occupent la première place. Et, dans la logique de l’hymne aux Philippiens, c’est cet abaissement qui le fait Seigneur, qui le conduit à être exalté, à recevoir le Nom qui est au dessus de tout nom. C’est-à-dire à reconnaître que cet homme est fils de Dieu, que Dieu agit ainsi avec les hommes, que tel est l’amour de Dieu pour les siens.
(13, 8) « Pierre lui dit : “Me laver les pieds à moi ! Jamais !”. Jésus lui répondit : “Si je ne te lave pas, tu ne peux pas avoir part avec moi”. (13, 9) Simon Pierre lui dit : “Alors Seigneur, non pas seulement les pieds mais aussi les mains et la tête.” »
Pierre, par respect pour le maître, ou peut-être par fausse humilité, ou par calcul prémédité (si je me laisse laver il va sûrement me demander de faire la même chose !) refuse ce geste de Jésus. C’est trop engageant. Mais devant la menace de Jésus lui annonçant que sans cela, il n’aurait pas de part avec lui, qu’il perdrait son amitié et la relation de maître-disciple, il réagit et demande d’être lavé tout entier. Ce geste amoureux du Seigneur semble le toucher profondément.
(13, 12) « Lorsqu’il eut achevé de leur laver les pieds, Jésus prit son vêtement, se remit à table et leur dit : “Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? (13, 13) Vous m’appelez ‘le Maître et le Seigneur’, et vous dîtes bien car je le suis. (13, 14) Dès lors si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres (13, 15) car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi.” »
Détail remarquable : Jésus reprend ses vêtements mais sans quitter le linge dont il s’était ceint. Même assis à la table, il reste serviteur, esclave. Le fait d’être Seigneur et Maître, ne le dispense pas de rester serviteur.
Puis vient l’injonction qui correspond au récit du pain et du vin : « Faites ceci en mémoire de moi ». Cette expression est utilisée à la fois pour le lavement des pieds et par ailleurs pour le repas de la Cène, l’Eucharistie.
(13, 14) « Dès lors si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres (15) car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. »
Nous laver les pieds les uns les autres. Tel est le commandement. Nous faire esclaves et serviteurs du prochain découle de la participation à la Cène du Seigneur. Remettre sa vie comme il l’a remise : jusqu’aux conséquences extrêmes.
Le chapitre se poursuit par l’annonce de la trahison de Judas et du reniement de Pierre. Dès le début, l’éventualité que ceux qui participent à la Cène puissent trahir et renier le Maître est bien présente. Pour le Seigneur, peu importe ce qui peut se passer ; il continue de nous inviter à sa table, à la table de son amour et de son dessaisissement.
Je voudrais revenir sur l’autre geste, qui nous est plus familier, celui du pain et du vin. Jésus fait une déclaration sur ces deux éléments. Il s’y identifie : ce pain c’est moi, qui me donne pour vous. Je me fais pain pour être rompu, partagé, distribué. Je suis la vie abandonnée, partagée. Le vin de cette coupe est mon sang qui va être versé pour célébrer une nouvelle alliance. Ce vin est mon sang versé pour donner une vie nouvelle.
Et l’on retrouve ici la même injonction que dans notre chapitre 13 : « Faites ceci en mémoire de moi ». L’accomplissement de cet acte sacramentel à chaque Eucharistie est aussi engageant que celui du lavement des pieds. Manger le corps du Christ et boire son sang nous engage à être aussi pour les autres un corps abandonné, sans retenue, totalement ; et être le sang versé nous engage à donner notre vie, goutte à goutte pour les autres.
Ces deux gestes de Jésus sont bien en relation avec la vie monastique. La participation à l’Eucharistie doit se traduire dans la vie concrète de chaque moine et de chaque moniale, dans le service du lavement des pieds ; symboliquement parlant, non seulement dans l’accueil et le service des hôtes, ce qui nous est plus facile, mais de tout autre et surtout du frère ou de la sœur avec qui nous partageons un même idéal de vie.
Cette cohérence entre l’Eucharistie et la vie, qui nous est demandée pour l’accueil des autres, doit être totale, à commencer dans notre monastère, dans la communauté. Il ne peut pas y avoir d’accueil authentique de l’hôte, sans une vie fraternelle véritable et authentique à l’intérieur de la communauté monastique. Que nous le voulions ou non, les hôtes le perçoivent quand ils visitent nos monastères. Souvent, ils n’ont d’autre contact qu’avec le portier, l’hôtelier et un accompagnateur spirituel éventuellement, mais ils laissent des messages écrits dans lesquels ils expriment leur gratitude envers tous les moines pour le témoignage de leur vie, leur attention, la communion fraternelle mais aussi, plus fondamentalement, la relation avec le Seigneur qu’ils ont perçue dans les célébrations, et dans les attentions discrètes qui leur ont été prodiguées. Quand ils sont témoins, au contraire, de la division, de l’envie, de la médisance, de l’incohérence de la vie, ils les perçoivent aussi. Ils n’osent pas l’exprimer par écrit, mais ils en parlent et gardent une saveur amère, c’est un contre-témoignage.
Quand nous parlons d’Eucharistie, nous parlons de communauté. C’est la communauté qui célèbre l’Eucharistie. Une personne seule, même prêtre, ne peut célébrer une Eucharistie (en effet, la Présentation générale du Missel Romain [n° 252] exige qu’il y ait au moins un ministre pour assister le prêtre ; ce n’est que dans des cas exceptionnels et justifiés que l’on peut célébrer sans un ministre ou un fidèle [n° 254]). L’Ite missa est est un envoi au pluriel ; cela signifie que la mission qui découle de la participation à l’Eucharistie n’est pas une mission privée. Appliqué à notre thème, cela signifie que l’hôtelier ou l’hôtelière qui représente la communauté monastique n’agit pas en franc-tireur solitaire. Cela veut dire aussi pour celui qui est dans ce service qu’il agit au nom de la communauté et non pas en marge, ou pire, contre la communauté. En conséquence, il y a aussi une exigence pour tous les moines et moniales : de quelle manière sont-ils présents à l’hôtelier ou à l’hôtelière, attentifs à ce qu’ils font et disponibles pour leur donner un coup de main ?
Le service de l’hôtellerie, est une mission donnée par le supérieur ou la supérieure de la communauté. L’hôtelier(ère) doit donc être en communion avec eux et les tenir au courant de ce qui se passe.
Saint Benoît, quand il parle de l’accueil des hôtes, au chapitre 53 de la Règle, nous renvoie au premier geste que nous avons commenté : celui du lavement des pieds. Dans l’Évangile, le Christ, le Maître, lave les pieds de ses disciples, ses frères, et il nous invite à nous laver mutuellement les pieds, comme des frères, à nous faire esclaves et serviteurs du prochain, comme lui. Dans sa Règle, saint Benoît souligne un point très intéressant : l’hôte n’est pas seulement un frère mais le Christ en personne qui vient nous visiter.
« Que l’on reçoive tous les hôtes qui se présentent, comme le Christ car lui-même a dit : j’étais un hôte et vous m’avez accueilli. » C’est une référence au chapitre 25 de l’Évangile de saint Mathieu (Mt 25, 31-46) sur le « Jugement dernier » où il est dit : « En vérité je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (v. 40).
Cela signifie pour saint Benoît que ce n’est plus seulement le sacrement du Corps et du Sang du Christ qui envoie vers la mission de service et d’accueil au monastère, mais aussi le sacrement du frère. Ce thème revient souvent dans la Règle : le frère non seulement représente le Christ, mais il est le Christ même qui vient nous visiter ; c’est pour cela qu’on lui doit le plus grand soin.
Je crois que nous avons tous fait dans nos monastères cette expérience : les hôtes ne sont pas des perturbateurs, une petite gêne que nous devons supporter dans notre vie monastique. Ils sont de véritables témoins de ce que nous faisons et de la façon dont nous le faisons, témoins de l’authenticité de ce que nous faisons, parfois de manière distraite ou routinière. Eux-mêmes nous donnent le témoignage de la force de leur foi, de l’effort de cohérence qu’ils essayent d’avoir dans leur vie, de la façon dont ils luttent dans leur vie ordinaire pour rester fidèle en menant une vie courageuse, en luttant pour gagner leur pain quotidien, pour bien gérer leur maison, pour être responsables dans leur travail qu’ils ne délaissent pas pour une excuse quelconque, etc.
Pour conclure, je voudrais encore citer saint Benoît. Dans ce même chapitre 53, il donne des indications sur le choix de l’hôtelier.
Comme toute chose dans le monastère, ce service se vit aussi dans la crainte de Dieu, c’est-à-dire en présence de Dieu. Dans la foi, je sais que ma vie est sans cesse présente à ses yeux. Pas pour me surveiller et guetter ma chute afin de me punir, mais pour m’aimer dans son regard et son amour miséricordieux. Je suis aimé de Dieu et ma vie rayonne de cet amour dans mes relations avec les autres.
Nous vivons des temps difficiles dans l’Église, avec le problème des abus sexuels sur des mineurs. Je ne vais pas aborder ici cette question, qui n’est pas de mon ressort, mais je veux mettre à profit ce que le pape a développé sur le respect dans plusieurs de ses interventions : l’abus sexuel est précédé par l’abus de pouvoir et l’abus de conscience.
Le moine ou la moniale représente une réalité très spéciale aux yeux des fidèles et des personnes qui viennent dans nos monastères. Ils nous considèrent plus ou moins comme des saints. Et cela crée inconsciemment en nous l’idée que nous sommes supérieurs, au-dessus des autres. C’est cela, avoir du pouvoir. Et à partir de là, nous pouvons facilement glisser dans l’abus de pouvoir. Nous pouvons tirer profit des autres, en l’occurrence des hôtes : pour combler nos carences affectives, pour lier des amitiés pleines de sollicitude à l’extérieur du monastère, pour obtenir de manière indélicate des avantages économiques pour le monastère, pour qu’on nous fasse des cadeaux ou qu’on nous vénèrent, ou ce qui est pire, pour détourner à notre profit, les dons que les hôtes laissent pour le monastère.
Dans tous les cas, aveuglés sur l’abus de conscience, nous trouvons facilement des raisons pour justifier notre comportement. Je suis l’hôtelier ou l’hôtelière, je dois prendre soin avec amabilité de nos visiteurs… Je ne peux pas être sec et froid avec eux… Je ne fais rien de mal (et rien de bien non plus)… Moi aussi j’ai besoin de compensations… Je travaille assez pour mériter une récompense, etc.
Rappelons-nous alors ce que nous avons dit : notre service d’accueil est fondé sur l’Eucharistie. Nous accueillons et servons ceux qui viennent au monastère car nous voulons leur offrir l’humble service du Christ dans la dernière Cène, nous voulons donner notre vie comme lui. Nous accueillons l’hôte et tous les visiteurs, car c’est la personne même du Christ qui vient à notre rencontre. Et tout cela nous le faisons avec un cœur pur, sans intentions dévoyées, car il s’agit du Christ lui-même, notre Seigneur qui a donné sa vie pour nous, mourant et ressuscitant.
[1] Les traductions de l’Évangile sont celles de la TOB.
La mort de saint Antoine
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Méditation
« Il regardait comme des amis les anges qui venaient à lui »
La mort de saint Antoine
Saint Athanase
Antoine était allé, suivant sa coutume, visiter les monastères de la montagne qui est en deçà du désert ; étant averti par la Providence que sa fin était prochaine, il dit à ses frères : « C’est la dernière visite que je vous fais, et je serais bien étonné que nous puissions nous voir de nouveau en ce monde. Le temps de mon départ est arrivé, car voilà que j’ai près de cent cinq ans ». Ses disciples ayant entendu ces paroles se mirent à pleurer ; ils serrèrent le vieillard dans leurs bras et ils le couvrirent de baisers ; pour lui, semblable à un homme qui part d’une ville étrangère pour retourner dans sa patrie, il leur parla d’un air joyeux ; il les exhorta à ne jamais se relâcher dans leurs travaux, à ne jamais se décourager dans les exercices de la piété, à vivre comme si chaque jour devait être le dernier de leur vie.
Ses frères voulaient le forcer à demeurer avec eux pour y consommer son sacrifice, mais il n’y consentit pas ; il retourna à la montagne du désert dont il avait fait son habitation, et peu de mois après il tomba malade. Ayant appelé les deux disciples qui demeuraient avec lui pour le servir à cause de sa vieillesse, il leur dit : « Je vais suivre la route de mes pères, comme dit l’Écriture, car je vois que le Seigneur m’appelle ; ensevelissez donc mon corps vous-mêmes, cachez-le sous la terre, et soyez fidèles à garder cette recommandation ; que personne ne connaisse le lieu où sera mon corps, excepté vous seuls. Au jour de la résurrection des morts, je le recevrai incorruptible des mains de mon Sauveur. Vous partagerez ainsi mes vêtements : vous donnerez à l’évêque Athanase une de mes deux peaux de brebis avec le manteau sur lequel je couchais ; il me l’avait donné neuf et il est devenu vieux par l’usage que j’en ai fait. Donnez à l’évêque Sérapion mon autre peau de brebis ; pour vous, gardez ma tunique de poil. Adieu, mes enfants, Antoine s’en va, et désormais il n’est plus avec vous ». Après qu’il eut prononcé ces paroles, les deux disciples l’embrassèrent. Antoine leva ses pieds et regardant comme des amis les anges qui venaient à sa rencontre et dont la présence le comblait de joie, il rendit l’esprit et rejoignit ses pères.
Les deux disciples exécutèrent fidèlement l’ordre qu’il leur avait donné, ils l’ensevelirent et l’enfouirent dans la terre ; jusqu’ici personne ne sait où il est caché, excepté ces deux religieux. Quant à ceux qui ont reçu les peaux de brebis qu’il leur avait léguées et son manteau usé, ils conservent ces reliques comme des objets infiniment précieux, car en les regardant, ils croient encore voir Antoine, et quand ils s’en revêtent, il leur semble qu’ils portent sur eux avec joie ses leçons et ses conseils.
Le cimetière du monastère bénédictin de Thiên Binh
4
Témoignages
Nathalie Raymond
Le cimetière du monastère bénédictin
de Thiên Binh, ouvert sur la vie
Original par rapport à la tradition bénédictine sans que cela ne soit prémédité, le cimetière du monastère de Thiên Binh a progressivement pris sa configuration actuelle au fil des ans, en réponse à des besoins concrets. Ouvert à d’autres congrégations religieuses masculines et féminines et même à des laïcs catholiques, il a été au cœur d’une réflexion communautaire autour de sa fonction spirituelle.
Un monachisme missionnaire…
Le monastère a été fondé en 1970 par le père Thadée, venu de Thiên An, monastère lui-même fondé par la Pierre-qui-Vire à la fin des années 1930. Dès les origines, l’idée d’un monachisme missionnaire a été très présente, surtout dans un contexte politique difficile, notamment de guerre. Il s’agissait alors de répondre à des besoins de populations déplacées à cause du conflit et également de donner une formation à des jeunes issus de milieux modestes grâce à une école technique.
Aujourd’hui, la situation économique et politique est très différente mais il existe toujours des populations défavorisées et déracinées, migrants des campagnes venus chercher une vie meilleure dans la mégapole saïgonnaise. Le monastère continue de s’efforcer de répondre à certains de leurs besoins urgents, non plus dans le secteur de l’éducation mais dans celui de la santé. Le monastère a un dispensaire où les gens pauvres sont soignés par la médecine traditionnelle et où est distribuée gratuitement une eau potable, dont la source, par la grâce de Dieu, ne s’est jamais tarie.
Ce souci de la santé physique va bien sûr de pair avec celui de la santé spirituelle. Les moines bénédictins accueillent et accompagnent ceux qui en ont besoin, ils prient pour eux et célèbrent des messes à leur intention; ils sont également emplis de gratitude à l’égard de leurs bienfaiteurs qui leur permettent de maintenir ces activités.
Sans que la vie bénédictine en soit affectée, le monastère s’inscrit donc dans des échanges très dynamiques avec l’extérieur, dans des dons multiples et réciproques générateurs de vie. Mais les défunts ne sont pas exclus de ce processus.
… qui inclut également les défunts.
Du fait de la relative jeunesse du monastère, peu de moines sont à ce jour décédés : trois seulement dont le fondateur, le père Thadée, le 31 janvier 1995. Pourtant, la question de la fonction spirituelle du cimetière s’est rapidement posée à partir de faits concrets qui se sont imposés au père Thadée : les premiers à être enterrés au cimetière ont été les membres d’une famille pauvre victimes de l’explosion d’une bombe à la fin des années 70. Cette situation ne pouvait pas laisser insensible le père Thadée toujours très soucieux de subvenir aux besoins des plus démunis. Puis des sœurs d’une congrégation vietnamienne (les Amantes de la Croix) lui ont demandé l’autorisation d’enterrer leurs sœurs défuntes à cet endroit et, depuis, plusieurs autres congrégations de religieux et religieuses ont fait de même. Quant à l’accueil de laïcs catholiques défunts, il s’est poursuivi.
Il y a une première raison très pratique à ces demandes venues de l’extérieur, c’est le manque de place dans la métropole d’Hô-Chi-Minh-Ville. La pression foncière est tellement forte qu’il est impossible d’agrandir ou même de maintenir des cimetières, en outre, cela n’entre pas du tout dans les priorités du gouvernement communiste. La crémation, très répandue dans le pays et unique solution face à ce manque de place, demeure difficile à imaginer pour certains catholiques, d’où la recherche de cimetières.
La joie de pouvoir reposer en paix à côté d’un lieu de prière est également une autre motivation bien compréhensible pour de fervents catholiques, qu’ils soient religieux ou non. Cela donne au cimetière de Thiên Binh une physionomie tout à fait originale dans le monde bénédictin (d’autant que ce cimetière est situé à l’extérieur de la clôture) : un cimetière inter-congrégations, masculin et féminin, ouvert également aux laïcs. Ces faits ont également obligé la communauté à progressivement éclaircir cette fonction spirituelle du cimetière. Cette réflexion, conduite sur plusieurs années, dans la lumière de l’Esprit Saint a conduit à voir dans cette situation particulière, en réalité, une sorte de prolongement de ces échanges multiples avec l’extérieur que le monastère entretient. Un prolongement en outre inscrit à la fois dans la communion des saints célébrée par l’Église et dans la mémoire des ancêtres chère au cœur des Vietnamiens. Il est en effet très important pour les vivants, dans la culture vietnamienne, de se rendre compte de tout ce qu’ils doivent à ceux qui les ont précédés et d’honorer ces derniers.
La diversité des « occupants » du cimetière reflète aussi la diversité de l’Église et il est bon d’imaginer que l’échange entre les moines et l’extérieur, initié de leur vivant, se poursuit au-delà de la mort. Il est bon d’y voir une poursuite de cette activité missionnaire si chère au cœur du fondateur et de ses successeurs. En outre, qui sait ce que le monastère doit à ces ancêtres qui sont désormais entrés dans la lumière de Dieu ? En échange d’un lopin de terre, combien de grâces obtenues par l’intercession de ces saints pour la poursuite des activités réalisées par et en faveur des vivants ?

La célébration du cycle vie-mort-vie
En action de grâce pour cette communion entre vivants et défunts, une messe est célébrée au petit matin dans le cimetière chaque 2 novembre, quand l’Église commémore ses fidèles défunts. À cette occasion, les familles religieuses et biologiques des personnes enterrées dans le cimetière se joignent à la communauté des moines pour rendre hommage à leurs ancêtres dans la prière et la célébration de l’Eucharistie. La fumée de l’encens accompagne ces prières et les bâtons continuent de se consumer après la célébration sur chacune des tombes. C’est un moment très important de communion et de recueillement qui rend palpable le mystère de la vie et de la mort inscrites dans un même cycle.
Ce cycle vie-mort-vie se matérialise d’une autre manière dans ce cimetière. Le visiteur extérieur sera en effet surpris d’y voir pousser de nombreuses plantes : fleurs ou plantes décoratives sur le dessus des tombes dans des bacs de terre, mais également arbustes, petits palmiers et même, dans une partie du cimetière des plants de curcuma, les racines de curcuma étant utilisées ensuite par les moines pour fabriquer des médicaments. Cette végétation fait également du cimetière un lieu de refuge pour de nombreux oiseaux. Il s’agit donc d’un espace qui matérialise le fait que la vie continue et qu’elle est plus forte que la mort, ce qui est au cœur de notre foi.
Ce cimetière, au fil des circonstances (dans lesquelles on peut peut-être voir la main de Dieu), s’est imposé comme une sorte de prolongement de l’activité missionnaire et d’accueil du monastère au cœur de la vocation monastique bénédictine. En s’inscrivant de manière particulière et ouverte à la fois dans l’Église et dans le cycle vie-mort-vie, il est également devenu un lieu reflet de la communion des saints. Rendons grâce à Dieu pour tous les fruits que ce lieu particulier produit dans les cœurs.
Le cimetière des sept moines de Tibhirine
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Témoignages
Monique Hébrard, journaliste
Le cimetière des sept moines de Tibhirine
La silhouette des sept moines trappistes s’estompe dans la pénombre de la nuit du 26 au 27 mars 1996. Cette dernière image du magnifique film de Xavier Beauvois nous laissait dans l’incertitude : étaient-ils otages en un lieu inconnu ? Avaient-ils été assassinés ? Si oui où étaient leurs corps ? On sait combien le deuil est difficile à faire quand les corps de victimes d’un accident d’avion ou d’un crime n’ont pas été retrouvés.
La pénombre de l’incertitude n’a été levée – dans une vision terrifiante – que le 30 mai lorsque l’on a retrouvé leur corps… en fait seulement sept têtes décapitées.
Les restes des sept moines reposent maintenant dans le cimetière du monastère Notre-Dame de l’Atlas, là où ils ont vécu. Des milliers de personnes de tous pays viennent s’y recueillir. Des chrétiens, mais aussi de plus en plus de jeunes musulmans en recherche de sens.
J’étais intérieurement très habitée par ce lieu sans y être jamais allée, aussi ai-je sauté sur la possibilité de m’y rendre à l’occasion de la béatification, le 8 décembre 2018, des dix-neuf martyrs de ces « années noires » de la guerre civile algérienne qui a fait des milliers de morts.
Depuis le monastère on franchit un seuil et l’on descend au milieu des arbres, en passant devant les sources qui alimentent toujours l’exploitation agricole. Puis on arrive dans une clairière fleurie de lavandes et de rosiers, impeccablement entretenue par Youssef et Samir qui continuent à travailler à l’exploitation agricole. Sept plaques avec sept prénoms, dans l’ordre d’arrivée au monastère. Le premier étant frère Luc, le médecin qui a si bien incarné la fraternité universelle en soignant tous ceux qui se présentaient : les gens du village mais aussi les blessés du GIA.
Les jardiniers sont avec nous. Leur regard sur cette terre fraîchement ratissée dont ils prennent soin, dit leur amour fidèle et plein de respect pour ce lieu. Bain de silence. Enveloppement d’émotion, mais aussi de paix profonde et de mystère.
Tibhirine signifie le jardin. Jardin du paradis, cultivé avec amour, au milieu des arbres fruitiers. Jardin des oliviers, lieu de souffrance et de mort. En guise de prière les groupes lisent souvent le testament de Christian de Chergé. Et l’on est pénétré par ce message de fraternité et de communion qui annonce que la Vie et l’Amour sont plus forts que la haine dévastatrice.
Quand on remonte sur l’esplanade, il est difficile de sortir du silence de ce voyage spirituel.
À la date où nous étions à Tibhirine, c’était l’Avent. Dans la chapelle, aménagée dans le chai de l’ancienne exploitation viticole, la crèche était déjà dressée, et sept santons attendaient la venue du Sauveur.
Koningsakker, le cimetière naturel d’une communauté monastique
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Témoignages
Mère Pascale Fourmentin, ocso
Abbesse de Koningsoord, Arnhem (Pays-Bas)
La nature, entre ciel et terre.
Koningsakker, le cimetière naturel
d’une communauté monastique
« Koningsakker » est le nom du cimetière naturel ou écologique, lié à l’abbaye cistercienne Koningsoord aux Pays-Bas. À y bien regarder, le nom du cimetière et le nom de l’abbaye commence par un même nom : Koning, « Roi », en néerlandais. Ce n’est pas tellement le nom en lui-même qui importe, mais le fait que ce soit le même nom. Cela exprime le lien existant entre le cimetière et l’abbaye.

Mais qu’est-ce qu’un cimetière naturel ? Pourquoi une abbaye cistercienne s’est-elle lancée dans l’exploitation d’un tel cimetière ? Est-ce compatible avec la vie monastique ? Ce sont quelques questions légitimes venant spontanément à l’esprit quand on entend parler de ce type de projet. Cet article a pour objet de tenter d’apporter quelques éléments de réponse d’une part, en explicitant le concept de cimetière naturel, et d’autre part, en retraçant le développement du projet. Cette initiative inédite en Europe a entraîné beaucoup de réflexions communautaires sur les enjeux monastiques, culturels et ecclésiaux d’un tel projet.
1. La nature, dernière demeure sur terre
Peut-être l’avons-nous oublié, mais la nature est sans doute le lieu le plus naturel où l’homme a toujours été enterré. Bien sûr, le besoin de rites, de lieux, de symboles a très vite entraîné le développement de lieux spécifiques où l’homme, avec sa religion et sa culture, s’est exprimé d’une manière ou d’une autre. La situation actuelle des cimetières citadins « surpeuplés », à caractère religieux ou laïque, la fermeture de beaucoup d’églises paroissiales, la nécessité pour les proches des défunts de renouveler des concessions à durée déterminée, les déménagements des familles à l’étranger ou dans d’autres régions du pays, et bien sûr aussi l’augmentation du nombre des crémations ont mis en route des processus de réflexions sur la manière d’enterrer nos morts. L’apparition du cimetière naturel se situe dans la droite ligne de ces réflexions. Ils sont d’abord apparus en Angleterre et se sont très vite exportés aux Pays-Bas. Ce mouvement a pris une ampleur considérable ces dix dernières années.
Le principe de ce type de cimetière est assez simple, il s’agit d’enterrer un défunt dans la nature, de rendre le corps à la nature. Il n’y a pas de marque distinctive, pas de pierre, pas de croix, pas de clôture. Le principe est que la nature va prendre soin de la tombe. La nature qui est vivante va donc continuer à se développer. On voit déjà ici le lien étroit entre la vie et la mort, sur le plan naturel tout au moins. Pour pousser le lien entre vie et mort, ce concept de cimetière a aussi pour but de participer au développement et à la préservation de la nature. En effet, certains cimetières ont aussi pour objectif concret, et c’est le cas pour Koningsakker, de « créer » de la nature. Koningsakker a transformé dix-sept hectares de champs de maïs en réserve naturelle, en harmonie avec l’environnement. Cette réserve naturelle participe au développement de la faune et la flore dans notre région. Aux Pays-Bas, le souci écologique est très présent et la gestion du territoire est fermement axée sur la préservation de la nature.
Concrètement, une personne souhaitant être enterrée dans notre cimetière choisit une place. Cette place est répertoriée dans un système GPS. Il est donc toujours possible de retrouver la tombe, même au milieu d’un champ de bruyère. La personne achète le droit d’être enterrée à cet endroit. Ce droit est à durée indéterminée. Elle restera toujours là et il ne se passera plus rien avec sa tombe. Quand toutes les tombes seront vendues, il restera juste une réserve naturelle. Après l’enterrement, les proches peuvent choisir de placer un rondin de bois avec le nom de défunt gravé. Ce rondin, comme tout ce qui est enterré avec le défunt, est biodégradable.
Outre l’aspect écologique, l’aspect humain joue un grand rôle dans le projet. L’accompagnement des personnes est essentiel tout au long de la démarche. Outre une présence constante à l’accueil du cimetière, toute la démarche, depuis le choix de l’emplacement en passant par l’enterrement jusqu’aux visites des proches du défunt les années suivant l’enterrement, est soigneusement accompagnée par un personnel compétent et spécialisé. Ce personnel est là pour écouter, accompagner, conseiller. Le soin de la nature et le soin des personnes sont un souci constant dans ce type de projet.
2. La naissance d’un cimetière

Comment en sommes-nous arrivées à ce projet ? C’est le fruit d’un lent processus communautaire. Deux éléments indépendants se sont croisés pour nous mettre sur cette piste. Le premier est le souci d’assurer une zone de silence et de nature autour de notre abbaye. La communauté a déménagé il y a dix ans à cause de l’expansion de la ville où l’abbaye se trouvait précédemment. Nous ne souhaitions pas revivre ce même type de scénario, ce qui n’est pas si simple dans un pays avec une si forte densité d’habitants. Les champs de maïs attenants à notre abbaye étaient un risque pour notre solitude. Une opportunité d’acheter ce terrain s’est présentée et nous y avons perçu un appel. En même temps, notre économie monastique connaissait un déséquilibre structurel qui appelait une solution. Voilà les ingrédients de base du projet. À première vue, l’idée de développer un cimetière nous semblait saugrenue. Nous ne savions d’ailleurs pas trop bien de quoi nous parlions. Mais peu à peu, nous nous sommes informées, nous avons visité d’autres lieux où ce projet est réalisé, et nous avons échangé ensemble sur cette possibilité. Après les premières réactions de rejet face à l’idée d’habiter à côté d’un cimetière, d’autres arguments sont apparus : Laudato Si’, l’écologie, un nouveau rapport à la mort et aux manières d’enterrer, le partage de notre propriété, « avoir toujours la mort devant les yeux » comme le dit la règle de saint Benoît au chapitre 4e, le témoignage de notre foi en la vie et en la résurrection, et enfin pour les cisterciennes que nous sommes, un rapport contemporain à la terre et à sa gestion. Nous avons aussi dû réfléchir à notre identité catholique, au cœur d’une région protestante. Le cimetière n’est pas un cimetière catholique car, tout comme pour notre hôtellerie, nous avons voulu être ouvertes à tous. Nous affichons cependant clairement notre identité chrétienne et catholique. Les personnes qui souhaitent être enterrées chez nous doivent respecter cela, de la même manière que nos hôtes doivent respecter nos manières de faire à l’hôtellerie. Malgré le monde extrêmement sécularisé dans lequel nous vivons, les gens sont sensibles à notre témoignage à travers ce projet. C’est pour eux aussi, ainsi que pour leur famille, une manière de rentrer en contact avec l’abbaye.
Koningsakker a ouvert ses portes, si l’on peut dire, le 1er septembre 2019. Comme dans tout le pays, il y a un réel engouement pour cette forme neuve de cimetière et la démarche qui en découle. C’est pour nous une confirmation de nos choix. Cependant, il nous reste maintenant à accompagner ce projet de près, à écouter ce qui s’y passe, à adapter la formule selon les demandes et selon nos objectifs. La communauté a vécu une expérience constructive durant la mise en route de ce projet. Nous vivons cela comme un témoignage de notre foi en la résurrection au cœur d’une démarche écologique contemporaine. Nous travaillons en collaboration avec des gens du secteur. Le cimetière est géré par des laïcs, mais nous assurons une présence discrète sur les lieux. Nous prions tout particulièrement pour les défunts qui sont enterrés dans notre cimetière. Assez paradoxalement, le développement de ce projet, qui a été lourd à porter, a vivifié notre vie communautaire et nous a soudées autour d’un projet novateur, risqué, mais qui porte déjà ses fruits.
L’entreprise de cercueils de New Melleray
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Témoignages
Dom Jean-Pierre Longeat, OSB
Président de l’AIM
L’entreprise de cercueils de New Melleray
Que de charme[1] mais aussi que de travail dans le bel environnement du monastère de New Melleray, près de Dubuque dans l’état d’Iowa (USA), avec ses 1376 ha de bois et de terres agricoles ! Moins nombreux et plus âgés que par le passé, les moines continuent cependant de jouir de ce lieu tout en devant rechercher ce qui serait susceptible de générer pour eux des revenus suffisants sans crouler excessivement sous la masse du travail.
Le temps où l’abbaye de New Melleray comptait cent-cinquante moines vivant des revenus d’une ferme diversifiée, avec des vaches laitières et des cochons, est terminé depuis plus d’une génération. Au cours de ces dernières années, l’abbaye s’est appuyée sur les dons des hôtes, les retraites des moines les plus âgés ainsi que la vente de soja et de maïs biologiques, mais l’ensemble de ces revenus ne couvrait pas toujours le budget de fonctionnement annuel.

New Melleray n’est pas la seule abbaye qui doit faire face à de telles exigences économiques. Certes, la vie monastique bénédictine considère le travail comme partie intégrante de son charisme. Mais avec l’accent croissant mis sur la technologie et internet, sur diverses règles de sécurité et sur les impératifs du droit, la notion de travail a changé et les moines ont dû s’adapter.
La communauté de New Melleray a recherché une façon de gagner de l’argent qui soit compatible avec la vie monastique. Les moines ont voté l’arrêt de leur entreprise d’alimentation animale en partie parce qu’elle ne leur laissait plus assez de temps pour la vie contemplative. Il y avait un sentiment d’insatisfaction chez certains qui disaient : « Je ne suis pas entré au monastère pour travailler dans une usine ».
Les moines ont alors envisagé de créer une fabrique de meubles, mais un homme d’affaires ami les en a dissuadés. À peu près à la même époque, un agriculteur voisin qui avait découvert l’intérêt du commerce des cercueils, leur demandait de fabriquer ce type de produit dans les ateliers du monastère. L’affaire semblait intéressante et une collaboration s’instaura après que la communauté eut délibéré sur cette proposition. Cela semblait un travail tout indiqué pour des moines, puisque pour eux, selon saint Benoît, chaque heure doit être reçue comme la plus décisive, celle du passage au Père.
C’est un laïc qui gère la fabrique de cercueils pour les trappistes et supervise les travailleurs : les moines qui y collaborent commencent à 9 h 30, font une pause pour la prière et le repas à midi, puis retournent au travail deux heures plus tard ; ils posent enfin leurs marteaux et leurs scies à 16 h 30 avant de se rendre aux Vêpres.
Une personne laïque est aussi employée comme « conseillère des familles pour les cercueils trappistes ». Elle rencontre des gens de tout le pays au moment important des commandes : il y a là un contact très riche où l’on peut voir le Saint-Esprit à l’œuvre à travers les moines, les clients et les employés en écoutant la vie et les histoires de fin de vie au sein de ces familles.

Au monastère, tout est vécu au service du réconfort et de la consolation dont les familles ont besoin. Chaque cercueil est réalisé dans un esprit de prière contemplative. Chaque cercueil est béni après achat pour marquer le début du dernier voyage.
Toute personne qui a demandé un cercueil ou une urne trappiste est citée lors d’une messe commémorative à l’abbaye. Les noms des défunts sont inscrits dans un livre commémoratif et un arbre est planté dans la forêt monastique située à côté de New Melleray ; c’est un mémorial vivant pour le défunt. Une lettre est envoyée aux familles pour leur faire savoir comment elles peuvent soutenir le ministère des moines, ainsi qu’une carte à l’occasion du premier anniversaire du décès. Les moines de l’abbaye de New Melleray prient pour les défunts et leurs familles. Toutes sont invitées à participer à la messe commémorative, à visiter l’atelier, et à s’informer sur la vie et les activités de la communauté. Tous les clients sont invités à reprendre contact avec les moines chaque fois qu’ils le désirent.
Chaque cercueil est livré avec une croix qui est personnalisée par la gravure du nom et des dates du défunt. Ce souvenir familial est un moyen d’honorer chaque jour la mémoire d’un être cher.
Les cercueils en bois massif proviennent de la nature et retournent à la nature. C’est un geste de reconnaissance pour les dons que Dieu fait. L’atelier de New Melleray ne se contente pas de fournir un produit mais vit ce travail comme une participation à l’œuvre d’amour et de miséricorde du Christ.
[1] Cet article a été écrit à partir de plusieurs sources d’informations.
Les leçons de vie de Paul face à la maladie et à la mort
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Ouverture sur le monde
Pr Roger GIL, neurologue
Directeur d’un Espace de réflexion éthique (France)
Les leçons de vie de Paul
face à la maladie et à la mort
Le New England Journal of Medicine (NEJM) a vocation à publier des articles appartenant à ce qui peut être appelé le versant scientifique de la médecine, celui-là même qui a pour objet les innovations tant sur le plan diagnostique que préventif ou curatif. Mais il arrive de temps à autre que ce journal s’ouvre aux réalités humaines et éthiques de la médecine. L’exemple le plus fameux est sans doute l’article de Henry Beecher publié en 1966[1] qui provoqua une prise de conscience de la médecine occidentale en répertoriant un certain nombre de travaux scientifiques relatant des recherches faites sur l’être humain et qui n’avaient pas respecté la dignité de la personne humaine. En 2016, le NEJM lui a rendu un vibrant hommage[2] montrant ainsi que la réflexion éthique n’est pas un frein à la recherche mais la condition de son humanisation.
En août 2018 le NEJM a publié un article qui traite aussi du versant humain de la médecine en racontant une histoire clinique intitulée : « Leçons de vie de Paul face à la mort »[3].
Paul est un rabbin décédé trois ans après le diagnostic d’un cancer du côlon largement métastasé. Il avait 64 ans quand des douleurs abdominales aboutirent à la découverte d’un cancer du côlon de stade IV déjà disséminé. Il eut une colostomie (anus artificiel) puis les traitements les plus innovants s’enchaînèrent et il mourut 34 mois après le diagnostic. Et l’auteur de l’article, médecin et de surcroît son propre frère, de décrire les trois leçons que Paul avait données aux siens pendant ce supplément de vie que lui avait accordé la médecine.
Regarde en arrière pour apprendre à vivre tourné vers l’avenir
Paul en effet n’avait jamais fait de dépistage du cancer du côlon. Il n’avait pas exprimé de regret à ce sujet et il était plutôt en accord avec la philosophie de Kierkegaard selon laquelle la vie devait être tournée vers l’avenir mais devait être comprise à partir du passé. Aussi incita-t-il sa femme et ses enfants à faire ce dépistage. Il savait qu’il ne pouvait rien changer à ce qui lui arrivait mais il savait aussi qu’en racontant son histoire il pouvait permettre aux autres de ne pas subir le même destin que lui. Il aida les gens qui craignaient de faire le dépistage du cancer du côlon que l’inconfort du dépistage était fugace mais que la récompense était durable.
Fais ton travail
Paul, rabbin, appartenait au courant conservateur du judaïsme, branche médiane entre les réformateurs et les orthodoxes : il portait des idées d’ouverture et d’inclusion, de respect de la diversité et de la foi des autres. Malgré sa maladie, et alors même qu’il affrontait des chimiothérapies lourdes, il resta au service de sa communauté et assuma la présidence des cérémonies religieuses. Trois mois avant sa mort, il officia aux funérailles d’un membre de sa communauté. Il dit avant de mourir qu’il espérait que pour sa mort on puisse faire la même chose pour lui. Et c’est ce qui advint.
Aie un but
En raison de sa maladie, le mariage de sa fille avait été repoussé. Mais à quarante-huit heures des noces il fut hospitalisé pour un saignement intestinal. Il rassembla ses forces pour être présent quelques heures avant la cérémonie. Ses proches l’aidèrent à s’habiller et à rejoindre les siens en fauteuil roulant. Il s’adressa alors à sa famille et à ses amis et il leur dit que ce week-end appartenait aux jeunes époux. Et avec sa manière désarmante de faire, il utilisa les mots qu’il fallait pour mettre chacun à l’aise et injecta de l’humour dans une situation qui aurait pu être vécue comme douloureuse. Quand cette nuit-là, ses proches l’aidèrent à se mettre au lit, il est clair qu’il avait atteint son but. Et dans les dix jours qui suivirent, écrit son frère, il fut rappelé à Dieu.
Et l’auteur de dire que son frère avait fait le meilleur usage de ce temps de santé qui lui avait été accordé par la science médicale. Son frère, comme lui, était reconnaissant à l’égard des scientifiques, des médecins, des patients qui avaient pris le risque de faire des essais cliniques grâce auxquels il put bénéficier de nouveaux médicaments et avoir ce supplément de vie. Plus de deux ans de vie pour une maladie qui vingt ans auparavant l’aurait conduit en quelques mois à une mort douloureuse. Il utilisa ce temps pour enseigner comment vivre et ses proches ont utilisé ce temps pour apprendre à vivre.
Les progrès de la médecine ne peuvent puiser leur vrai sens qu’en permettant aux personnes frappées par la maladie de continuer à donner du sens à leur vie. Car c’est ainsi seulement qu’une médecine dite personnalisée, mais qui est une médecine de haute précision menacée de désincarnation, fera alliance avec une médecine de la personne. L’une des missions de la bioéthique est de promouvoir cette alliance.
[1] H. K. Beecher, « Ethics and Clinical Research », The New England Journal of Medicine 274, no 24 (16 juin 1966) : 1354‑60, https://doi.org/10.1056/NEJM196606162742405.
[2] David S. Jones, Christine Grady, et Susan E. Lederer, « “Ethics and Clinical Research” – The 50th Anniversary of Beecher’s Bombshell », New England Journal of Medicine 374, no 24 (16 juin 2016) : 2393-98, https://doi.org/10.1056/NEJMms1603756.
[3] Jeffrey M. Drazen, « Life Lessons from Paul in the Face of Death », The New England Journal of Medicine 379, no 9 (30 août 2018) : 808‑9, https://doi.org/10.1056/NEJMp1808695.
Liturgie des morts : traditions du Vietnam et rites monastiques
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Liturgie
Sœur Marie-Pierre Như Ý, osb
Prieuré de Lôc-Nam (Vietnam)
Liturgie des morts :
Traditions du Vietnam et rites monastiques
Des funérailles traditionnelles aux funérailles chrétiennes : les leçons de l’histoire
La correspondance entre les rites funéraires traditionnels au Vietnam et la tradition de l’Église a une très longue histoire. Elle n’est pas seulement le travail de quelques experts ou le fruit de recherches érudites, mais il s’agit bien de l’affaire de tout le peuple de Dieu en qui se reflète l’authentique sens de la foi au sein duquel elle peut mûrir. Pour mesurer cela, il faut parcourir les débats historiques en Chine et au Vietnam qui ont abouti à la décision de reprendre le culte des ancêtres.
En Chine et au Vietnam : approche historique
À l’époque de la « Querelle des Rites » au 16e siècle, époque de vives controverses entre les missionnaires de différents Ordres religieux, la question du culte des ancêtres en lien avec le rite des funérailles devient épineuse[1]. Qu’y a-t-il « de vrai et de saint » dans le culte des ancêtres aux yeux de l’Église Catholique ?
Devant cette question, le pape Clément XI, par Décret du 20 novembre 1704, mit fin à la Querelles des Rites en interdisant aux chrétiens de faire des oblations en l’honneur des ancêtres dans les temples et les maisons particulières, et de garder leurs tablettes funéraires. Dans la Constitution Ex Illa du 19 mars 1715, il renouvela ces interdictions et ordonna à tous les missionnaires de prêter serment aux autorités apostoliques de leur Mission. Le pape Clément XII, dans sa Bulle Ex Quo Singulari du 11 juillet 1742, maintint les décisions de son prédécesseur.
Pour rétablir l’unité de vue et d’action de l’apostolat entre les missionnaires dans les missions de Chine et de ses voisins, le Légat, Mgr Messabarba, par le Mandement de Macao du 4 novembre 1712, autorisa les chrétiens chinois et vietnamiens à faire des offrandes et des gestes devant les tablettes des ancêtres défunts ; le décret stipule que ces offrandes et ces gestes peuvent aussi être faits dans la maison de culte, devant le cercueil ou le tombeau du défunt parce qu’ils expriment le respect et la piété[2]. Mais ce mandement ne calma pas les controverses à l’intérieur de la communauté chrétienne. En revanche, Mgr Saraceni, Vicaire apostolique du Chan-si et du Chen-si, interdisait l’usage des permissions relatives aux tablettes dans son vicariat. Mgr de la Purification, évêque de Pékin, le permit.

Ensuite, sous les papes Clément XII (1730-1740) et Benoît XIV (1740-1758), la question du culte des ancêtres en lien avec le rite funéraire ne sembla pas être définitivement réglée.
À ce moment, pour éviter toute équivoque, les Vietnamiens catholiques renoncèrent généralement à l’installation de l’autel des ancêtres et de leurs tablettes dans leurs maisons. Mais ils demeurèrent fidèles au pieux souvenir de leurs morts, en prenant l’habitude de se réunir et de faire célébrer des messes pour le repos de leur âme.
Vers la fin du 17e siècle[3], les missionnaires de la Compagnie de Jésus soutinrent que le culte des ancêtres n’était qu’un hommage purement civil, un témoignage de piété filiale et de reconnaissance envers les ancêtres et les parents disparus. Cette prise de position fut partagée par les lettrés chinois[4].
Deux siècles plus tard, la Congrégation Propaganda fide, dans son Institution Plane compertum du 8 décembre 1939, approuvée par le Pape Pie XII, considéra que :
« Il est licite et convenable pour les catholiques de faire les inclinations de tête et autres manifestations de respect civil devant les morts, ou devant leurs images et devant les Tablettes qui portent leur nom »[5].
Grâce à la congrégation Propaganda fide, le culte des ancêtres en lien avec le rite funéraire est aujourd’hui permis : il consiste en des actes exclusivement de vénération à l’égard des ancêtres et de parents morts. Et ce rite doit être en conséquence purifié de toute superstition.
Le culte des ancêtres est permis, c’est entendu, mais comment le pratiquer sans aucune superstition ?
Le débat sur le culte des ancêtres. L’opposition au culte des ancêtres
À son arrivée au Vietnam, en 1628, Mgr Alexandre de Rhodes perçut d’emblée que certaines pratiques funéraires étaient superstitieuses et ridicules, par exemple, la mise au feu des papiers votifs. Ainsi, il n ’hésita pas à la condamner. Il condamna aussi le festin, le Cung Giô, que les vietnamiens célèbrent à la mémoire de leurs parents défunts.
En observant ce que les Vietnamiens faisaient et croyaient, Mgr Alexandre de Rhodes conclut que la cérémonie de Cung Giô reposait sur trois erreurs : la première consiste en la croyance que les âmes du défunt reviennent dans la maison de leurs enfants quand il leur plaît ou lorsque les enfants les appellent ; la deuxième est la certitude que les morts se repaissent des offrandes préparées sur l’autel des ancêtres ; la troisième, la plus absurde, consiste en la croyance que la vie et la prospérité matérielle dépendent des parents défunts et qu’ils peuvent donc les leur enlever si les enfants manquent au devoir d’accomplir le Cung Giô, en raison de leur ingratitude envers eux[6].
Mais selon la tradition sino-vietnamienne, la vertu fondamentale sur laquelle repose le culte des ancêtres est la piété filiale ou « Hiêu ». Par contre, « Bât Hiêu », ou le manque de piété filiale est considéré comme un crime. Le père Lou Tseng Tsiang[7] a défini avec beaucoup de perspicacité la Hiêu en ce terme :
« La piété filiale est le fondement de toute perfection morale, la source de toute fécondité et il n’est aucun de nos actes humains qui échappe à ses lois. Tous les hommes sont tenus, en toutes choses, de s’en inspirer, de la pratiquer »[8].
La remise en valeur du culte des ancêtres
Le culte des ancêtres a-t-il un caractère religieux ? S’il a un caractère religieux, pourquoi est-il inacceptable aux yeux des missionnaires ?
Tout en reconnaissant la survie des morts au milieu des vivants et le bien fondé des rites accomplis en leur honneur, Tran Van Chuong écrit :
« Le culte des ancêtres a pour but de rappeler aux vivants le souvenir des morts ; il naît de la morale qui ordonne la fidélité au souvenir »[9].
Hô Dac Diêm exprime le même avis :
« Ce culte puise sa source dans la piété filiale. Un fils pieux doit toujours avoir présent à sa mémoire le souvenir impérissable de ses parents »[10].
Ensuite, le Père Cadière fait la remarque suivante :
« Il faut faire des distinctions ; tous les actes rituels concernant le culte des ancêtres ne portent pas eux-mêmes un caractère religieux, mais ce n’est que l’exception. Pour l’immense majorité des Vietnamiens, les ancêtres après leur mort continuent à faire partie de la famille »[11].
Enfin, les longues discussions des missionnaires aboutissent à la conclusion[12] :
« Les offrandes aux morts dans les rites funéraires doivent être faites dans la plénitude d’un amour et d’un respect solide et parfait ».
« Aimer et honorer leurs parents après leur mort comme de leur vivant. »
En 1675, l’Instruction du séminaire des Missions Étrangères, dans la seconde directive indique :
« Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale… N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi qui ne repousse ni ne blesse les rites, ni les usages d’aucun peuple »[13].
Ainsi, nous l’avons perçu, l’Église demande de prendre le temps, d’avoir de la prudence et un bon discernement.
Il faudra attendre cependant le concile Vatican II pour que la question du culte des ancêtres soit pleinement résolue.
Proposition d’adaptation du rituel des funérailles monastiques à la culture vietnamienne

Pour la plus grande majorité des Vietnamiens, les ancêtres continuent donc de faire partie de la famille. Pour beaucoup, le culte des ancêtres est, en un sens, une religion d’adoration des ancêtres. Par exemple, le jour de la commémoration des ancêtres, les tombes sont décorées et tous les membres de la famille doivent se rassembler dans la maison ancestrale pour montrer leur gratitude et renforcer le lien familial par le partage d’un repas. À minuit, la veille du Nouvel An, on assiste à la cérémonie la plus solennelle du culte des ancêtres, etc.
C’est pourquoi, même les chrétiens du Vietnam d’aujourd’hui n’ont pas fortement le désir d’être « différents » aux yeux de leurs concitoyens. Pourquoi ? Autrefois les chrétiens étaient regardés par leurs compatriotes non-chrétiens comme des gens qui se coupent de leurs racines, c’est-à-dire soupçonnés d’abandonner le devoir de rendre un culte aux ancêtres, après le rite des funérailles, et cette condamnation dure encore aujourd’hui, bien que l’Église du Vietnam ait tâché d’aménager les rites funéraires dans la tradition.
Comment adapter le rituel monastique à la culture du Vietnam ? Quelle latitude a-t-on pour harmoniser le rite des funérailles aux coutumes du Vietnam, en particulier dans la vie contemplative bénédictine du Vietnam ?
Il nous semble qu’avant d’adapter, il faut faire comprendre que :
– le rituel des funérailles de l’Église en particulier dans la vie monastique ne se contente pas de mettre en scène une symbolique funéraire, il exerce aussi une fonction de culte, c’est-à-dire de célébration du dessein salvifique de Dieu et il proclame sa foi dans le kérygme : Christ était mort, il est maintenant ressuscité et, avec lui, tous ceux qui croient en son nom.
– L’accent est placé sur le défunt qui participe une dernière fois à l’assemblée liturgique et pour qui l’on prie, comme aussi pour les vivants qui ont besoin de la consolation de l’espérance.
– Le corps est partie intégrante de la personne. Privé de vie, il n’est pas mis au rang de simple objet. Il est le corps de telle personne, un corps qui a manifesté l’amour, la tendresse, l’amitié, qui a été marqué par la maladie, par toute l’histoire de la personne. Un corps dont les blessures sont appelées à la transfiguration dans la Résurrection. Le corps du défunt baptisé est devenu temple de l’Esprit, touché par les actes sacramentels de l’Église, nourri de l’Eucharistie. La façon dont il est honoré lors des funérailles dit l’immense dignité et sa vocation à l’éternité[14].
Ensuite, le rituel est expression d’une théologie. D’abord, cette théologie exprime le lien qui existe entre la Pâque du Christ et celle du défunt. Cette participation au mystère pascal du Christ est rattachée de façon significative au baptême par lequel nous sommes incorporés au Christ. Le caractère pascal de la mort est aussi marqué par le fait qu’elle est un véritable « transitus » vers la vie éternelle qui est une communion des saints pour l’âme déjà purifiée et qui attend « in corpore » (dans son corps) la résurrection des morts.
De plus, la théologie contenue dans le rituel rappelle que l’Église ne cesse de croire que la communion de tous les membres du Christ « obtient pour les uns un secours spirituel en offrant aux autres la consolation de l’espérance ».
Enfin, le rituel souligne l’importance d’honorer les corps des défunts puisqu’ils ont été les temples du Saint-Esprit.
Ainsi, la proposition que nous pouvons faire, c’est qu’il nous faut éviter le danger de maintenir dans les expressions de la piété populaire envers les défunts des éléments ou des aspects inacceptables du culte païen des ancêtres, comme l’invocation des morts au moyen de pratiques divinatoires. De plus, étant chrétiens, nous devons nous familiariser avec la pensée de la mort et accepter cette réalité dans la paix et la sérénité[15] car le Christ est mort et ressuscité.
Mais cette proposition d’adaptation comporte certainement une difficulté face à des traditions ancrées depuis longtemps au Vietnam.

[1] Les actes extérieurs, par exemple les inclinations, les prosternations, les offrandes sont pratiqués indifféremment dans le culte des ancêtres et aux cérémonies des obsèques. Mais ont-ils le même sens ?
[2] Voir la thèse de DUONG QUYNH, Antoin, « Un aperçu historique de la controverse en Chine » dans l’adaptation des rites funérailles chrétiens en vue de l’inculturation au Vietnam, ISL, Paris, 2001, pp. 96-106.
[3] Voir WIEGER, Histoire des Croyances religieuses en Chine, 1ère leçon – CADIERE, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, pp. 266-273 – HOUANG, Âme chinoise et Christianisme, Ch. 1 – TRAN VAN HIEN MINH, La conception confucéenne de l’homme, Saïgon, 1962, p. 57.
[4] L’étude de la philosophie de la Chine et de ces anciens livres dont sont inspirés les rites, conduit à comprendre que le sacrifice offert aux ancêtres ne constitue qu’un hommage de reconnaissance et de profond respect qui exclut toute implication religieuse.
[5] Cf. Sacrée Congrégation de la Propagation de la foi, « Instructio circa quasdam caerenonias et juramentum super Ritibus Sinensibus », in AAS, 32, 1940, pp. 24-26, traduction française in DC, 41, 1940, col. 183-185.
[6] Cf. Alexandrande de RHODES, Histoire du royaume du Tonkin, Paris,1999, pp. 70-77.
[7] Dom Pierre Célestin Lou Tseng Tsiang était le quatre-vingt unième abbé titulaire de Saint-Pierre-le-Grand, abbaye de saint-André-les-Bruges.
[8] Dom P.C.LOU TSENG TSIANG, La rencontre des humanités et la découverte de l’Évangile, p. 51.
[9] TRAN VAN CHUONG, Essai sur l’esprit du Droit sino-vietnamien, p. 17.
[10] HÔ DAC DIÊM, La puissance paternelle dans le droit vietnamien, Paris, 1928, p. 30.
[11] P. CADIERE, Ibid., p. 41.
[12] Cité dans les recueils des pièces présentées par les pères Jésuites à la Sainte Congrégation pour répondre aux « questions de la Chine et son voisin » (archives des Missions Étrangères).
[13] G. GOYAU, Les prêtres des Missions Étrangères, Éditions Ouvrières, Paris, 1956, p. 24.
[14] Pierre JOUNEL, La célébration des Sacrements, Desclée, Paris 1983, p. 905.
[15] Devant la mort, les Vietnamiens ont l’habitude de pleurer à haute voix, et le rite funéraire est parfois ambigu entre la présence et l’absence de la personne défunte.
Renoncer au sommeil de la mort
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Méditation
Frère Irénée Jonnart, abbaye de Chevetogne (Belgique)
Renoncer au sommeil de la mort
« L’avènement du Fils de l’homme ressemblera à ce qui s’est passé à l’époque de Noé » (Mt 24, 37) : identifier la bonne nouvelle du salut à la violence d’un déluge engloutissant tous les êtres vivants semble inacceptable. À moins de discerner derrière ce tableau apocalyptique l’avènement d’un monde nouveau, régénéré et riche en promesses – à commencer par celle du Seigneur de ne plus jamais recommencer une telle destruction (Genèse 8, 21) !
Et de fait, le contexte évangélique invite plutôt à comprendre la référence à Noé comme un appel à la vigilance et à l’attente confiante d’un heureux événement à accueillir dès maintenant. Mais pour cela, il convient de se réveiller. C’est que le monde dort ! Non pas en apparence car, hier comme aujourd’hui, « on mangeait, on buvait, on se mariait… ». Mais il y a une différence entre une existence biologique, certes indispensable – se nourrir et procréer – et une vie en plénitude, consistant à se mettre au diapason d’un élan venu d’au-delà de soi et qui agit sur l’homme de façon irrésistible – ainsi pour le mouvement de l’amour.
C’est cette vie en plénitude que rejoint Noé en pénétrant dans l’arche, symbole de l’intériorité humaine la plus profonde. Dans ce sanctuaire se trouve la source de la lumière et de la vie, le commutateur sur lequel il convient de se brancher. C’est là aussi que réside le Fils de l’homme. Ainsi convient-il d’accueillir la Vie qui sommeille en chacun et de se mettre à son tempo. Démarche qui demande une purification : telle est la signification du déluge ! Un bain qui régénère l’homme plongé au cœur des eaux primordiales – celles des premiers jours du monde comme celles du milieu fœtal. Un baptême qui ravive et la mémoire profonde des origines de la vie en soi et son déploiement.
Mais qu’en est-il des autres hommes, de ceux qui se trouvent hors de l’arche salvatrice ? « Deux hommes seront aux champs : l’un est pris, l’autre laissé » : ici, comme à chaque fois que deux types de personnes opposées sont mises en scène dans les Évangiles, il convient de réaliser que ces deux ne font qu’un, qu’ils sont les deux faces d’un même homme – à savoir nous-mêmes !
Aussi, il s’agit de purifier le vieil homme résidant en chacun afin de faire de la place, de laisser advenir un homme nouveau, un être éveillé à la Vie, apte à devenir un « veilleur ». Une personne vigilante, se tenant non pas en état d’alerte permanent – veiller n’est pas surveiller – mais plutôt luttant contre sa propre inertie et ses idées toutes faites sur ce qui devrait arriver car « c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra ». Ne pas se reposer dans ses schémas de pensées préétablies mais accueillir ce qui vient à soi. Et singulièrement les autres hommes, car veiller consiste aussi à prendre son tour de garde pour les autres.
Tel est l’autre enseignement de Noé : il a la conscience d’une certaine responsabilité dans l’avènement d’une nouvelle création. À sa suite, tout homme est invité à expérimenter le fait que la purification du monde et le déploiement de la Vie en plénitude passe par sa propre intériorité et se réalise par son état de veille.
Anglicans et bénédictins
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Une page d’histoire
Père Nicolas Stebbing, osb anglican
Communauté de la Résurrection (Zimbabwe)
Anglicans et bénédictins
Tous ceux qui connaissent l’histoire de l’Angleterre savent qu’Henri VIII fut célèbre pour ses épouses, pour sa rupture avec Rome et pour sa décision d’éradiquer la vie monastique. Tous les protestants et réformés ont écarté la vie monastique pour diverses raisons théologiques ou morales mais sa disparition du fait d’Henry VIII n’a de cause ni théologique ni morale.
Il s’était rendu compte que les monastères et les ordres religieux constituaient la principale opposition à sa rupture avec le Pape. Il avait également besoin de l’argent que pourrait lui rapporter la vente des propriétés monastiques et pensa qu’il pourrait obtenir le soutien des nobles laïcs en leur vendant ces domaines[1]. Il utilisa, pour ce faire, les services de Thomas Cromwell et en quelques années, entre 1532 et 1540, une vie monastique florissante fut détruite.
Trois siècles se sont écoulés avant que la vie religieuse ne réapparaisse dans l’Église d’Angleterre. Même aujourd’hui il doit y avoir de nombreux anglicans qui ignorent qu’il existe une vie religieuse anglicane.
Cependant, au 19e siècle, il y eut une réapparition de l’esprit catholique dans l’Église anglicane, plus communément appelée « Mouvement d’Oxford », ce qui devint plus tard le « Mouvement anglo-catholique ». Les anglicans ont redécouvert une vie sacramentelle dans sa totalité, une théologie renouvelée et solide de l’Église et une tradition de prière qui avait traversé les âges. Cela leur a également donné envie de faire renaître la vie religieuse. Ils désiraient retrouver une tradition de prière donnant un accès plus grand, plus généreux et plus attirant à Dieu. Et ils voulaient des femmes et des hommes capables de travailler dans les quartiers pauvres des villes.
Les premières communautés anglicanes – elles sont nées dans les années 1840 – furent composées de sœurs. Ces religieuses eurent besoin de prouver à l’Église qu’elles n’étaient ni des parasites ni des romantiques oisives. Elles se sont donc impliquées dans le travail paroissial, l’enseignement, les soins infirmiers et les œuvres sociales. En même temps, elles tinrent à avoir un style de vie monastique, à porter les habits traditionnels des religieuses, à dire l’office complet et à s’engager dans une vie de prière. Elles imitaient ainsi largement leurs sœurs catholiques romaines. À la fin du 19e siècle, il y avait des milliers de sœurs anglicanes.
Du côté des hommes, la vie religieuse a repris avec la fondation de la Fraternité Saint-Jean-l’Évangéliste en 1865. En 1890, la Communauté-de-la-Résurrection et la Fraternité-de-la-Mission-Sacrée ont vu le jour. Ces communautés d’hommes étaient essentiellement formées de prêtres ; elles assurèrent beaucoup de missions et de retraites et entreprirent un travail missionnaire en Afrique du Sud et en Inde. Au 20e siècle plusieurs petites communautés franciscaines ont fusionné pour former la Fraternité-Saint-François.
Au 20e siècle également, après quelques tentatives infructueuses, a été fondée la première communauté bénédictine : Nashdom Abbey[2]. Comme pour les ordres catholiques romains, les années qui ont suivi Vatican II (à partir de 1962) ont vu une baisse constante du nombre de moines, les religieux ayant du mal à adapter leur vie à un monde en mutation. De nombreuses communautés ont disparu. Il est difficile de prédire ce que sera l’avenir dans ce domaine, notamment en Occident.
Lorsque le mouvement œcuménique a abattu les barrières entre anglicans et catholiques, des religieux catholiques ont commencé à se rendre dans les communautés anglicanes et à leur dire : « Vous êtes tous des moines bénédictins » (sauf bien sûr les franciscains anglicans). « Non, nous n’en sommes pas ! » avons-nous dit. « Si, vous l’êtes. » Et ils avaient raison… On dirait que la vie bénédictine est naturelle pour l’Église anglicane et que la vie religieuse y prend naturellement cette forme. À quoi cela est-il dû ?
Tout d’abord, lorsque l’archevêque Cranmer a réduit l’Office romain à la version anglicane de la Prière du matin et du soir et l’a rendue obligatoire pour tous les prêtres, il a créé une forme de dévotion anglicane basée sur les mêmes lectures, psaumes et prières, que celles de la tradition monastique. Bien que simplifiées, la structure et la régularité de l’Office quotidien étaient les mêmes.
Ensuite, mais uniquement en Angleterre, il y a le fait que la plupart des cathédrales de l’époque médiévale étaient des monastères bénédictins. Aussi, lorsque la vie monastique disparut, les chapitres des cathédrales fonctionnèrent pratiquement comme un chapitre de monastère. Il y avait des chorales qui chantaient l’Office quotidien ; la vie du culte y a continué et a été bien suivie par les laïcs. La louange liturgique de Dieu est devenue l’une des caractéristiques les plus glorieuses de l’Église d’Angleterre.
En troisième lieu, les deux Universités de Cambridge et d’Oxford étaient en grande partie des fondations religieuses. Après que les moines en ont été bannis, le personnel et les professeurs restés sur place, étaient, pour la plupart, des clercs célibataires. Vivant en communauté avec les élèves, mangeant ensemble, priant ensemble durant le culte obligatoire à la chapelle, ils poursuivaient ainsi l’apprentissage de la sobre vie bénédictine. Il ne faut cependant pas trop idéaliser la situation car il y eut beaucoup d’abus, beaucoup de laxisme et beaucoup d’échecs. Pourtant, le principe était resté et lorsqu’au 19e siècle les fondateurs de la vie religieuse anglicane ont cherché un modèle, ils ont naturellement reproduit la vie de leurs collèges. Une vie commune, une prière commune et une formation solide peuvent être considérés comme la base du monachisme bénédictin.
Tout s’est déroulé si naturellement que cela a été en grande partie passé sous silence. Mais lorsque la vie bénédictine catholique romaine a commencé à se renouveler au 20e siècle, et que les deux Églises se sont rapprochées avec l’œcuménisme, nous avons alors compris pourquoi Benoît était si présent dans la Communion anglicane : il y était toujours resté !
Quelle sont les différences ?
Notre propre monastère – la Communauté de la Résurrection – et notre Maison-mère de Mirfield, dans le Yorkshire, se sont jumelées, après Vatican II, avec l’abbaye bénédictine Saint-Matthias à Trèves. Notre amitié n’a cessé de croître et est devenue extrêmement importante des deux côtés.
Nous nous rendons mutuellement visite et apprenons les uns des autres. Les moines de Trèves développent un nouveau style de vie monastique, fidèle à l’enseignement de Benoît et pourtant très engagé dans la vie de la ville.
Ils nous ont montré que la vie bénédictine n’avait pas obligatoirement un style unique. Il y a place pour plusieurs charismes différents, chacun vivant dans un dialogue fidèle avec la Règle originelle. Reconnaissons honnêtement qu’il n’a pas été facile pour plusieurs membres de notre communauté d’accepter l’identité bénédictine et d’être totalement intégrés à la famille bénédictine. Beaucoup n’en éprouvaient pas le besoin. Plusieurs craignaient de subir des changements inacceptables, pour eux ou pour leurs ministères.
Il a fallu environ vingt ans pour que les craintes disparaissent et en 2018 nous avons demandé – et obtenu – l’appartenance à la congrégation de l’Annonciation.
Nous étudions encore ce que cela entraînera dans notre vie communautaire, mais certaines choses sont devenues claires :
– Nous faisons partie d’une grande famille et sommes en dialogue avec une grande tradition. Au lieu du petit monde de la vie religieuse anglicane et de sa courte histoire de moins de 200 ans, nous pouvons maintenant nous appuyer sur les énormes ressources de quinze siècles de vie bénédictine.
– Un domaine clef concerne la formation : à la fois formation initiale des novices et formation continue de la communauté. Dans le passé, les nouveaux membres étaient surtout des prêtres ordonnés qui avaient été formés dans les séminaires d’une manière quasi monastique. Ceux qui arrivaient en tant que laïcs avaient généralement une bonne formation dans la vie de dévotion anglo-catholique. Il suffisait alors de les former à la vie communautaire et à nos traditions. Si tel était autrefois le cas (mais certains en doutent), ce n’est plus le cas aujourd’hui. Une grande partie de la tradition anglicane est morte. Des gens viennent à nous qui n’ont que peu de formation au point de vue prière et vie sacramentelle. Il nous faut donc donner des bases solides et faire découvrir une bonne orientation monastique. Les faiblesses de notre vie monastique sont très claires pour certains d’entre nous et nous devons faire face au manque de formation continue. C’est un problème que nous partageons avec plusieurs autres communautés bénédictines.
– Nous avons découvert que la règle de Benoît ne nous faisait pas sortir du monde réel de la vie chrétienne pour aller vers un monde monastique « exotique » (comme certains le craignent), bien au contraire.
Cela nous a aidés à découvrir que la véritable base de notre vie est que chacun vit au jour le jour avec les frères et sœurs que Dieu lui a donnés, et qu’accepter ce processus permet vraiment de faire grandir le peuple de Dieu selon Sa volonté. C’est vivre le Sermon sur la montagne que tous les chrétiens essaient de mettre en pratique.
En même temps, cela nous a aidés à recadrer les différents ministères que nous exerçons dans un contexte qui leur permet de mieux s’intégrer à la vie monastique. Nous continuons à enseigner la théologie, à prêcher dans les églises, à nous entretenir avec les retraitants, à visiter l’Europe dans le cadre de divers types d’échanges œcuméniques, à travailler avec les Églises du Zimbabwe, d’Afrique du Sud et même des États-Unis. C’est beaucoup pour une petite communauté vieillissante, mais cela paraît fonctionner et il semble également qu’il y ait maintenant des jeunes qui souhaitent se joindre à nous. C’est la meilleure preuve qu’il se passe quelque chose de bien !
Œcuménisme
Avons-nous, en tant qu’anglicans, quelque chose à offrir au grand monde bénédictin ? Peut-être en premier lieu, le fait que nous soyons anglicans !
Saint Benoît a écrit sa Règle avant que ne se produisent les grands schismes dans l’Église ; la vie bénédictine a prospéré en Europe et en Angleterre pendant près de mille ans avant que la Réforme ne déchire les chrétiens de façon si tragique.
Nous tous qui suivons la règle de saint Benoît sommes unis par bien plus d’aspects que ceux qui nous séparent. Si nous pouvons réparer certaines des déchirures qui nous divisent encore, ce sera un vrai cadeau que nous pourrons offrir à l’Église universelle.
Ut omnes unum sint - « Que tous soient un » : c’est dans ce but que nous devons œuvrer et pas simplement par la prière, mais en vivant ensemble la Règle, nous rendons notre prière plus réelle.
Priez pour nous, frères et sœurs en saint Benoît !
[1] Un parallèle intéressant peut être trouvé au Zimbabwe dans les années 2000. Robert Mugabe avait besoin de briser le pouvoir de l’opposition : il acheta pour ce faire le soutien de ses partisans. Il envoya ses « anciens combattants » et autres fidèles « acquérir » – sans compensation – des terres d’agriculteurs blancs. Les fermes, qui étaient censées devoir être données aux plus pauvres, le furent le plus souvent à ses propres partisans, ce qui eut des conséquences désastreuses pour le pays. On peut trouver des histoires similaires en Europe de l’Est sous le communisme ou dans l’empire romain sous Pompée et César !
[2] Les frères ont quitté Nashdom dans les années 80 pour s’installer à Elmore. En 2010, les quatre derniers moines sont partis d’Elmore pour s’installer à Sarum College, un centre anglican d’études. [Note de l’Éditeur]
La prière des mains
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Travail et vie monastique
Frère Bernard Guékam, osb
Abbaye de Keur Moussa (Sénégal)
La prière des mains
Le travail monastique, à Keur Moussa, fut dès les débuts de la fondation orienté vers la vulgarisation des techniques agricoles et pastorales, l’alphabétisation, les soins de santé élémentaires, la prévention des maladies endémiques et l’éducation en santé maternelle et infantile dispensés aux populations dans un rayon de trente kilomètres. Ces activités ont été perçues par ces dernières comme le déploiement sous leurs yeux d’une identité humaine et religieuse. À ce propos, un hôte de passage faisait la remarque suivante : « Vous priez tout autant que vous travaillez », comme pour traduire qu’il n’y a pas de différence entre le moine au chœur et le moine aux ateliers, au verger ou au poulailler. L’inverse semble tout aussi vrai. On ne peut trouver une formule plus adaptée pour abolir la tension si souvent vécue entre ora et labora. La question est alors relancée sur ce qui constitue le trait spécifique de notre identité monastique dans notre environnement sénégalais.
Le secteur d’activité de la porcherie me semble être une image qui traduit, bien qu’imparfaitement, un aspect de notre vécu quotidien à Keur Moussa, non pas seulement pour l’activité qui y est menée en tant que telle, mais surtout par la manière dont elle détermine, oriente des vies et crée un espace de dialogue. Le porc comme on le sait est un animal identitaire qui condense en lui la frontière des trois grandes religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Or, notre pays étant précisément une terre où l’islam est fortement enraciné, la vue d’un de ces porcidés dans les décharges ou les ruelles de quartiers fait saisir en un clin d’œil le caractère multiconfessionnel et multiculturel du cadre sociétal ambiant.
Au monastère, le secteur de la porcherie est tenu par le noviciat. Elle constitue souvent la première épreuve du jeune nouvellement entré en vie monastique. De fait, l’élevage porcin, tout comme celui des chèvres et des vaches, ne connaît pas de dimanche ni de jours fériés et nécessite par conséquent une présence régulière, surtout matinale. Pour un jeune immergé dans la vie monastique, le travail de la porcherie, du fait qu’il nécessite assez de force, s’avère décisif pour la capacité du jeune à durer, du moins au début, dans son initiation à la vie monastique. Par conséquent, ce secteur, nous semble-t-il, est un indice révélateur sur le « risque » d’engager aujourd’hui sa vie dans la voie singulière de la vie monastique.
Un art spirituel
Au sujet du travail manuel, saint Benoît déclare justement ceci dans sa Règle : « C’est alors qu’ils seront véritablement moines, s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres » (RB 48, 8). C’est évident qu’il perçoit ici dans le travail manuel quotidien une structure à partir de laquelle le devenir du moine prend effectivement forme. Cela ne va pas sans susciter d’étonnements car ailleurs dans sa Règle, quand il traite de l’Office divin, saint Benoît affirme simplement qu’ils seront des moines paresseux, indolents, inertes dans le service qu’ils ont voué (nimis iners devotionis suae servitium, RB 18, 24) ceux qui ne récitent pas le psautier en une semaine. Il suggère ici l’idée d’une qualité d’être ; tandis que dans le propos relatif au travail manuel il met en jeu le processus même du devenir moine. Dans le chapitre qui traite du travail manuel, saint Benoît insère en même temps les moments de la pratique de la lectio divina durant la journée pour bien mettre en évidence l’ambiance orante du labora. Cela signifie que la pratique de toute activité manuelle au monastère, en plus de « conserver un bienfaisant équilibre d’esprit et de corps, d’exercer et de développer les diverses facultés que Dieu [nous] a données » (cf. Déclarations de la congrégation de Solesmes, n° 63), est une exposition au regard de Dieu et à son salut. Si la lectio divina est ainsi considérée chez saint Benoît comme un type de travail, il s’ensuit la nécessité de redéfinir ou de requalifier les termes ora et labora. Le travail manuel, en tant que prière, est pour la prière la noix rouge du palmier à huile à piler, à triturer et à mettre au pressoir. En retour, la prière en tant que prière des mains est pour le travail l’enclume au moyen de laquelle le fer chauffé prend forme. Celui-ci est modelé à la représentation que se fait le forgeron. C’est pourquoi au monastère le travail manuel est exécuté ordinairement en silence sauf quand la parole devient une nécessité. Ainsi, le travail manuel n’est plus simplement une activité qu’il faut s’empresser de finir pour vaquer à la prière. Il est préparation et prolongement de la prière, à la fois.
Le travail manuel en contexte monastique est une voie cosmique d’accès à soi, de croissance en soi de l’être moine. On peut dire, pour paraphraser Michel Foucault – dans un autre contexte, que le travail manuel se révèle comme un exercice parfait du souci de soi, non pas égoïste mais en tant qu’actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure. En réalité, la prise en charge de soi est nécessaire, car elle évite toute dépendance (économique) qui nuirait à l’idéal d’unité (monos). On peut rapprocher cette idée du souci de soi au moyen du travail manuel avec la devise de notre monastère (Le désert fleurira). Il y a ici l’idée d’une mise à l’épreuve des déserts de nos affectivités, de notre besoin de reconnaissance par l’actualisation de la miséricorde, de la paix et de la compassion : c’est le moyen de faire grandir, de protéger et de préserver.
L’hôte musulman, présent le plus souvent à notre table sans s’être annoncé, peut ressentir plus ou moins l’exigence et la délicatesse que nous lui devons afin qu’il se sente bien au monastère, en lui confectionnant un autre plat qui lui procurera autant de goût que de paix au cas où le fameux animal est au menu du jour. Le dialogue interreligieux s’invite alors à notre table et traverse nos assiettes. Le désert commence à fleurir pour nous dès cet instant-là, quand nous ne cherchons pas à réduire cet hôte à nous.
Pour revenir encore à notre porcherie, il y a un intérêt à noter qu’il nous arrive souvent de solliciter les services d’un voisin musulman pour le transport des aliments vers une localité voisine du monastère. Ce service, on le devine, n’est pas gratuit, mais c’est toujours de gaîté de cœur que notre voisin le fait, réservant une partie du produit pour ses moutons qu’il aime autant que notre porcherie. Cet emploi de circonstance lui permet d’arrondir ses maigres revenus sans quoi il ne parviendrait pas à nourrir ses femmes et ses nombreux enfants.
Le dévoilement
Le propos bénédictin qui achève de conférer au travail manuel monastique son statut de dévoilement de l’identité cachée du moine se situe dans le même chapitre 48 de la Règle, consacré au travail, où saint Benoît recommande de manière précise de traiter les outils du monastère comme des vases sacrés de l’autel. Dieu n’est pas absent du travail humain. Il y est présent autant qu’il l’est dans la communauté rassemblée pour prier. Ainsi, on devrait comprendre cet autre propos de saint Benoît : « Qu’on ne préfère rien à l’œuvre de Dieu » dans le sens du rapprochement de la même proposition (injonction) qu’il fait au sujet du travail manuel : « C’est alors qu’ils seront véritablement moines, s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres ». Il s’agit fondamentalement ici de ne pas préférer son soi au soi du Christ, qui est vie du moine selon cette affirmation de saint Paul : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Th 1, 21).

Nos principales activités, à savoir : le verger, l’atelier de perfectionnement de la kora et les différents ateliers de professionnalisation adressés, dès la fondation, aux jeunes désireux de s’auto-employer, ont été et sont encore le marqueur d’une présence bénédictine dans le village de Keur Moussa. Les populations des alentours, au tout début de nos activités, ont certainement mieux saisi qui nous étions en nous voyant travailler, ainsi que le dit ce proverbe wolof : « Liguèye jamou Yalla la », qui se traduit littéralement : « Travailler c’est prier Dieu ». Aujourd’hui encore avec les changements sociaux, la savane arborisée s’est transformée en petite commune et ceux qui passent au monastère s’étonnent qu’elle ne soit certes pas aussi luxuriante mais toujours en devenir, affrontant les changements climatiques qui la touche à grand fouet ; la salinisation des nappes d’eaux du sous-sol due aux déficits pluviométriques, la disparition des espèces végétales et l’afflux des oiseaux et leurs effets dévastateurs sur le verger.
L’audace de se réorienter
Notre communauté elle-même a appris à déchiffrer son identité à partir des lieux d’activités et des mutations de son environnement socioculturel et politique. Dès les débuts, les fondateurs ont eu l’audace de s’orienter tout différemment, non plus en partant des questionnements venus des exigences autoritaires de la vie monastique, mais inversement à partir des appels entendus du lieu même de la fondation qui pressaient à reformuler un discours monastique vrai. Les théories missionnaires d’alors, comme celle de la plantation, n’aidaient pas beaucoup en effet à affronter ces types de défis, puisqu’il n’était question que de replanter la jeune pousse à plus de cinq milles kilomètres de son lieu de provenance, et attendre qu’elle porte le même feuillage et les mêmes fruits que ceux de sa terre d’origine.
Le double sens de la devise choisie ne renvoyait pas tant au premier degré, à la réalité du terrain d’installation, mais bien plutôt au « désert », comme symbole le plus authentique de la vie monastique. On peut dire que les moines avaient aussi ressenti la nécessité d’incarner la figure d’un messianisme politique tant le lieu où ils s’implantaient, sans être un désert géographique, débordait d’espérances politiques de liberté, de promotion de la personne humaine aux matins des indépendances. De la sorte, on ne pouvait trouver plus belle utopie que cette prophétie messianique d’Isaïe : « Le désert fleurira ».
Consentir à chercher
Le prophétisme de cette devise du monastère de Keur Moussa et la promesse qu’elle contient ont tracé le sillon du désir de la transformation du site rendu désormais habitable. Cela a conduit nos voisins paysans d’alors et citadins pour la plupart aujourd’hui, à nous percevoir aussi comme des personnes économiquement puissantes et détentrices d’un savoir-faire pratique. Inversement, nous réalisons aussi que nous ne nous comprenons pas encore assez ou alors que nous n’avons pas fini de nous comprendre nous-mêmes. Le risque possible du refus de prendre en compte la nécessité de toujours consentir à cheminer et de reconduire l’utopie, continue à se pétrifier dans une identité plus ou moins mal assumée.
Se comprendre soi-même en effet comme des contemplatifs, catégorie dans laquelle on nous range habituellement, joue paradoxalement un double effet, d’un côté celui de la réduction de notre identité à des personnes qui ont résolument pris congés de toutes activités ; d’un autre côté, celui de la tendance à la séparation d’avec les formes ordinaires de productions économiques, voire même la négation imaginaire des formes de prises en charges économiques. C’est comme si la meilleure façon de conserver a priori l’intégrité de l’utopie monastique résidait dans la négation pure et simple du travail manuel.
Le terme « chercheur de Dieu » qualifie profondément le moine comme tel d’après saint Benoît et l’antique tradition spirituelle. Cette expression, me semble-t-il, est la mieux à même de dire le sens de la vie monastique, comme recherche d’unité (monos). Loin de toute division, par conséquent, le labora, entendu désormais comme la prière des mains, constitue l’essence de la vie monastique et revêt, par ce fait même, le caractère d’exercice spirituel ; tandis que le Christ en est le sens.

Dom Ambrose Southey
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Moines et moniales, témoins pour notre temps
Dom Armand Veilleux, ocso
Abbaye de Scourmont (Belgique)
Dom Ambrose Southey
(1923-2013)

Kevin Southey est né à Whitley Bay, dans le diocèse de Hexham and Newcastle le 22 janvier 1923. Quelques mois avant son 18e anniversaire de naissance, le 25 septembre 1940, il entrait à l’abbaye de Mount Saint Bernard, dans le Leicestershire. L’abbaye, dont la fermeture avait été envisagée par l’Ordre quelques décennies plus tôt, connaissait alors un renouveau de vie assez exceptionnel sous l’abbatiat de dom Malachy Brasil, venu de Roscrea en 1933.
Le jeune novice reçut le nom d’Ambrose lors de sa prise d’habit. Il fit sa profession solennelle en 1945 et fut ordonné prêtre en 1948. Quelques années plus tard, il fut envoyé à Rome pour y faire des études de droit canonique (1951-1953). Dès son retour à Mount Saint Bernard il était nommé sous-prieur et, l’année suivante, prieur. Lorsque dom Malachy, très affecté par la maladie, donna sa démission, en 1959, après plus de vingt-cinq ans d’abbatiat, dom Ambrose fut élu abbé. Quelques années plus tard, en 1963, la communauté de Mount Saint Bernard, toujours florissante, pouvait faire une fondation à Bamenda, au Cameroun, et son jeune abbé allait graduellement assumer d’importantes responsabilités au sein de l’Ordre. En 1964 il était élu Abbé vicaire et en 1974 Abbé général. Toute sa vie allait désormais être étroitement liée à la celle de l’Ordre, dans une période particulièrement importante de l’évolution de celui-ci. Il est presque impossible de raconter l’une sans raconter l’autre.
Lorsque dom Ambrose Southey donna sa démission comme Abbé général de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance au Chapitre général de 1990, le Saint-Siège venait de donner son approbation à nos nouvelles Constitutions. Cette approbation était le point d’orgue d’un long processus d’aggiornamento commencé avec le concile Vatican II. L’humilité et la discrétion de dom Ambrose étaient telles que peu savent tout le rôle qu’il a joué dans ce processus depuis ses débuts. Il vaut la peine de le raconter.
Au Chapitre général de janvier 1964 auquel dom Ignace Gillet fut élu Abbé général, dom Ambrose fut choisi comme Abbé vicaire. Sous le régime de nos anciennes Constitutions, ce rôle était plus important qu’il ne l’est aujourd’hui. L’Abbé vicaire était le promoteur du Chapitre général. Dom Ambrose se fit remarquer dans cette fonction de promoteur par sa capacité d’écoute et son respect aussi bien de chaque personne que du processus collégial.
Le Chapitre général de 1964 fut assez bref car c’était un Chapitre d’élection d’un nouvel Abbé général, dom Gabriel Sortais étant décédé l’automne précédent, au début de la deuxième session du concile Vatican II. L’ordre du jour comprenait quand même quelques autres points considérés urgents. On y traita en particulier de la question des frères convers longuement étudiée sous le mandat de dom Gabriel. L’abbé de Westmalle, dom Edouard Wellens, demanda qu’on ne retarde pas la tenue d’un autre Chapitre général, « vu l’urgence et l’importance des questions qui préoccupent beaucoup des éléments jeunes et fervents de nos communautés » (Compte rendu, p. 11). Un peu pris au dépourvu devant cette situation et ne voulant pas trancher lui-même la question, dom Ignace décida de créer une commission spéciale pour l’étudier. Dom Ambrose recevait le soin de présider cette réunion.
Dès l’ouverture de la réunion, dom Ambrose en précisa les objectifs : « Il s’agira d’étudier la nature et les origines des difficultés éprouvées par les jeunes religieux dans certains pays devant les formes extérieures de notre vie, et de proposer au Révérendissime Père des conclusions ou des “vota”, qui pourront éventuellement être soumis au chapitre général ». (Rapport, page 1 – Archives de la Maison généralice). Dom Ambrose mena de main de maître cette réunion qui, dans le rapport qu’elle fit à l’Abbé général, proposait de se réunir de nouveau pour continuer sa préparation du Chapitre général.
La seconde réunion qui eut lieu à Monte Cistello, en décembre 1964, fut, comme la première, présidée par dom Ambrose. Jamais un Chapitre général n’avait été aussi bien préparé, de sorte que le Chapitre de 1965 décida qu’une commission semblable appelée « Commission de préparation » préparerait le Chapitre suivant. Cette commission allait devenir un organe important de l’Ordre.
Dom Ambrose fit ses premières armes comme Promoteur au Chapitre général de 1965, qui se tint avant la conclusion de Vatican II. C’est au cours des trois Chapitres suivants que la sagesse et le doigté du nouveau Promoteur allaient se révéler.
Le Chapitre général de 1967 se tint à Cîteaux du 20 mai au 5 juin. Le 6 août de l’année précédente, Paul VI avait promulgué le Motu Proprio Ecclesiae Sanctae donnant un certain nombre de normes pour l’application de Perfectae caritatis. Ce document prévoyait de tenir durant cette période de renouveau un Chapitre général spécial, qui pouvait d’ailleurs se tenir en plusieurs sessions successives sur une période qui pouvait être de plusieurs années. Il donnait aussi à ce Chapitre général le pouvoir d’approuver ad experimentum un certain nombre de changements aux Constitutions. Le Chapitre général de 1967 permit donc aux communautés un certain nombre d’expériences, en particulier dans le domaine liturgique.
L’Abbé général, dom Ignace Gillet, était sincèrement convaincu que certaines de ces décisions, en particulier l’usage de la langue vernaculaire dans la liturgie et la possibilité de modifier la structure de l’Office divin, constituaient une désobéissance aux décisions du Concile. Certaines de ses interventions auprès de la Congrégation des religieux créèrent un malaise dans l’Ordre, si bien que lors de l’ouverture du Chapitre de 1969, un nombre important de capitulants étaient d’avis que l’Abbé général devait donner sa démission. C’est dans une rencontre personnelle de dom Ambrose avec dom Ignace qu’un compromis fut trouvé qui allait permettre au Chapitre de continuer son travail dans la sérénité. Ce Chapitre, au cours duquel on vota presque à l’unanimité la Déclaration sur la vie cistercienne et le Statut sur l’unité et le pluralisme, et où l’on décida de demander au Saint-Siège une Loi cadre permettant un renouveau de la liturgie respectant l’expérience spirituelle de chaque communauté, fut un tournant dans l’évolution de notre Ordre à l’époque moderne. On y mit aussi en marche le processus de renouveau de nos Constitutions qui allaient rester en chantier jusqu’en 1990.
Lorsque dom Ignace offrit sa démission au Chapitre de 1974, conformément à l’intention qu’il avait exprimée à dom Ambrose dans leur « rencontre au sommet » au cours du Chapitre de 1969, ce dernier fut élu Abbé général dès le premier tour du scrutin avec une très grande majorité des voix.
Lorsque dom Ambrose fut élu, il annonça avec le fair play qu’on lui connaissait que, par respect pour la majorité des capitulants qui avaient voté en faveur d’un mandat à durée déterminée, il se soumettrait de nouveau au vote des capitulants lors du deuxième Chapitre qui suivrait celui de 1974.
Au cours du généralat de dom Ambrose, et sous sa conduite paisible et apaisante, l’Ordre aborda un certain nombre de questions fondamentales dont la solution allait permettre de terminer la rédaction de nos Constitutions. Ce fut d’abord le long débat sur la « collégialité » qui fut l’objet d’ardues discussions entre les régions de l’Ordre qui relevaient plus de sensibilités culturelles différentes que de divergences concernant l’essentiel de la vie cistercienne. Plus lourd de conséquences fut le débat concernant les relations entre les deux branches de l’Ordre, la féminine et la masculine. Ces échanges aboutirent à la vision d’un Ordre unique composé de moines et de moniales, sous l’autorité de deux Chapitres généraux interdépendants. Une évolution ultérieure conduira à l’acceptation par l’Ordre et par Rome d’un Chapitre unique.
Dom Ambrose eut à présider, durant cette période, trois Chapitres généraux d’une grande importance dans l’histoire moderne de l’Ordre. Il y eut d’abord celui de Holyoke aux États-Unis en 1984, où les moines mirent au point leurs nouvelles Constitutions, puis celui d’El Escorial, l’année suivante, où les moniales firent de même pour leurs Constitutions. Enfin la première RGM (Réunion Générale Mixte) de Rome en 1987 où moines et moniales établirent le texte définitif de leurs Constitutions qui, après un examen par la Congrégation des religieux et des discussions avec celle-ci, fut promulgué par Rome à la Pentecôte de 1990.
Fidèle à ce qu’il avait promis, dom Ambrose souleva au bout de six ans sa volonté d’offrir sa démission ou de se soumettre à un votre du Chapitre. On l’en dissuada, car l’opinion assez unanime dans l’Ordre était qu’il devait rester au gouvernail de l’Ordre jusqu’à la conclusion du long travail sur les nouvelles Constitutions. Il présenta donc sa démission au Chapitre général de septembre 1990. Pour tout le monde et, en particulier pour ceux qui avaient vécu avec lui plusieurs Chapitres généraux successifs, ce fut une joie d’avoir sa présence comme invité d’honneur à chaque Chapitre général suivant jusqu’à celui de 2011.
L’Abbé général dans l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance peut exercer une grande autorité morale parce qu’il a très peu de pouvoir juridique. Au Chapitre général de 1951, après la démission de dom Dominique Nogues, dom Gabriel Sortais, en tant qu’Abbé vicaire, fit une assez longue allocution expliquant ce qu’on attendait de l’Abbé général. C’était une sorte de « programme » qu’il mit d’ailleurs en pratique au cours de son généralat de douze ans. Il se voyait comme le grand frère des autres abbés les aidant à ne pas se fourvoyer dans des circonstances difficiles. Il se réjouissait des « pouvoirs » très limités de l’Abbé général voyant son autorité dans l’ordre de la confiance, de l’affection et de la persuasion. (Voir Compte rendu des Séances, 1951, pp. 36-39.)
C’est dans cet esprit que dom Ambrose exerça son service durant seize ans. Ayant une formation de canoniste il savait que le Chapitre général est un collège et qu’un collège est de sa nature une personne morale où les décisions sont prises à égalité de droits. Personne n’exerce l’autorité sur le Chapitre, mais au sein de celui-ci il y a un Président qui a la responsabilité de convoquer le Chapitre, d’en établir l’agenda et de voir à ce que tous puissent y exercer leurs droits. Dom Ambrose savait, par des interventions peu fréquentes, exercer une autorité morale très forte lorsque des valeurs fondamentales de l’Ordre étaient en cause et que des décisions importantes devaient être prises.
Dom Gabriel Sortais avait habitué l’Ordre à une longue lettre circulaire de l’Abbé général au début de chaque année. Dom Ambrose, tout comme son prédécesseur, dom Ignace, maintint cette tradition, mais avec son style propre, très apprécié. Alors que les lettres circulaires de dom Gabriel tournaient facilement au long traité de vie spirituelle, celles de dom Ambrose étaient plutôt dans l’esprit des Pères du monachisme, un partage d’expérience sur des questions bien concrètes.
Étant toujours demeuré lui-même et ne s’étant aucunement identifié à sa fonction, dom Ambrose est redevenu tout naturellement sub regula vel abbate, dès le moment de sa démission. Peu de temps après celle-ci, on le pressentit pour un poste important à la Congrégation des religieux, au Vatican. À la personne chargée de lui demander s’il accepterait une telle fonction il répondit sans hésiter : « Je vais en parler à mon abbé ». Le lendemain, après en avoir dialogué avec son abbé, il répondit qu’ayant laissé son service d’Abbé général, non parce qu’il était fatigué, mais simplement parce qu’il pensait qu’il était temps pour lui, après tant d’années de déplacements, de retourner à la vie monastique ordinaire, il ne serait pas logique et cohérent de sa part d’accepter un poste qui le sortirait de nouveau du monastère. Cela ne l’empêcha pas de rester disposé à servir l’Ordre dans des situations plus humbles.
À l’époque où dom Ambrose était jeune abbé de Mount Saint Bernard, il avait eu parmi ses moines le bienheureux Cyprian Tansi. Il était donc normal qu’il se rendît à Onitsha, au Nigéria pour la béatification de ce dernier par Jean-Paul II le 22 mars 1998. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut assister à la béatification de quelqu’un dont on a été abbé ! Et pourtant, durant toutes ces festivités, dom Ambrose, Abbé général émérite, se mêla en toute modestie aux autres moines et moniales venus pour la circonstance, sans jamais essayer d’attirer sur lui les projecteurs.
La fondation monastique en vue de laquelle Michael Cyprian Tansi était venu à Mount Saint Bernard ne put se faire au Nigeria mais se fit plutôt au Cameroun, en 1964, durant l’abbatiat de dom Ambrose. Lorsque, peu de temps après sa démission comme Abbé général, la communauté de Bamenda eut besoin d’un supérieur ad nutum, il accepta bien volontiers de rendre ce service. Il fit de même, quelques années plus tard à Scourmont, en Belgique. Ayant d’abord accepté ce service à Scourmont pour un an, il consentit à y demeurer une deuxième année, mais se fit un devoir de chercher quelqu’un de plus jeune qui pourrait assumer le service pour au moins quelques années. Ce qui ne l’empêcha pas de demeurer à Scourmont encore quelques années pour y remplir la fonction de père-maître des novices. Par la suite, toujours dans le même esprit de service il remplit durant plusieurs années le ministère d’aumônier du monastère de Vitorchiano en Italie, avant de retourner à son abbaye de Mount Saint Bernard pour y vivre paisiblement les dernières années de sa vie.
Il s’éteint paisiblement, peu après avoir participé à la concélébration communautaire, le matin du 24 août 2013. Il était âgé de 90 ans, avait 71 ans de profession monastique et 64 ans de sacerdoce. Il avait été quinze ans abbé de sa communauté et seize ans Abbé général.
Une longue vie au service de Dieu et de l’Ordre dans un grand esprit de simplicité et de modestie.

Mère Anna Maria Cànopi
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Moines et moniales, témoins pour notre temps
Sœur Maria Maddalena Magni, osb
Bénédictine de l’île San Giulio (Italie)
Mère Anna Maria Cànopi
Permanence dans l’amour

L’île San Giulio est un monticule rocheux qui émerge des eaux d’un des lacs les plus suggestifs d’Italie du Nord au pied des Alpes. En son centre se trouve une ancienne basilique édifiée en l’honneur de l’évangélisateur de cette terre : le prêtre grec Jules, mort – selon la tradition – entre la fin du 4e siècle et le début du 5e, après avoir édifié sa centième église.

L’histoire a laissé en ce lieu, au fil des siècles, son empreinte majestueuse, sans jamais réussir à effacer la grâce et l’enchantement produit par sa beauté solitaire. Les eaux attrayantes et si soyeuses du lac ont conservé une sorte de clôture naturelle qui ne manqua pas de séduire un groupe de moniales appelées par l’évêque de l’époque à devenir gardiennes de l’héritage de foi du saint évangélisateur tout comme à la recherche – en des temps troublés et difficiles – d’un lieu adapté à une vie de prière. C’est ainsi que le 11 octobre 1973 débuta l’histoire de l’abbaye bénédictine « Mater Ecclesiae ».
Le 21 mars 2019, jour du Transitus de saint Benoît, les sœurs entourant de toute leur affection le lit de Mère Anna Maria Cànopi, prodiguèrent à celle-ci leur dernier adieu, elle qui, depuis bien longtemps, durant quarante-cinq ans, fut, par grâce, la Mère toute pleine de sagesse et guide de la communauté. Au fil du temps, elle était devenue une personnalité aimée et reconnue de milliers de personnes de toutes origines et couches sociales. On s’en rendit compte les jours qui précédèrent ses funérailles au cours desquels des gens d’appartenances extrêmement diverses, s’approchèrent avec grande émotion du cercueil de la Mère pour l’ultime adieu…
Mère Anna Maria est née le 24 avril 1931 dans un bourg proche de Pavie, au sein d’une famille nombreuse d’agriculteurs dans laquelle régnait un authentique amour chrétien, tout simple, mais capable de se réaliser dans de profondes relations d’affection. Ses frères et sœurs, voyant sa complexion délicate, comprirent vite qu’elle n’était pas de la même constitution physique qu’eux, et décidèrent alors, d’un commun accord avec leurs parents, de lui faire poursuivre des études. Des épreuves familiales – n’oublions pas que c’était les cruelles années de la guerre – ne l’épargnèrent pas et lui firent connaître la souffrance. En outre, durant ses études, elle eut à supporter l’éloignement du tendre cocon familial qui lui fit très vite expérimenter la solitude de la ville, et l’ouvrit encore davantage à un profond attachement à l’Unique qui seul peut combler le cœur humain… Outre sa fréquentation des études universitaires, parallèlement, elle devint assistante sociale, s’engageant généreusement au service des plus démunis. Elle écrivit à ce propos : « J’éprouvais une immense compassion envers tous ces pauvres gens, et parce que je me rendais compte qu’ils avaient avant toute chose besoin de salut, je me sentais toujours plus poussée non tant à faire quelque chose matériellement pour eux qu’à m’offrir moi-même, tout entière, dans la prière, en m’unissant au sacrifice rédempteur de Jésus, qui seul, peut renouveler l’intérieur des cœurs. » (Une vie pour aimer, Interlinea, Novara 2012, p. 27).
Ayant compris que pour donner Jésus aux hommes, elle aurait à se consacrer entièrement à lui, dans le silence et la prière continuelle, elle commença à mûrir de l’intérieur sa vocation monastique, et c’est ainsi qu’elle entra le 9 juillet 1960 en l’abbaye Saint-Pierre-et-Saint-Paul, à Viboldone, aux environs de Milan. Parmi les sacrifices et renoncements qui lui coûtèrent le plus, il y eut l’interruption d’un début de carrière littéraire prometteur. En effet, certains de ses poèmes avaient déjà attiré l’attention des critiques. Bien vite cependant, le Seigneur lui redonna très largement ce qu’elle avait quitté pour lui. Les circonstances concrètes lui remirent la plume entre les mains, plume qui devint depuis cette époque l’instrument privilégié du témoignage de sa foi : des premiers travaux de révision littéraire de la nouvelle traduction de la Bible italienne, jusqu’à la rédaction du Chemin de Croix au Colisée, en 1993, voulue par saint Jean-Paul II – elle fut la première femme appelée à une telle initiative. Mère Cànopi, dotée d’un style simple et clair, traversé d’un grand souffle poétique, parvint ainsi à une notoriété à laquelle elle n’aurait jamais vraiment pensé. Elle a laissé une œuvre conséquente, faite d’une centaine de livres traduits en plusieurs langues. Ces livres étaient le fruit de sa lectio divina sur la Parole de Dieu, ou bien de l’enseignement monastique, comme par exemple l’ouvrage « Mansuétude, voie de paix », qui remporta un succès inattendu, même auprès du public laïc. Cette grande activité littéraire était bien évidemment le fruit de toutes ses heures de prière, de retraites données aux sœurs, durant les différentes périodes de sa vie monastique, et surtout d’un immense désir d’aider tout un chacun à s’approcher de la Parole de Dieu.
Si le contexte environnemental des débuts de l’aventure laissait présager une sorte de vie semi-érémitique, en réalité, le germe de la vie monastique tombé entre les pierres fleurit abondamment, et fleurit au-delà de toute espérance. La pauvreté que nous vivions était joyeuse, et nous laissait tout espérer de la part du Seigneur. La prière du chœur fut notre principale activité, accompagnée du travail manuel, ainsi que de l’hospitalité. En effet, depuis les débuts, nombreuses furent les personnes qui désirèrent partager la liturgie, l’écoute de la Parole, et se mettre à l’école de la guidance spirituelle pleine d’amour de notre Mère Anna Maria. Bien vite, arrivèrent de nouvelles sœurs, et nous dûmes résoudre l’épineuse question de la rénovation de bâtiments désormais trop vétustes. La croissance ne s’arrêta pas en si bon chemin, et nous fûmes, si l’on peut s’exprimer ainsi, littéralement obligées d’accepter la proposition de fonder un prieuré à Saint-Oyen, au cœur des Alpes, puis un autre à Fossano en Piémont. Bientôt, nous fûmes également en mesure d’envoyer d’autres sœurs pour soutenir d’autres monastères qui avaient besoin d’aide. Actuellement, notre communauté se compose d’environ soixante-dix moniales, parmi lesquelles des sœurs d’origine étrangère, provenant à la fois d’autres pays d’Europe et également d’autres continents : Amérique du Nord, Amérique du Sud, Afrique. Nous avons en commun le désir de vivre l’Évangile au sein de la fraternité monastique, afin de rejoindre par la prière le cœur de chaque frère.
Dans la certitude que, selon l’enseignement de notre Père saint Benoît, le monastère doit être « maison de Dieu », nous avons également accueilli parmi nous des moniales qui se trouvaient à Rome pour leurs études, et ne pouvaient donc pas rejoindre leur pays d’origine durant le temps de leurs vacances. Ceci nous a ouvert le cœur à la richesse du monachisme vécu dans des cultures différentes. Il en est né de durables amitiés… Il est même arrivé qu’une moniale bouddhiste se soit particulièrement liée d’amitié avec notre Mère. Cette attitude de grande ouverture envers ceux qui séjournaient chez nous ou nous écrivaient, par exemple les missionnaires, nous a toujours aidées à nous sentir « chez nous » dans tous les pays du monde, certaines qu’avec la prière nous pouvions nous rendre présentes partout, là où une autre aide humaine serait impossible. Lorsque, le 11 octobre 1980, Mère Teresa de Calcutta se rendit dans notre diocèse de Novara, il fut demandé à Mère Anna Maria de lui écrire une lettre au nom de toutes les sœurs contemplatives cloîtrées. Dans ce texte à la tonalité déjà prophétique à l’égard de Mère Teresa, la Mère écrivit : « La tension qui t’habite, le désir brûlant d’universalité qui te fait dépasser toutes les frontières, me garde tout immobile sous la Croix pour rejoindre l’unique source qui vainc la haine et réussit à réunir ce qui est divisé. »
Ce regard tout tendu pour rejoindre la réalité de chacun, pour redonner espérance à chaque homme, nous a profondément fait sentir le cœur de notre société si malade d’égoïsme, de détresses, de solitudes affligeantes et douloureuses. La Mère Anna Maria nous partageait avec une grande sensibilité le poids de souffrance et de douleur que tant de personnes venaient déposer quotidiennement dans son cœur maternel, et qui en recevaient en retour le réconfort d’une écoute pleine d’amour. Les prisonniers eux-mêmes n’en étaient pas exclus : selon ses propres mots, elle leur rendait visite spirituellement chaque matin, avant de s’immerger dans la prière du chœur, mue par un intense désir d’accueillir en son cœur tous les hommes pour les présenter au Seigneur. Durant de nombreuses années, elle entretint une correspondance épistolaire avec certains détenus.
C’est la recherche incessante, sans trêve, de l’humble amour, qui soutint la fidélité de Mère Cànopi, heure par heure, jour après jour, dans ce témoignage aimant de fidélité à la vie monastique. La Mère Anna Maria aimait profondément, naturellement, la vie, comme le bien le plus précieux, et ceci lui conféra un don particulier d’intercession auprès de couples en désir d’enfant. Elle ne s’était jamais sentie être « un personnage exceptionnel », jamais elle n’adopta l’attitude d’une « grande maîtresse », mais son comportement constituait un témoignage éloquent. Une indomptable volonté l’a soutenue jusqu’aux derniers jours de son existence terrestre. Elle était toujours prête à offrir une parole à qui sollicitait un conseil, et à remercier tous ceux qui, au fil des années, avaient soutenu la croissance de la communauté. Dotée par la nature de dons exceptionnels d’intelligence et de sensibilité, purifiés par le contact constant avec le Seigneur et sa Parole, elle abordait chaque personne avec le plus grand naturel, sachant simplifier les problèmes qui lui étaient soumis, faisant partager son immense compassion, une incroyable capacité à souffrir avec ceux qui souffrent, à se réjouir avec ceux qui se réjouissent… Avant toute chose, elle fut une femme de paix, oublieuse de soi-même, capable de pardon, ou mieux encore, incapable de se sentir offensée. Sa devise, Humiliter amanter, exprime ce qu’elle a vécu. Elle a aussi laissé à la communauté une directive exprimée par l’invocation Funda nos in pace : établis-nous dans cette Paix qu’est le Christ lui-même, notre unique amour et notre seul désir.
Au fur et à mesure qu’avec le temps déclinaient ses forces physiques, il semblait que, tout au contraire, se fût accrue sa capacité à accueillir et à offrir avec douceur chaque dépouillement vécu, jusqu’à devenir elle-même tout entière prière. Elle tenait toujours entre ses doigts le chapelet du saint Rosaire, et ne manquait jamais de suivre avec la plus vive attention la liturgie depuis son lit de malade.
Elle a également su gérer avec humilité et sagesse sa succession, participant à la nomination de l’abbesse qui, après elle, aurait à assumer cette charge si délicate. Tout cela nous a permis de vivre une profonde continuité dans notre histoire, et nous oblige à aller de l’avant sans regrets stériles sur le passé.
Mère Anna Maria a été et demeure un immense don que le Seigneur a fait à son Église, en particulier au monde monastique. Rassurées par la promesse qu’elle-même nous a faite de demeurer toujours avec nous, nous désirons vivement en rendre grâce, en continuant à vivre tout ce qu’elle nous a transmis, de par son être tout entier. C’est seulement ainsi que nous pourrons, le plus dignement possible, être et demeurer ses filles spirituelles.
Mère Teresita D’Silva
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Moines et moniales, témoins pour notre temps
Mère Nirmala Narikunnel, osb
Abbesse de Shanti Nilayam (Inde)
Mère Teresita D’Silva
Fondatrice et ancienne abbesse de Shanti Nilayam (Inde)
« J’ai combattu le bon combat. J’ai terminé la course, j’ai gardé la foi. Maintenant, il m’est réservé la couronne de justice que le juge juste me donnera ce jour-là » (2 Tm 4, 7). Ce jour est venu pour Mère Teresita le 12 novembre 2019. Je suis sûre que le Seigneur l’a accueillie en lui disant : « Viens, toi, bénie de mon Père, reçois le royaume préparé depuis la fondation du monde » (Mt 25, 33).
Audrey D’Silva est née du Dr Oswald D’Silva et de Mme Blanche D’silva le 7 novembre 1933. Elle a été baptisée dans l’église Notre-Dame du Salut à Dadar, Bombay, et a reçu le nom de Florence Louisa mais a toujours été appelée Audrey. Elle est née dans une grande famille de dix enfants, sept filles et trois garçons.
Audrey passa son examen de fin de scolarité en 1951. Peu de temps après, elle commença à enseigner au couvent de Dadar. Elle fréquenta le collège Sophia en 1952, obtint son diplôme de professeur en 1953 et son diplôme de religion en 1963, tous deux au collège jésuite Saint-Xavier. Elle fut présidente de la Curia Junior de Bombay.
En 1960, le père Benedict Alapatt, osb, parla des bénédictins et de la beauté du chant de l’Office divin à l’un des rassemblements de cet organisme. Le père Benedict suggéra à Audrey de se rendre au monastère Sainte-Hélène de Wennappua (Sri Lanka). Elle y fit un séjour durant ses vacances et lut la sainte Règle. Le père Benedict lui présenta ensuite l’abbaye de Stanbrook, mais finalement, c’est à l’abbaye de Sainte-Cécile de Ryde qu’une lettre fut envoyée. Ainsi commença la correspondance qu’Audrey entretint avec Mère Abbesse Bernedette Symers. Audrey démissionna de son poste d’enseignante et quitta l’Inde le 13 octobre 1963. Elle passa quelques jours à Rome où elle assista à une audience publique avec le pape Paul VI. Puis elle s’envola pour l’Angleterre vers l’abbaye de Sainte-Cécile. Le 21 octobre 1963, elle commença son postulat et fit sa première profession le 2 juillet 1965. Au moment de sa prise d’habit, elle reçut le nom de sœur Teresita. Elle quitta Ryde en 1968 accompagnée de la Mère Abbesse Bernedette Symers pour le congrès monastique de Bangkok, et retourna en Inde toujours accompagnée de la Mère Abbesse. Elles arrivèrent à Shanti Nilayam, en bordure de Bangalore, le 16 décembre 1968.
La bénédiction du monastère et de la chapelle ainsi que la profession solennelle de sœur Teresita eurent lieu le 26 juillet 1969, présidées par l’archevêque, Mgr Lourduswamy. Les premières candidates, sœur Clare et sœur Mary-Joseph, partirent pour Ryde le 27 juillet 1969 afin de recevoir leur formation monastique. Mère Teresita D’Silva fut nommée supérieure par Mère Abbesse Bernedette Symers et à partir de ce moment elle prit la responsabilité de Shanti Nilayam jusqu’à sa démission en 2013 pour raison de santé.
Mère Teresita était une personne profondément enracinée dans la prière, amoureuse du silence. Elle était très attachée à la vie monastique, simple vie de prière et de travail. Enracinée dans la foi, c’était une personne remplie de l’Esprit. Elle ne préférait rien à l’œuvre de Dieu, l’Office divin. Elle a transmis à ses sœurs le même amour et le même désir. Elle parlait peu, priait beaucoup, elle avait un réel don pour l’enseignement et savait guider les autres. Elle a été maîtresse des novices pendant un certain temps. De 1970 jusqu’à ce qu’elle tombe très malade, elle donnait des cours aux jeunes professes et accompagnait spirituellement des sœurs et des retraitants.

En 1982, Shanti Nilayam fut élevé au rang de prieuré et Mère Teresita fut nommée prieure. En 1993, le monastère passa au rang d’abbaye et Mère Teresita fut élue à l’unanimité comme première abbesse. Elle a été présidente de la Fédération bénédictine indo-sri-lankaise (ISBF). Elle est allée plusieurs fois à Rome et dans d’autres pays. Elle avait un grand zèle pour propager la vie monastique dans diverses régions de l’Inde. Elle a donné des conférences dans des camps spirituels afin de susciter de nouvelles vocations. Durant son supériorat, la communauté a pu faire quatre fondations à Gujarat, Shillong, Dindugal, Myanmar, et en entreprendre une cinquième à Jamshedpur. Bien que malade, elle a été constamment fidèle au service divin dans l’esprit de l’école du service du Seigneur. Quand elle était à la maison, elle était toujours présente à l’Office jusqu’à qu’elle soit alitée, cinq mois avant sa mort. Elle a été soignée à l’hôpital St. John’s et a été prise en charge par des médecins baptistes de l’hôpital au cours de ses deux derniers mois. L’appel de Dieu est venu chercher notre Mère bien-aimée le 12 novembre 2019 à 15 heures. Que Dieu lui donne la récompense du repos éternel ! Et que son âme repose en paix. Amen.
Merci à tous ceux qui étaient présents pour les funérailles et à tous ceux qui ont prié alors qu’ils ne pouvaient se rendre sur place. Remerciements particuliers au cher père Jérôme, président de la Fédération bénédictine indo-sri-lankaise, à la Mère prieure de Grace and Compassion, Mère Metilda et à la prieure des sœurs de Sainte-Lioba, Mère Vandhana, pour leur présence, ainsi qu’à d’autres supérieures majeures de l’Inde, pour avoir envoyé leurs représentants aux funérailles de Mère Teresita. Toute la famille bénédictine d’Inde était bien représentée. Nous sommes également très reconnaissantes à l’AIM pour les messages et condoléances reçus ainsi qu’à tous les autres monastères qui ont envoyé leurs condoléances et leurs prières.
À propos de la Carta caritatis
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Nouvelles
Dom Mauro-Giuseppe Lepori,
Abbé général de l’ordre cistercien
Être utiles à tous
À propos de la Carta caritatis[1]
Peu avant Noël, le 23 décembre marquera exactement le 900e anniversaire de l’approbation de la Carta Caritatis. Au cours de cette année, nous avons médité et étudié ce document ancien qui est en fait l’acte de naissance de notre Ordre. Avec étonnement, et un peu de contrition, nous avons réalisé à quel point il est nécessaire à la conscience et à la vitalité de notre identité, de notre charisme cistercien greffé sur le charisme fondamental de saint Benoît.
[…] Cela ne sert à rien de célébrer et d’étudier, d’organiser des colloques, si les impulsions que l’Esprit Saint met dans les textes fondateurs ne nous stimulent pas à la vie, à vivre plus intensément notre vocation aujourd’hui, dans la situation actuelle de l’Ordre, de l’Église et du monde.
Désirer le bien de tous
[…] Peut-être devrions-nous porter notre attention sur la dimension catholique, au sens littéral du mot, la dimension « universelle », avec laquelle nos premiers pères ont conçu la fidélité à leur vocation monastique.
Tout me semble résumé dans une phrase du premier chapitre : « Prodesse enim illis omnibusque sanctae Ecclesiae filii cupientes – Désirant leur [c’est-à-dire aux abbés et aux moines] être utiles ainsi qu’à tous les fils de la Sainte Église ». La Charte explique ensuite les domaines et les moyens par lesquels on veut rendre explicite et efficace ce désir du bien pour l’Ordre et pour toute l’Église, mais je pense que nous devons avant tout nous approprier ce désir du bien et sa portée universelle, car c’est comme le souffle qui peut donner et redonner sens et vitalité à tout ce que notre vocation nous donne et nous demande de vivre. […]
Le centre qui unifie et rayonne
L’Église est née du côté ouvert du Christ, comme Ève du côté ouvert d’Adam. Les Pères de l’Église ont beaucoup médité sur ce mystère. Et les premiers cisterciens semblent avoir tiré la Carta Caritatis précisément de la contemplation de ce mystère qui unit la charité, l’Église et le salut du monde. L’insistance de ce document sur la charité et le salut des âmes se concentre dans le désir ardent (cupientes) d’être utiles (prodesse) à tous les enfants de la sainte Église. Telle est la définition de la charité du Christ exprimée dans l’Heure pascale où il s’offre pour le salut du monde, engendrant de la Croix l’Église, épouse du Sauveur et mère des sauvés. […]
Être conscients que notre vocation et notre mission de chrétiens et de moines et moniales rayonne toujours et seulement de ce mystère nous aide à ne pas nous disperser, à ne rien disperser de notre vie, de nos pensées, de nos paroles et de nos actions, de nos efforts. S’il y a souvent tant de peine dans les monastères pour gérer le temps et les activités, pour vivre les relations humaines dans l’harmonie et la miséricorde, pour gérer particulièrement les fragilités dans lesquelles nous semblons nous enfoncer, cela vient surtout d’un manque d’attention au mystère central du salut, le nôtre et celui de tous. Si au contraire le centre est clair et que nous le préférons à tout, alors tout ce que nous sommes et vivons peut le rayonner.
Prodesse
La parole que nous devons alors souligner dans la Carta Caritatis, là où elle parle du désir ardent de servir tous les enfants de l’Église – et les enfants de l’Église sont tous les êtres humains, parce que l’Église est appelée à être une Mère qui transmet la vie du Christ à toute l’humanité –, la parole qui définit la fécondité de notre vie et de notre vocation est alors le verbe latin prodesse qui signifie littéralement « Être pour », donc servir, être utile, être un bien pour les autres.
L’ardent désir d’être utiles à tous est le désir que Dieu a donné spécialement à la créature humaine, faite à son image de Père et Créateur, et bénie pour être féconde en engendrant : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : “Soyez féconds et multipliez-vous...” » (Gn 1, 27-28).
Nous ne sommes pas vraiment humains si nous ne désirons pas transmettre la vie, si nous ne voulons pas être utiles aux autres plus qu’à nous-mêmes. Dans le Christ, il nous est donné d’être pleinement humains, pleinement féconds à travers la maternité universelle de l’Église, tant par le mariage que par la virginité. Cette fécondité est toujours possible, parce que c’est une fécondité de grâce, opérée par le même Esprit Saint qui, réalisant l’impossible, a fécondé le sein de la Vierge Marie pour donner naissance au Fils de Dieu dans notre humanité.
Comme le grain de blé
Dans la situation actuelle du monde et de l’Église et de nos communautés, beaucoup doutent qu’une fécondité de notre vie et de notre vocation soit encore possible. Comment est-il possible d’être féconds en diminuant, et encore plus en mourant ?
L’Église vient constamment nous rappeler que ce qui n’est pas possible à nos forces et à nos capacités est toujours possible à la foi et à l’amour qui jettent avec espérance, comme une semence en terre, la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ce qui rend aussi la mort féconde, c’est l’amour avec lequel nous jetons notre vie dans le don sponsal du Christ à l’Église pour qu’elle puisse engendrer des enfants de Dieu dans le monde entier.
Mais cela n’est pas seulement le secret de la fécondité de la mort : c’est avant tout le secret de la fécondité de la vie. Ceux qui croient pouvoir porter du fruit sans mourir à eux-mêmes restent stériles, même si aux yeux du monde tout semble assurer leur succès. […]
Au moment de l’approbation de la Carta Caritatis, Cîteaux avait engendré douze monastères. Ils étaient donc treize, comme Jésus avec les douze apôtres. Ils savaient qu’ils étaient encore petits et fragiles, mais ils sentaient une force qui les faisait grandir, qui les projetait en avant. Par-dessus tout, ils étaient conscients, à la lumière de l’Évangile, que leur succès n’était pas lié à la puissance ou au nombre, mais tout entier contenu dans le désir de donner leur vie pour le royaume de Dieu. Ayant bien compris l’avertissement de saint Benoît à l’abbé, qui doit être plus soucieux de servir que de dominer – « prodesse magis quam praeesse » (RB 64, 8) –, leur désir n’était pas de triompher, de conquérir des espaces de pouvoir, mais d’être utiles, à l’Église et dans l’Église, en se sacrifiant, en perdant leur vie au service du Christ, pour la vie du monde. La vie du monde est que tous les hommes deviennent enfants de Dieu. […]
Notre charisme
Prodesse. Nous devons nous réapproprier cette petite parole qui seule peut rendre belle, joyeuse et utile notre vie, nos communautés, quel que soit l’état dans lequel elles se trouvent, et aussi l’Église entière, avec tous ses trésors de grâce mais aussi ses fragilités humaines. […] Cela nous ferait du bien de confronter avec ce mot la vie et l’expérience de nos communautés et de nos personnes, dans la situation dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui, dans ce temps de transition que vivent l’Église et la société entière, peut-être au milieu du drame d’une crise politique et sociale comme celle que vivent, pour ne donner qu’un exemple, nos sœurs en Bolivie. Cela nous ferait du bien de comparer ce que nous vivons avec la fraîcheur toujours nouvelle du désir de nos pères d’être utiles à l’Église universelle et au monde entier. […]
Prodesse omnibus, être utiles à tous : comment ce désir et cette vocation jugent-ils la manière souvent instinctive et peut-être autoréférentielle avec laquelle nous jugeons nos problèmes, nos crises, et avec laquelle nous en cherchons une solution ? Sommes-nous vraiment animés par ce désir du bien pour tous, ou pensons-nous que la solution serait celle qui ne profitera qu’à nous ? Avons-nous la foi que la pauvreté, la faiblesse et même la mort, vécues en Christ, peuvent, elles aussi, être utiles au monde entier ? […]
Comme il est beau, comme il est nécessaire et urgent, que toutes nos communautés, avec tous les moines et les moniales qui les composent, avec toutes les personnes unies à notre charisme, puissent redevenir capables de formuler avec nos vies cette parole transmise par nos pères, « prodesse », « comme l’époux qui sort de la chambre nuptiale » (Ps 18, 6), c’est-à-dire, comme Jésus qui est né de la Vierge pour faire à tous les hommes le don de sa présence, de son amour, de son salut !
[1] Extrait des vœux de dom Mauro-Giuseppe Lepori aux communautés cisterciennes pour l’année 2020.
La Charte de Charité (colloque)
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Nouvelles
Éric Delaissé,
Responsable du CERCCIS, Cîteaux
Colloque international
Collège des Bernardins, Paris, 16 et 17 octobre 2019
La Charte de Charité (1119-2019)[1] :
un document pour préserver l’unité entre les communautés
L’Association pour le Rayonnement de la Culture Cistercienne (ARCCIS), en partenariat avec le Collège des Bernardins et la Fondation des monastères, a organisé un colloque à Paris les 16 et 17 octobre derniers à propos de l’histoire et de l’actualité d’un texte fondamental, qui fête son neuvième centenaire.
Cîteaux avait été fondée en 1098. L’année 1113 a vu naître sa première fille : La Ferté. L’entrée de Bernard de Fontaine et de ses compagnons à Cîteaux allait rapidement susciter l’établissement de nouvelles filles. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la rédaction de la Charte de charité[2]. Le texte naît du souci de l’abbé Étienne Harding d’organiser les relations entre Cîteaux et les nouvelles communautés qui en sont issues. Il importe pour les moines de sauvegarder l’esprit de Cîteaux dans les nouveaux établissements et de régler les rapports entre les monastères. Le prologue de la Charte précise d’ailleurs que « ce décret devait porter le nom de Charte de charité parce que sa teneur, rejetant le fardeau de toute redevance matérielle, poursuit uniquement la charité et l’utilité des âmes dans les choses divines et humaines ».
Si nous fêtons le neuvième centenaire de la Charte, il faut toutefois noter que ce texte a connu plusieurs états. Sa rédaction débute probablement dès 1114, mais se poursuit, bien après la mort d’Étienne, au cours du 12e siècle. Généralement, on distingue quatre états de ce document essentiel : 1) La Charte de charité et d’unanimité, aujourd’hui perdue ; 2) la Charte de charité antérieure, approuvée par le pape en 1119 ; 3) le Résumé de la Charte de charité, réalisé vers 1124 ; 4) la Charte de charité postérieure, approuvée par Alexandre III en 1165, mais une première fois par Eugène III en 1152.
Le texte approuvé en 1119 note déjà les principes essentiels qui doivent régir les communautés cisterciennes. Le premier chapitre de la Charte indique que « l’Église-mère [l’abbaye fondatrice] ne réclamera de sa fille aucune contribution d’ordre matériel ». Un autre aspect est le rapport à la règle de saint Benoît. En ce sens, le deuxième chapitre souligne que « la Règle sera comprise et observée par tous d’une seule manière ». Cette unanimité se traduit encore à travers le troisième chapitre selon lequel « tous auront les mêmes livres liturgiques et les mêmes coutumes ». En plus des chapitres du texte réglant les relations entre les abbayes, il importe de noter que la Charte de charité dote l’ordre cistercien de mécanismes essentiels à son bon fonctionnement. C’est ainsi que le cinquième chapitre institue une visite annuelle de l’Église-mère à sa fille : chaque année, l’abbé de l’Église-mère est tenu de visiter toutes les communautés qu’elle a fondées. De la même façon, le septième chapitre établit un « chapitre général des abbés à Cîteaux » : tous les abbés cisterciens doivent se rendre une fois par an à Cîteaux pour une réunion générale.
Après une introduction par dom Olivier Quenardel (abbaye Notre-Dame de Cîteaux), le colloque qui a eu lieu à Paris les 16 et 17 octobre a réuni, autour de sept axes, des historiens, des moines et des moniales, mais aussi des dirigeants issus du monde entrepreneurial pour faire le point sur l’histoire et l’actualité de ce texte presque millénaire. Cinq axes sont liés à l’histoire. Le premier était consacré à la Charte de charité au 12e siècle et à ses différentes versions. Dans ce cadre, Alexis Grélois (Université de Rouen) a traité de la genèse et de l’évolution du texte en disant l’importance d’entreprendre une étude sérieuse de la datation du document et en soulignant la réévaluation nécessaire du rôle de l’épiscopat dans son élaboration (« Genèse et évolution de la Charte de charité au 12e siècle »). En étudiant les versions de la Carta Caritatis, Monika Dihsmaier (Heidelberg) s’est, quant à elle, intéressée plus particulièrement aux mécanismes de prises de décisions lors des chapitres généraux (« Entscheidungsfindung und die Versionen der Carta Caritatis »).
Le deuxième axe du colloque envisageait le rôle d’Étienne Harding et de Bernard de Clairvaux dans la construction de l’ordre cistercien. Au cours de son intervention, Brian Patrick McGuire (Roskilde Universitet) a montré que, malgré l’envergure de saint Bernard, son empreinte ne peut pas être détectée dans la Charte de charité. Il s’est intéressé aux relations entre Bernard et Étienne, ce dernier ayant joué un rôle central pour établir la structure de l’ordre (« Abbot Stephen of Cîteaux and Abbot Bernard of Clairvaux : Bonds of Charity? »). Quant au père Alkuin Schachenmayr (abbaye de Heiligenkreuz), il a traité d’Étienne comme auteur présumé de la Carta Caritatis. Dans ce contexte, il s’est penché sur la perception de cet abbé – notamment sur sa vénération – au cours des âges (« Abbot Stephen as Purported Author of the Carta Caritatis »). L’intervention de Martha G. Newman (University of Texas) constituait un troisième axe du colloque en s’attachant à étudier la place de la Charte de charité dans les textes de la fin du 12e et du début du 13e siècle (« The Benedictine Rule and the Narrow Path: The Place of the Charter of Charity in the Exordium Magnum and other late twelfth-century Cistercian texts »). Elle a montré qu’aucun texte de cette période ne présente la Carta Caritatis comme le facteur caractéristique central du mode de vie cistercien : ils insistent plutôt sur des éléments spécifiques contenus dans la Charte, comme le Chapitre général et la visite de l’abbé-père dans la maison-fille. Un quatrième axe du colloque était consacré à l’application de la Charte de charité. Constance Berman (University of Iowa) s’est intéressée à la mise en pratique de ce texte (« The Charter of Charity in Practice »). Son intervention a montré que, dans les années 1170, la préservation de la paix et de la charité apparaissent comme un souci récurrent dans les chartes. Quant à Jörg Oberste (Universität Regensburg), il s’est interrogé sur ce qui a permis aux cisterciens de maintenir l’esprit de leur fondation (« Auf neuen Wegen Altes bewahren – Was leistete die zisterziensische Ordensverfassung des 12. und 13. Jahrhunderts ? »). Il a indiqué que la Charte de charité ne doit pas être comprise comme une constitution au sens d’un simple système juridique, mais qu’elle visait plutôt à protéger la Règle et la vie ascétique pratiquée à Cîteaux. La Charte de charité comme source d’inspiration dans d’autres ordres religieux était l’objet d’un cinquième axe du colloque. Dans ce cadre, Guido Cariboni (Università Cattolica, de Milan) a traité des chanoines réguliers en se concentrant en particulier sur le réseau canonique issu de Saint-Martin de Laon (« La Carta Caritatis quale documento per fondare un’abbazia »). Son intervention a montré que les documents provenant de Saint-Martin de Laon et de ses filiations présentent des éléments repris aux cisterciens ; dans certains cas, ils anticipent même l’expérience de Cîteaux telle qu’elle apparaît dans les premières versions de la Carta Caritatis.
Certaines parties du colloque touchaient des aspects davantage attachés à l’actualité. C’est ainsi qu’un sixième axe donnait une ouverture sur le management dans la société civile. Hubert de Boisredon, président-directeur général d’Armor, entreprise spécialiste des encres et consommables d’impression, a ainsi offert une relecture des principes de la Carta Caritatis sous l’angle entrepreneurial (« La Charte de charité, une source d’inspiration pour des sociétés d’un même groupe »). Enfin, un septième et dernier axe de ce colloque était consacré à la Charte de charité vécue aujourd’hui au sein de la famille cistercienne. Dans cette optique, une table ronde a réuni des représentants des communautés monastiques de la famille cistercienne : dom Vladimir Gaudrat (abbaye de Lérins, Ordre cistercien), dom Jean-Marc Chéné (abbaye Notre-Dame de Bellefontaine, Ordre cistercien de la stricte observance), Mère Mary Helen Jackson (monastère Notre-Dame de La Plaine, Cisterciennes Bernardines d’Esquermes). Le colloque s’est achevé par une intervention de père Gérard Joyau (abbaye Notre-Dame de Scourmont) : il s’est intéressé à la place de la règle de saint Benoît dans le processus d’unité des communautés cisterciennes (« La règle de saint Benoît, fondement de l’unité des abbayes cisterciennes selon la Charte de charité »). Il a pu noter combien la Charte de charité, document âgé de neuf siècles, est encore un texte pour la famille cistercienne aujourd’hui, avec des mécanismes institutionnels qui perdurent dans le respect de la tradition de chacune des composantes de la famille cistercienne.
[1] Avec l’aimable autorisation de la revue Collectanea Cisterciensia.
[2] Origines cisterciennes, Paris, Cerf, 2019.
12e rencontre de l'EMLA
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Nouvelles
Père Enrique Contreras, osb
Président de la congrégation du Cône Sud et de l’EMLA
Portail d’entrée à la 12e rencontre monastique
latino-américaine (EMLA)
Six ans après la dernière rencontre des monastères d’Amérique Latine (EMLA) tenue à Mexico, nous avons vécu une nouvelle réunion sur la vie monastique de notre continent. L’organisation en a été confiée à la Conférence des communautés monastiques du Cône Sud (SURCO), puisque ce service tourne entre les trois zones ou régions dans lesquelles l’Union monastique latino-américaine est divisée. Les deux autres sont l’ABECCA (Association bénédictine-cistercienne des Caraïbes et des Andes), qui comprend l’UBC (Union Bénédictine et Cistercienne du Mexique) et la CIMBRA (Conférence d’échange monastique du Brésil).

Rencontre Monastique
La coutume des « rencontres » est très ancienne dans le monachisme chrétien. Dès l’origine, nous trouvons des témoignages de cette pratique. Ainsi, dans le texte fondateur de notre vie monastique, la Vie de saint Antoine, écrite par Athanase d’Alexandrie au milieu du 4e siècle, nous lisons :
« En une certaine occasion, les moines prièrent Antoine de descendre leur rendre visite et de les observer, ainsi que les lieux (où ils vivaient) pendant quelque temps ; il se mit en route avec les moines qui étaient venus le chercher. Un chameau transportait du pain et de l’eau pour eux, parce que tout ce désert était très sec et qu’il n’y avait pas d’eau potable, sauf sur cette montagne isolée où ils l’avaient prise et où Antoine s’était livré à l’ascèse. Sur le chemin, l’eau s’épuisa. Il faisait très chaud et tout le monde était en danger. Ils visitèrent les environs sans trouver d’eau, ils ne pouvaient plus marcher ; ils se sont alors couchés par terre ; désespérés, ils ont laissé le chameau partir. Le vieil homme voyant que tout le monde était en danger, profondément affligé et gémissant, s’éloigna d’eux, s’agenouilla et tendit les mains pour prier. À ce moment même, le Seigneur fit jaillir de l’eau à l’endroit même où il priait. Alors tout le monde but et reprit des forces. Après avoir rempli les outres, ils cherchèrent le chameau et le trouvèrent. En effet, les cordes s’étaient emmêlées sur une pierre et le chameau ne pouvait avancer. Les moines le rattrapèrent, lui donnèrent à boire, et chargèrent sur lui les provisions d’eau. Ils purent alors poursuivre leur route sans danger.
Lorsqu’ils arrivèrent dans les monastères extérieurs, tout le monde, voyant Antoine comme un père, l’embrassa. Et lui, comme s’il avait apporté les provisions de la montagne, les nourrit de mots et leur distribua un bénéfice spirituel. Dans les montagnes (il y avait) vraiment de la joie, du zèle pour progresser et du réconfort par la confiance mutuelle (cf. Rm 1,12) ».
Le texte cité transmet certains enseignements importants. Surtout, le désir de partager l’expérience de la vie et les enseignements d’un grand saint.
Cependant, pour que ce désir puisse se concrétiser, il fallait faire un long voyage, non sans danger et sans de sérieuses difficultés. Une fois les obstacles surmontés, la réunion leur permit de profiter avec une grande joie d’un échange bienheureux.
EMLA
Au fil des ans, les rencontres latino-américaines ont confirmé maintes et maintes fois l’importance et le désir heureux de partager les peines et les joies de notre vocation commune entre les moniales et les moines. C’est l’objectif principal de notre structure de l’EMLA.
J’ajoute aussitôt que l’histoire de cette structure n’a pas toujours été facile, bien au contraire. Mais la nécessité de s’encourager mutuellement a toujours prévalu à travers un échange fructueux de nos expériences du charisme monastique.
La Vie de saint Antoine nous montre que les voyages, même si aujourd’hui ils ne comportent plus les mêmes risques qu’auparavant, ne doivent pas être pris à la légère : longues distances, longues heures de trajet en avion, en bus ou en voiture, longues files d’attente. Les dangers d’aujourd’hui parfois plus importants que ceux de nos prédécesseurs testent la patience monastique si souvent citée. Cependant, les difficultés sont toujours largement surmontées par les grands avantages dont nous bénéficions lors de nos rencontres. Nous pouvons les synthétiser avec les mots du psalmiste : « Quelle douceur, quel délice, de vivre ensemble et d’être unis » (Ps 132, 1).
Les fruits de l’EMLA
La vie de saint Antoine synthétise de manière admirable les fruits de la rencontre fraternelle. Tout d’abord, partagez l’alimentation des mots qui nous procurent un bénéfice spirituel de qualité. Ensuite, la joie et le désir ardent de progresser dans la vie spirituelle. Troisièmement, le réconfort qui découle de la confiance mutuelle.
Ainsi, dans nos rencontres, nous nous nourrissons du pain de la parole et du pain de l’Eucharistie. C’était précisément le thème central de la 12e réunion de l’EMLA : « Eucharistie et vie monastique ». Et par chance, cette rencontre a commencé le jour où l’on célébrait la mémoire de saint Jérôme, ce véritable amoureux de la parole de Dieu.
Nous partageons également la nourriture fournie par des conférences, des tables-rondes, des réunions de groupe, des assemblées plénières, des échanges personnels. Et tout cela avec la certitude absolue d’en bénéficier spirituellement.
Nous avons pu constater, pas seulement dans cette EMLA mais aussi dans les précédentes, la joie profonde qui découvre que nous ne sommes pas seuls sur le chemin de la suite du Christ. Nous voulons nous renouveler dans le désir sincère et ardent de progresser dans la vie selon l’Esprit.
Quelque chose de spécial
La Vie de saint Antoine nous a parlé de réconfort grâce à la confiance mutuelle. Dans notre 12e EMLA, cela s’est fondamentalement traduit en deux mots : simplicité et harmonie. En effet, une simplicité harmonieuse caractérisait tout ce qui a été vécu dans la vie quotidienne, dans les réunions et, de manière particulière, dans notre pèlerinage au sanctuaire de la Cura Brochero, tel un manteau invisible, sur les lieux de la maison pastorale et spirituelle que fonda et anima saint José Gabriel de Rosario Brochero et qui est toujours en activité.

Les comparaisons ne sont jamais appropriées. Je résiste donc à toute forme d’expression qui en résulterait : « C’était mieux que… ». Au contraire, après avoir participé à plusieurs EMLA, j’ai pu à nouveau remarquer comment le Saint-Esprit nous guidait à travers un chemin de progrès spirituel continu, malgré nos nombreuses limites humaines.
La 12e rencontre nous confirme la nécessité de voyager pour être ensemble, se rencontrer, participer, dialoguer. Pouvoir soutenir notre progrès spirituel avec joie, en bénéficiant des paroles qui nous renforcent et nous renouvellent, afin de suivre le Christ avec plus de dévouement.
Un désir et une inquiétude
Il me semble que notre douzième EMLA a suscité un désir presque spontané d’approfondir notre expérience de la lectio divina. Le sujet est apparu maintes fois, de façon sporadique, au hasard des rencontres, mais il mériterait un traitement plus large, plus approfondi qui ouvre la voie à un renouvellement de cette pratique essentielle de la vie monastique chrétienne.
Une préoccupation, peut-être trop personnelle, que je ressens dans chaque EMLA : Qu’en est-il de notre retour aux sources, aux enseignements des pères monastiques ? Il est vrai que les sollicitations de notre temps sont nombreuses ainsi que les défis auxquels nous devons faire face devant la réalité d’une époque complexe. Mais cela nous exempte-t-il de revoir attentivement les enseignements que nos pères nous ont légués dans la vie monastique ?
Dans tous les cas, l’EMLA confirme encore et encore, pour chacun, avec une urgence nouvelle et plus grande, le besoin de nous rencontrer pour continuer à grandir dans la confiance et la joie de savoir que Dieu le Père dans son Fils nous aime jusqu’à l’extrême (cf. Jn 13, 1) ; et cela nous soutient dans notre vocation monastique commune. Comme l’a enseigné la Vie de saint Antoine, en s’appuyant sur les enseignements de saint Paul : « Puissions-nous êtres encouragés ensemble… par la foi qui nous est commune, à vous et à moi (Rm 1, 12) ».
Voyage en Argentine (1)
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Nouvelles
Dom Jean-Pierre Longeat, osb
Président de l’AIM
Voyage en Argentine,
octobre 2019
Lundi 23 septembre
Destination Argentine pour le rassemblement de l’EMLA, réunion des supérieur(e)s des monastères de la famille bénédictine pour toute l’Amérique Latine.
L’Argentine compte une quinzaine de monastères de la famille bénédictine : trois sont nés à partir de l’abbaye de Santa Escolástica de Buenos Aires (Córdoba, San Luis, Rafaela) ; la communauté de Córdoba a elle-même fondé celle de Paraná ; parmi les monastères d’hommes, il y a celui de Luján et celui de Los Toldos ou encore celui de Niño Dios (qui a fondé une autre communauté en Argentine, El Siambón) ; deux monastères trappistes sont sur le territoire, un de moines (Azul) et un de moniales (Hinojo), deux communautés de Tutzing à Buenos Aires et Los Toldos et une communauté de bénédictines à Santiago del Estero. C’est une riche histoire qui a débuté dès la fin du 19e siècle. J’ai eu l’occasion durant ce voyage de visiter sept de ces communautés.
À l’aéroport de Buenos Aires, deux sœurs de Santa Escolástica sont là pour m’accueillir et nous partons pour leur monastère qui se trouve à une heure de voiture.
Après mon installation à l’hôtellerie, je demande à pouvoir célébrer la messe avant le déjeuner. Je le fais dans la crypte et, à ma grande surprise, un certain nombre de sœurs se trouvent là pour cette célébration improvisée. Je célèbre en français, mais la bibliothécaire a réuni des livres pour que les sœurs présentes puissent suivre et répondre dans cette langue.
Dans l’après-midi, je fais une promenade jusqu’à un bras de l’Océan qui n’est qu’à 15 minutes. Au retour, nous avons une rencontre avec la communauté. Nous nous retrouvons dans une vaste pièce, en cercle. Après avoir réécouté l’Évangile du jour, nous échangeons librement sur toutes sortes de questions touchant à nos vies. Ambiance chaleureuse qui donne bien le ton de ce séjour argentin.

Mardi 24 septembre
Je suis debout dès 4 heures du matin. Les Vigiles sont à 5 h 15, Laudes à 7 h 30 et la messe à 8 h 30. La matinée se passe en visite du monastère.
Nichée dans la banlieue de Buenos Aires, non loin des rives du fleuve de la Plata, cette communauté de moniales bénédictines souhaite être pour tous les habitants de la ville un phare par sa vie de prière et de contemplation, et par son travail.
Les chroniques racontent que, pendant de nombreuses années, le P. Andrés Azcárate, moine de Silos (Espagne) et prieur-fondateur de l’abbaye de San Benito à Buenos Aires, a souhaité fonder en Argentine un monastère de moniales... De nombreux jeunes argentins, attirés par la vie bénédictine ont encouragé le P. Andrés dans sa tentative. Le Père Prieur, connaissant bien les abbayes espagnoles et la ferveur de leur observance, envoya alors les premières candidates à Estella (Navarre), pour embrasser la vie monastique et se former là-bas. Mais la guerre civile en Espagne entrava ces projets. En 1937, le Père Prieur s’adressa à l’abbaye Santa Maria de São Paulo, au Brésil, dont l’abbesse et fondatrice est la Mère Gertrudis Cecilia da Silva Prado, pour relayer cette œuvre de formation. Cette abbaye de Santa Maria appartenait à la congrégation bénédictine brésilienne ; mais ses premières religieuses avaient été formées à l’abbaye Notre-Dame de la Consolation, à Stanbrook, en Angleterre, qui initia la fondation en 1911. L’abbaye Santa Maria suivit, à l’instar de Stanbrook, les coutumes de la vie bénédictine établie par dom Guéranger pour les religieuses de Sainte-Cécile de Solesmes.
À Santa Maria, le 15 octobre 1938, le P. Prieur demanda à la Mère Abbesse et à la communauté l’admission des premières filles argentines pour la fondation de Santa Escolástica. Mère Abbesse accepta la demande et ouvrit largement les portes de son abbaye aux sept candidates.
Le 8 décembre de la même année, solennité de l’Immaculée Conception, la première pierre de l’édifice fut posée. Alors que le monde se battait dans des guerres terribles, un nouveau monastère bénédictin est né en Argentine, conformément à la devise « PAX ». L’abbatiale sera placée sous la protection de la Reine de la paix.
Le 17 septembre 1940, la profession de la première novice a lieu à Santa Maria et le 21 novembre, celle des six autres Argentines. Entre-temps, le nombre d’Argentines rassemblées au noviciat de Santa Maria a augmenté, et toutes étaient très ferventes.
Aujourd’hui la communauté se compose d’une trentaine de moniales. Leurs activités consistent en un atelier d’ornements, un autre d’objets d’art, un atelier de reliure, une imprimerie de faire-part et de cartes postales, une chocolaterie et une hôtellerie.
La liturgie est à la fois en espagnol et en chant grégorien.
Les bâtiments du monastère sont spacieux ; le terrain s’étend sur trois hectares au milieu des habitations de la ville de Victoria.
L’après-midi, Mère Abbesse délègue deux sœurs pour m’accompagner sur les bords du fleuve Luján dans la ville de Tigre. Nous marchons un peu le long du fleuve et nous discutons beaucoup sur la situation du pays et de l’Église. La sécularisation est galopante, les bases de la foi sont remises en cause, alors que par ailleurs la dévotion populaire reste très vivante. En tout cas, la question de la transmission de la foi, en Argentine comme ailleurs dans le monde, est en train de connaître une phase particulièrement difficile. Cela touche bien évidemment l’avenir de la vie religieuse. La communauté de Santa Escolástica qui est pourtant bien vivante et dynamique n’a pas reçu de novices depuis huit ans.
Mercredi 25 septembre

Dans la matinée, nous nous rendons à l’ancienne abbaye de San Benito au centre de Buenos Aires. Comme je l’ai dit plus haut, cette fondation fut l’œuvre de l’abbaye de Silos en 1914. Elle a perduré à cet endroit jusqu’en 1973, date à laquelle les moines se sont transférés à Luján.
Nous sommes reçus par le père Pedro, moine de Luján, qui tient une permanence pour ce qui maintenant sert de pied-à-terre aux moines de son monastère. La communauté de Luján est toujours propriétaire des lieux et tentent de les mettre en location : plusieurs organismes se sont succédés depuis les années 70.
Ce qui frappe immédiatement, c’est la disproportion de cette construction qui se voulait à l’origine au service d’un très grand projet. En effet, le père Andrés, prieur et fondateur, a fait construire, par tranches, une abbaye qui pouvait loger une centaine de moines. Mais la fondation n’a jamais vraiment réussie. Aux heures de sa plus grande gloire, il a pu y avoir là jusqu’à une cinquantaine de moines mais qui venaient tous d’Espagne, essentiellement recrutés parmi les petits oblats de Silos. La visite des bâtiments, dépourvus de locataires depuis quelques mois, est éloquente. D’ailleurs, la construction n’a pu être achevée : le cloître présente deux côtés avec des arcades qui s’élèvent sur du vide, et de même les tours de l’église qui ne sont pas complètes. On imagine les efforts déployés pour arriver à soutenir ce projet gigantesque !
Nous nous rendons pour le déjeuner chez des sœurs bénédictines, installées tout près de là. Ce sont des sœurs de la congrégation bénédictine missionnaire de Tutzing. Elles sont cinq. Toutes pleines de vitalité, elles poursuivent plusieurs tâches comme l’animation d’une pension pour jeunes filles dont certaines issues de l’émigration, notamment du Venezuela ; l’accompagnement de jeunes en difficulté dans le quartier ; l’accueil d’hôtes dans leur hôtellerie, en plus bien sûr de la vie régulière. Comme souvent, chez les sœurs de Tutzing, la communauté est très internationale : la prieure est brésilienne, il y a deux argentines, une coréenne et une namibienne. L’atmosphère est très libre et détendue. Il y a deux communautés de Tutzing en Argentine.

En début d’après-midi, nous partons avec le P. Pedro vers le monastère de Luján où je vais rester toute la journée du jeudi. Mais auparavant, nous faisons un détour par la cathédrale de Buenos Aires pour prier en communion avec le pape François qui y fut longtemps archevêque. Nous traversons la ville de Buenos Aires qui compte 3 millions d’habitants, élargie à 14 millions pour l’agglomération.
Après une heure trente de voyage, nous arrivons au monastère de Luján où nous sommes accueillis par le Père Abbé Jorge, récemment béni (le 14 septembre 2019) après un temps comme prieur administrateur.
Après le dîner, je rencontre la communauté durant la « récréation ». Les moines sont au nombre d’une quinzaine avec plusieurs générations représentées. Les plus jeunes ont plus de 30 ans et les deux plus âgés ont 92 et 93 ans.

Jeudi 26 septembre
Après le petit-déjeuner, les Laudes et la messe, nous partons avec le Père Abbé visiter la basilique de Luján à quelques kilomètres du monastère.
La petite statue en terre cuite de 38 centimètres, connue aujourd’hui comme la Vierge de Luján, date de 1630. Un propriétaire terrien voulait faire construire dans son domaine une chapelle consacrée à la Vierge Marie. Il demanda à un ami qui vivait à Pernambuc, au Brésil, de lui envoyer une statue de la Vierge, et celui-ci lui en envoya deux : une de Notre-Dame de la compassion (la Consolata), et une autre de l’Immaculée Conception.
À l’époque, les chemins étaient en terre, et tandis que la charrette transportant les statues s’acheminait du port vers la campagne, au nord de la ville, la nuit tomba et la charrette dut s’arrêter sur les rives du fleuve Luján. Mais le lendemain, au moment de reprendre la route, les bœufs ne bougèrent pas. Les bouviers déchargèrent la caisse contenant l’une des statues, mais la charrette ne se déplaçait pas davantage. Ils la replacèrent alors sur la charrette et descendirent l’autre statue, et la charrette roula normalement. Ils constatèrent alors que ce qui l’empêchait d’avancer était la statue de l’Immaculée Conception. Ils en conclurent qu’il s’agissait d’un miracle : la Vierge voulait demeurer en ce lieu.
Témoin du miracle, le « negrito Manuel » était, dit-on, un homme chaleureux et simple à qui fut confiée la mission de veiller sur l’image parce que, comme avait dit son maître d’alors, « il n’avait personne d’autre à servir », sinon elle. Pendant quarante et un ans, la statuette resta dans un ermitage à 25 km de l’actuelle basilique. En 1671, elle fut transférée dans un oratoire, don de doña Ana de Matos, et au bout d’un certain temps commencèrent les travaux de construction du premier sanctuaire dont on a découvert les ruines. C’est dans cette chapelle qu’eurent lieu les premiers pèlerinages et les premiers miracles. Et le gardien de Notre-Dame, chargé de l’accueil des pèlerins, sera jusqu’à la fin de sa vie le « negrito Manuel », qui mourut en odeur de sainteté. Il fut enterré derrière la chapelle, qui a existé jusqu’en 1740.
À la fin du 19e siècle, après le couronnement pontifical de la petite statue et le premier pèlerinage officiel venu de Buenos Aires en remerciement pour les grâces accordées durant l’épidémie de fièvre jaune, on entreprit la construction de la monumentale basilique, aujourd’hui l’un des centres de pèlerinage les plus importants de l’Amérique latine. Cette construction a été bâtie à l’initiative d’un prêtre français, le père Salvaire.
Après la basilique, nous visitons la crypte où ont été réunies des reproductions de statues de la Vierge dans de nombreux pays du monde. Je suis impressionné par la variété de toutes ces statues. Je n’avais jamais mesuré à ce point combien l’appropriation de l’image de la Vierge permettait à chaque culture nationale ou régionale de s’identifier à celle qui fut la première disciple de Jésus, et qui devint ainsi la mère de tous ceux qui suivent son fils. C’est une façon de rendre la foi plus accessible.
Au retour, nous nous arrêtons dans une ancienne maison sur les terres du monastère (la propriété s’étend sur 300 hectares à l’image des grosses exploitations agricoles d’Argentine !). Ce bâtiment a été transformé en centre de formation agricole pour les jeunes filles de la région. Cette œuvre est sous la responsabilité d’une fondation dédiée à ce genre de projet. Il y a quarante élèves actuellement qui se répartissent en deux années de formation. Les professeurs et animateurs sont des personnes convaincues et très engagées. L’établissement est accompagné au plan spirituel par l’Opus Dei : une chapelle est en train d’être construite sur les lieux. Cependant le personnel s’engage à ne rien enseigner qui s’opposerait aux directives des pouvoirs publiques notamment en matière d’éthique familiale et sociale ou de bioéthique.
Dans l’après-midi le Père Abbé me fait visiter les activités économiques du monastère : le magasin situé à 1 km des bâtiments monastiques et tenu par une famille employée par les moines ; l’élevage de bovins (90 vaches laitières), également confié à des employés laïques ; la confiturerie où travaillent les moines mais également quelques laïcs. Je visite aussi les alentours : en particulier une ancienne filature montée par une famille venue de Belgique au siècle dernier. Le fondateur de cette entreprise avait une perspective sociale selon l’idéal de la doctrine sociale de l’Église. En plus de l’usine, il créa tout un ensemble d’activités pour aider la population à sortir de la pauvreté : groupe scolaire, activités de loisirs, piscine couverte… Ses enfants héritèrent de son œuvre mais ne purent la poursuivre et finalement firent faillite. L’école reste en place, mais les autres activités sont définitivement arrêtées. Le monastère contribua beaucoup à l’accompagnement des personnes qui se retrouvèrent au chômage lorsque l’usine ferma.
En fin d’après-midi, nous prenons un temps pour lire ensemble l’Évangile du jour et partager ce qu’il nous inspire. Pour cela nous nous posons près d’une rivière appartenant à l’ancienne filature où les gens du pays viennent volontiers se détendre.
Tout au long de la journée, le Père Abbé parle abondamment de la situation du pays. Celui-ci traverse une crise politique profonde. La pauvreté gagne du terrain. Le contexte politique est particulièrement tendu.
Beaucoup d’acteurs dans l’Église d’Argentine sont fortement engagés auprès des pauvres : les évêques interviennent souvent à ce sujet.
Le soir, nouvelle rencontre avec la communauté. Nous échangeons quelques cadeaux car demain ce sera le départ vers d’autres communautés en vue de la session de l’EMLA dans les jours qui suivront.
À suivre. (Cf. Bulletin 119 : https://www.aimintl.org/communication/report/119)